I B. Des films intronisés dans le panthéon cinématographique national

La chronologie joue un rôle non négligeable dans l’image que se font les critiques et historiens du cinéma mexicain des films du corpus. Au-delà de la difficulté à proposer une périodisation précise de l’âge d’or du cinéma mexicain, Paranaguá souligne la concordance observée entre la période de développement la plus intense du cinéma mexicain sur le mode industriel et celle où apparaissent les films étudiés :

‘L’univers romantique, suave et trouble du boléro aura une certaine équivalence sur les écrans. La musique, la plus haute création du génie latino-américain, trouve sa traduction en images. Si dans l’expression « âge d’or » appliquée à l’industrie du film mexicain il y a une indéniable nostalgie, son ressort secret peut être décelé dans un répertoire de mélodies et de paroles qui est resté longtemps dans les mémoires, d’autant plus qu’il avait des liens avec les autres pays des Caraïbes et d’Amérique centrale 583 .’

Si nous laissons à Paranaguá la responsabilité de considérer la musique comme la plus haute forme d’expression artistique latino-américaine, l’équivalence posée entre le moment de l’âge d’or du cinéma mexicain et la mise en images d’un univers particulier fait des films étudiés de dignes représentants de cette période faste de l’industrie cinématographique mexicaine. Cela apparaît d’autant plus clairement que Paranaguá considère les formes musicales inspirées des Caraïbes un élément essentiel dans l’esthétique de ces films :

‘Le mélodrame, la comédie picaresque, la comédie musicale, le drame urbain ou faubourien puisent leurs sources sous d’autres horizons, certes, mais possèdent au Mexique leurs caractéristiques propres. Aucune autre cinématographie latino-américaine n’a réussi à créer des mythologies aussi reconnaissables 584 .’

Si le mélodrame n’est pas l’unique représentant de l’âge d’or du cinéma mexicain, il figure néanmoins en bonne place parmi les genres emblématiques de cette époque. D’ailleurs, Paranaguá illustre son propos par l’exemple des films de cabaret, ce qui tend à prouver qu’ils jouent un rôle important dans l’image dominante de cet ‘«’ ‘ âge d’or ’». Il n’est pas question pour la plupart des historiens et critiques de cinéma mexicains de proclamer sans réserves leur enthousiasme pour de tels films : l’influence des orientations critiques apparues dans les années 1950 et 1960 les pousse au contraire à une certaine circonspection dans leurs jugements. Malgré tout, certains échappent à la critique en règle du cinéma de genre jugé ‘«’ ‘ conventionnel ’», et ont droit à un traitement de faveur, même de la part d’historiens pourtant réticents à considérer le cinéma commercial mexicain d’un bon œil.

La façon de rendre compte du film Aventurera est sur ce plan significative. Nombre d’historiens en font un moment clé dans l’histoire du cinéma national et de la catégorie des ‘«’ ‘ films de cabaret ’», dont il apparaît comme un représentant digne d’éloges. C’est ce que montre la façon dont il est traité par Eduardo de la Vega dans son ouvrage consacré à Alberto Gout. De son côté, Jorge Ayala Blanco, qui a participé à la création de Nuevo Cine et peut en ce sens être considéré comme un représentant emblématique de la nouvelle critique mexicaine, valorise également ce film dans l’analyse proposée de la figure de la prostituée dans le cinéma mexicain classique. La première ligne qu’il lui consacre est pleine d’ironie mordante : ‘«’ ‘ Destapemos la cloaca del cine mexicano’ 585 . » La remarque est à double sens, puisque l’allusion au ‘«’ ‘ cloaque ’» fait bien entendu référence à l’univers dont ce chapitre analyse les manifestations à l’écran, celui des bas-fonds et de la prostitution. Toutefois, la proximité syntaxique établie dans cette phrase entre le ‘«’ ‘ cloaque ’» et le ‘«’ ‘ cinéma mexicain ’» peut également laisser penser que ce chapitre va en fait traiter des bas-fonds du cinéma mexicain lui-même. D’ailleurs, cette phrase introductive est suivie de la remarque suivante : ‘«’ ‘ La cinematografía sonora nacional comienza relatando la biografía de una prostituta y desde entonces no ha podido liberarse de la tutela de ese personaje. ’» Cela montre que la présence du personnage de la prostituée dans le cinéma mexicain agit comme une véritable pesanteur sur celui-ci, un carcan dont il est incapable de se débarrasser.

