Quelles que soient les réserves que l’on peut émettre quant à la façon dont les historiens et critiques abordent le cinéma national, on constate qu’au Mexique, les films du corpus sont traités dans une perspective attestant l’intérêt qu’ils suscitent chez leurs exégètes. Ceux-ci ne sont pas seulement critiques de cinéma, mais aussi enseignants et chercheurs, ce qui montre que le cinéma étudié est considéré comme un objet d’étude et d’analyse digne de ce nom. Le Centro de Investigaciones y Estudios Cinematográficos (CIEC) de Guadalajara se caractérise par une grande prolixité de ses publications, puisqu’il est le promoteur de plusieurs collections relativement complètes comme Cineastas de México, dont un ouvrage a directement intéressé notre recherche : il s’agit d’un volume sur Juan Orol, rédigé par Eduardo de la Vega. Dans son introduction, l’auteur précise que son intérêt pour Orol est issu de son travail d’historien du cinéma. Rappelant une critique rédigée en 1979 sur le dernier film du cinéaste, il avoue :
‘[…] cuando la cinta se estrenó quise ser ‘implacable’. Hoy no me queda sino admitir que aquel comentario fue escrito de manera superficial y en un tono más bien frívolo […]. Si en aquel entonces me hubieran propuesto un libro (¡!) acerca del cine de Juan Orol, lo más probable es que hubiera desdeñado la oferta, argumentando la pésima factura de sus películas o su manifiesta mediocridad como realizador.La démarche de l’historien, saisie dans son évolution, est conforme à celle de l’historiographie du cinéma mexicain dans son ensemble : si certains cinéastes sont méprisables en termes de qualité cinématographique, on ne peut pas refuser de les étudier, car ils font partie malgré tout de l’histoire du cinéma national. Au Mexique, la discipline se constitue à partir de la volonté de sauvegarder un patrimoine, et non en fonction de considérations esthétiques ou idéologiques comme c’est le cas à Cuba.
L’ouvrage est préfacé de la plume d’Emilio García Riera, que l’on ne peut pas soupçonner d’estimer Orol en termes esthétiques. Il s’attache à mettre en valeur la méthode ayant présidé à la rédaction de l’ouvrage, soulignant au passage que la démarche est sans doute plus importante dans ce cas que l’objet d’étude lui-même. Il décrit ainsi cette méthode :
‘[…] consiste en un acopio y una ordenación de documentos que aspiran a dar una visión global del tema examinado y que relegan a un segundo plano algo tan aleatorio y cambiante como la opinión personal […]. El autor no sólo se ha documentado con las películas y las fuentes escritas; las entrevistas por él mismo hechas le han permitido además aclarar puntos oscuros y redondear la visión de Orol como persona y como cineasta. Con todo lo anotado y transcrito, el lector estará pues en posibilidad de fundamentar su opinión, si es que le urge tenerla 591 .’Malgré la caution méthodologique exposée, la dernière phrase dévalorise brutalement toute l’entreprise, au nom justement de la qualité artistique de l’objet de ce travail, dont García Riera avait pris la précaution de préciser qu’elle n’entrait pas en ligne de compte… Si, comme le souligne Paulo Antonio Paranaguá, le ‘«’ ‘ maître ’» García Riera s’est adjugé les cinéastes les plus prestigieux, ne laissant à son ‘«’ ‘ disciple ’» de la Vega que les ‘«’ ‘ faiseurs de navets’ 592 », il n’empêche que le travail entrepris mérite d’être mentionné tant par son caractère ambitieux que parce qu’il ne s’est pas cantonné aux cinéastes les plus prestigieux : le fait qu’un ouvrage entier soit consacré à Juan Orol, et un autre à Alberto Gout, montre que l’œuvre de ces cinéastes est considérée comme faisant partie du patrimoine cinématographique national, et mérite à ce titre d’être prise en compte.
Dans la lignée de ces travaux visant à préserver l’histoire cinématographique mexicaine, l’ouvrage Carteles de la época de oro del cine mexicano 593 peut être considéré comme une bonne source documentaire sur le cinéma mexicain. Il ne reproduit, comme son titre l’indique, que des affiches de l’âge d’or, dont la source est un collectionneur privé vivant aux États-Unis, Rogelio Agrasánchez. Le livre répond à une double mission, replaçant le cinéma de l’âge d’or au Mexique au cœur d’un patrimoine culturel national menacé de disparition :
‘Ante la desafortunada pérdida de tantos carteles y la azarosa sobrevivencia de los que quedan, la función principal de este libro es la de preservar; mantener la memoria de los carteles cinematográficos, un elemento central, aunque menospreciado, del rico pasado artístico de México […]. Sólo cuando apreciemos el cartel como una forma de arte popular comenzaremos a descubrir su participación en la formación de una identidad nacional 594 .’La fin de l’extrait cité montre le décalage existant entre le Mexique et Cuba dans leur façon d’aborder l’histoire du cinéma national. Les Mexicains peuvent revendiquer le cinéma de l’époque classique comme un élément dans l’élaboration de l’‘»’ ‘ identité nationale ’», tandis que les Cubains rejettent toutes les productions antérieures à la révolution comme diffusant une image mensongère de cette ‘«’ ‘ réalité ’». La perspective est donc bien très contrastée selon le pays envisagé.
