II. À Cuba: un infléchissement tardif dans l’appréciation des films

II A. Un corpus rejeté hors de la production nationale prestigieuse

Dans le cas cubain, l’influence du nouveau contexte politique marque profondément les entreprises historiques sur le cinéma. Cine Cubano affirme sans ambages dès son premier numéro que le cinéma cubain doit être créé à partir de rien, ce qui revient à nier toute la production antérieure. Ce phénomène est d’autant plus important que toutes les revues où pouvaient s’exprimer les critiques de cinéma à Cuba disparaissent, progressivement mais très rapidement, au début des années 1960 597 . La mainmise de l’ICAIC sur l’histoire et la critique de cinéma a été mise en évidence par Paulo Antonio Paranaguá dans le chapitre de son ouvrage intitulé ‘«’ ‘ L’histoire sous la table rase’ 598  ». Le titre choisi pour ce chapitre en dit suffisamment long sur la démarche adoptée par les courants dominants de l’historiographie du cinéma cubain. Paranaguá écrit :

‘Désormais, pendant une bonne vingtaine d’années, les publications de l’ICAIC ne reconnaissent qu’un seul cinéma cubain, celui produit par l’ICAIC lui-même. Tout ce qui précède 1959 relève de la ‘préhistoire’.
La table rase est érigée en dogme à tel point que Cuba ne célèbre point le centenaire du cinéma comme les autres pays, mais les 40 ans du cinéma cubain, c’est-à-dire les 40 ans depuis la création de l’ICAIC 599 .’

Ces remarques de Paranaguá semblent particulièrement justifiées, d’autant qu’elles nous rappellent un souvenir personnel permettant de leur donner toute leur portée. Durant nos recherches dans le cadre de notre DEA portant sur le mélodrame cubain et mexicano-cubain à travers un corpus réduit de films, nous avions déjà eu l’occasion de réfléchir sur le contenu et la portée des textes fondateurs de l’ICAIC et de Cine Cubano. Or, il nous avait semblé à l’époque que l’expression employée par Alfredo Guevara, consistant à affirmer que l’heure était venue de ‘«’ ‘ créer à partir de zéro ’» le cinéma cubain, était en réalité métaphorique, et en tout cas à ne pas prendre au pied de la lettre. Quelques mois plus tard, au cours d’une rencontre internationale sur le cinéma cubain au Luxembourg, nous avons pu discuter de ce sujet avec le réalisateur cubain Julio García Espinosa, qui faisait lui-même partie de la jeune équipe à l’origine de la création de la revue. Lorsque nous l’avons interrogé sur le sens qu’il fallait donner aux termes employés par Guevara en 1960, García Espinosa nous a expliqué que, contrairement à ce que nous avions pensé jusque-là, il fallait justement les prendre au pied de la lettre.

Au moment de jeter les bases du nouveau cinéma cubain, les jeunes critiques et cinéastes considéraient véritablement que rien n’avait existé avant eux, alors même que certains, dont García Espinosa et Gutiérrez Alea pour ne citer qu’eux, avaient eu l’occasion de faire du cinéma à Cuba avant 1959. Le film emblématique de leur production, tourné en 1955 et diffusé clandestinement, est El Mégano, dont nous avons eu l’occasion d’aborder ailleurs toute l’originalité dans le contexte cinématographique de l’époque 600 .

Si la critique et l’historiographie cubaine mettent volontiers l’accent sur ce film, pour montrer à quel point il contraste, tant sur le plan esthétique qu’éthique, avec le reste de la production des années 1950 – un peu comme Ayala Blanco préférait mettre l’accent sur les ‘«’ ‘ bons ’» films, en faisant l’économie d’une analyse plus approfondie des mécanismes génériques – elles oublient en général qu’un metteur en scène comme García Espinosa, auréolé de prestige car il a participé à ce projet considéré comme subversif, possède à son palmarès cinématographique des expériences moins glorieuses. Il a en effet été l’assistant de Juan Orol sur le tournage de son dernier film cubain, Thaimí, la hija del pescador… Cet aspect de sa carrière n’a visiblement pas retenu l’attention, ce qui confirme la volonté de faire ‘«’ ‘ table rase ’» du passé à laquelle Paulo Antonio Paranaguá faisait allusion. Nous assistons en fait à une forme de réécriture de tout un passé cinématographique à Cuba, consistant à ne mettre en avant que ce qui a été produit depuis la révolution.

Notes
597.

Paranaguá en cite les principaux exemples : « la 20e édition de l’Anuario cinematográfico y teleradial cubano sera la dernière (1960), la revue catholique Cine-Guía (créée en 1953) disparaît en 1961 en même temps que son annuaire Guía cinematográfica, le journal Cinema édité depuis trente ans cesse de paraître également en 1965 […]. Fin 1960, la direction de l’ICAIC interdit un court métrage plus ou moins inspiré du free cinema anglo-saxon […], P.M. […]. Le coup de semonce débouche sur des rencontres à huis clos avec Fidel Castro, dont les Paroles aux intellectuels résument la position officielle : ‘Dans la Révolution, tout ; contre la Révolution, rien’. Dans la foulée disparaît aussi le supplément culturel Lunes de quotidien Revolución (1961) », Le Cinéma en Amérique latine, p. 36-37.

598.

Ibid., p. 36-42.

599.

Ibid., p. 38-39.

600.

Julie Amiot, « Alea et le cinéma prérévolutionnaire, El Mégano (1955) », Tomás Gutiérrez Alea et le cinéma cubain : une esthétique dans/de la révolution, p. 95-115.