Dans son analyse chronologique de l’évolution de ce personnage, Ayala Blanco est amené à écrire : ‘«’ ‘ El papel del cabaret se está haciendo cada vez más importante, imprescindible para cualquier dramón que se respete’ 586 . » Tout un ensemble de films est rangé sous la catégorie de ‘«’ ‘ dramón ’», particulièrement méprisante, également présente chez Alfredo Guevara lorsqu’il tentait de balayer d’un revers de plume l’existence du vieux cinéma cubain… Ce point de vue est d’ailleurs clairement formulé un peu plus loin : ‘«’ ‘ es deprimente observar que las obras estéticamente valiosas que alimentan el género son muy pocas. La explicación es sencilla. Se ha conseguido jugar con fuego sin quemarse. El verdadero problema de la prostitución nunca se trata’ 587 . » Cette analyse dévoile les critères de jugement adoptés par Ayala Blanco : si les films de prostituées sont considérés comme mauvais, c’est parce qu’ils camouflent la réalité sociale de la prostitution. Cela revient à dire que le cinéma a un devoir de ‘«’ ‘ vérité sociale ’» par rapport aux sujets qu’il traite. En ce sens, le point de vue de l’historien est conforme à celui de la nouvelle critique, et en particulier du groupe qui a animé les réflexions de la revue Nuevo Cine.

Lorsqu’il évoque les rumberas, l’une d’entre elles retient tout particulièrement son attention. Il s’agit de Ninón Sevilla, dont le mérite est visiblement, aux yeux de l’historien, d’avoir joué dans le film Aventurera, qui fait l’objet d’un commentaire de plusieurs pages. L’intérêt porté à ce film illustre parfaitement la démarche d’Ayala Blanco, également à l’œuvre dans son chapitre consacré à la famille : abordant des genres actualisés dans des films peu prestigieux, il préfère consacrer la majeure partie de ses commentaires à une œuvre considérée comme de meilleure qualité, même si celle-ci représente un cas particulier au sein du corpus considéré. En ce qui concerne le mode de représentation des relations sociales, c’est bien le cas d’Aventurera, qui met en scène les mêmes personnages que d’autres films du corpus, mais d’une façon originale.

Il n’est sans doute pas fortuit qu’Ayala Blanco cite les commentaires consacrées à Ninón Sevilla dans Les Cahiers du cinéma 588   : cela lui confère un certain prestige, alors que l’ensemble de la production mettant en scène des rumberas, numériquement importante parmi les films de prostituées, n’est pratiquement pas traité. Finalement, l’auteur fait lui-même remarquer qu’il s’intéresse avant tout à la façon dont Aventurera pervertit les normes génériques en vigueur. Cela permet de justifier l’importance qu’il lui a accordée :

‘Si hemos deglosado tan minuciosamente la trama, ello se debe al placer de poner en evidencia la forma en que, una a una, las convenciones del género cobran un nuevo sentido, se trastocan a fuerza de retorcimiento, alcanzan sus últimas consecuencias y se vuelven en contra del propio sistema que las produjo 589 .’

Une des limites de l’entreprise d’Ayala Blanco, prétendant étudier des genres sans en proposer de définitions fonctionnelles, s’exprime dans l’extrait cité : il a beau jeu de montrer qu’Aventurera détruit les conventions du mélodrame, alors qu’il n’a consacré que quelques lignes aux films de rumberas. Cette attitude semble attester un certain préjugé du critique, en adéquation avec la ligne de l’époque : privilégier les films porteurs d’une certaine originalité, au détriment des autres œuvres représentatives du genre, sans pour autant s’occuper de définir ce qui préside justement à la mise en place des logiques génériques.

Notes
583.

Paulo Antonio Paranaguá, « Dix raisons pour aimer ou détester le cinéma mexicain et pour exclure toute indifférence », Le Cinéma mexicain, p. 13-14.

584.

Ibid., p. 14.

585.

Jorge Ayala Blanco, « La prostituta », p. 128.

586.

Ibid., p. 134.

587.

Ibid., p. 141-142.

588.

Jacques Audiberti la met sur le même plan que Greta Garbo ou Marlène Dietrich : « Que d’une aventure à l’autre […] elle offre la même violente beauté […], nous pourrions l’en blâmer si la perfection même de cette invulnérabilité, fût-elle due à l’optique commerciale, ne la transportait dans le gynécée où le cinéma, religieux instrument, proclame, somme toute, surhumaine la femme, Greta, Marlène, Ninón. », « Greta, Marlène, Ninón », Cahiers du cinéma, Paris, Noël 1953, n°30, p. 10. Quant à Robert Lachenay, alias François Truffaut, il s’émerveille : « Regard enflammé, bouche d’incendie, tout se hausse chez Ninón (le front, les cils, le nez, la lèvre supérieure, la gorge, le ton quand elle se fâche), les perspectives fuient par la verticale comme autant de flèches décochées, défis obliques à la morale bourgeoise, chrétienne, et les autres. » « Notes sur d’autres films. Sensualidad », Cahiers du cinéma, Paris, février 1954, n°32, p. 51.

589.

Ibid., p. 149-150.