Les différentes affiches proposées sont regroupées en fonction des genres à l’honneur dans le cinéma mexicain classique : ‘«’ ‘ Comedia ’», ‘«’ ‘ Cabareteras ’», ‘«’ ‘ Charros y folclor ’», ‘«’ ‘ Drama social ’», ‘«’ ‘ Historia y religión ’», ‘«’ ‘ Misterio y aventura ’» et ‘«’ ‘ Melodrama ’». Nous trouvons reproduites dans la deuxième catégorie les affiches de films du corpus : Coqueta, La Mesera del café del puerto, Sensualidad, Piel canela, Hipócrita. Le fait que ces films forment une catégorie générique à part entière dans cet ouvrage montre l’importance qui leur est accordée au sein du cinéma mexicain classique.
De son côté, l’ouvrage Las Reinas del trópico, de Fernando Muñoz Castillo, est entièrement consacré aux rumberas, et en propose à la fois des photographies et des interviews. Les commentaires formulés par l’auteur montrent la fascination exercée par ces personnages sur leur public, liée en particulier à l’image de sensualité féminine qu’elles offraient. La publication récente d’un ouvrage intégralement consacré aux danseuses de rumba peuplant les films suggère que les Mexicains les considèrent comme des figures emblématiques du cinéma mexicain. Cette idée est confirmée par la parution en novembre 1999, d’un numéro spécial de la revue Somos intitulée ‘«’ ‘ Las rumberas del cine mexicano ’». Il s’agit d’une publication de grande diffusion, abordant les personnalités les plus significatives de la culture populaire mexicaine, en particulier ses vedettes de cinéma 595 . Sa parution souligne que l’évocation du vieux cinéma mexicain est encore populaire, et pose au passage le problème de la nostalgie, mentionné par Julia Tuñón :
‘Su simple mención nos remite a películas en blanco y negro que cuentan historias dramáticas, divertidas, conmovedoras, en las que vemos a figuras entrañables encarnadas en astros y estrellas casi míticas […]. La edad de oro del cine mexicano remite a una leyenda que se construye como sus películas, tomando sólo el brillo de sus momentos clave, a los cuales parece llegarse sin esfuerzo 596 .’Cet extrait montre comment l’idée même d’»‘ âge d’or ’» participe à la construction d’une certaine image de la vie cinématographique et culturelle au sens large au Mexique. La façon dont elle est présentée par Julia Tuñón montre qu’elle est auréolée d’un grand prestige auprès du public mexicain, quitte à ce que celui-ci ait une vision erronée de cette période : l’auteur prend grand soin, dans les paragraphes suivants, de montrer à quel point l’idée qu’il s’agit d’une période où tout était ‘«’ ‘ plus facile ’» manque de fondement, tant en ce qui concerne l’activité cinématographique que la vie quotidienne des Mexicains en général. En tout cas, l’analyse proposée souligne que la vision dominante de cette période du cinéma national est plutôt favorable, parce que le cinéma était à l’époque prestigieux et vigoureux en tant qu’industrie. En ce sens, la prise en charge des films par les Mexicains se situe aux antipodes de la conception qu’en ont les Cubains, comme nous allons à présent le montrer.
Eduardo de la Vega, Juan Orol, p. 11.
Emilio García Riera, « Prólogo », Eduardo de la Vega, Juan Orol, p. 9.
Paulo Antonio Paranaguá, op. cit., p. 96.
Charles Ramírez Berg (intr.), Carteles de la época de oro del cine mexicano.
Charles Ramírez Berg, Carteles de la época de oro del cine mexicano, Guadalajara, universidad de Guadalajara/IMCINE, 1997, p. 10.
À titre d’exemple nous pouvons mentionner les numéros suivants : « La novia de América, Libertad Lamarque », en décembre 1999 ; « El mito más bello del cine : María Félix », en janvier 2000, etc.
Julia Tuñón, « Por su brillo se reconocerá: la edad dorada del cine mexicano », p. 9.