II B. Changement de perspective autour de Cine Cubano

Malgré tout, un changement de tonalité dans le mode de prise en charge du cinéma prérévolutionnaire finit également par se faire sentir dans les colonnes de Cine Cubano. Cela peut être constaté dans un article publié en 1983, concernant les trente premières années du cinéma latino-américain en général, cherchant à étudier en détail la production cubaine d’avant 1959. Le paragraphe introductif de cet article montre que le ton a changé face à ces productions : ‘«’ ‘ ¿Ha podido ser ’ ‘olvidado ’ ‘algo que no ha podido ser conocido del todo? ¿Se trata entonces de un cine olvidado o de un cine ignorado? ¿O acaso de un cine que nos fue ’ ‘negado’ 601 ? » La tournure passive suggère que ce cinéma aurait été confisqué aux latino-américains par d’autres, ce qui enlève de fait aux autorité cinématographiques cubaines toute responsabilité dans l’omission du vieux cinéma. D’ailleurs, au cours de l’article, alors qu’il résume à grands traits l’histoire du cinéma cubain prérévolutionnaire, García Mesa s’attache à en souligner la mauvaise qualité, et surtout à le confronter au cinéma produit par l’ICAIC pour mieux faire ressortir le dynamisme de l’Institut. Cela lui permet au passage de justifier la fameuse expression d’Alfredo Guevara : ‘«’ ‘ Difícilmente los cubanos podemos encontrar relación de continuidad alguna entre esa producción del viejo cine hecho en Cuba con la nueva producción iniciada en 1959. Es por eso que decimos que nuestro cine partió de cero’ 602 . »

La véritable nouveauté dans cet article réside dans le fait qu’il déplore le manque de conservation des films anciens :

‘Comprensiblemente, como apuntábamos antes, largas generaciones de cubanos no pudieron tener acceso a esos filmes, por lo que mucho menos han podido olvidarlos, sencillamente porque no existían, porque les fueron negados por la indiferencia y los aviesos intereses oficiales 603 .’

L’allusion au manque d’intérêt des instances officielles pour le vieux cinéma est d’autant plus intéressante qu’elle apparaît sous la plume d’un critique écrivant dans les colonnes de Cine Cubano, et justifie en quelque sorte l’oubli officiel dans lequel de tels films ont été plongés au nom de leur piètre qualité artistique. Toutefois, l’ensemble du texte plaide pour un meilleur archivage des films :

‘[…] es de lamentar y constituye una injusticia que a tantas de las últimas generaciones les haya sido negado el derecho de siquiera conocerlas así fuese para refutarlas […].
El cine negado de América latina es también ese que, día a día, se nos ha estado negado a nosotros mismos y al mundo. Nuestro primer deber consiste en conocerlo, recuperarlo y promoverlo 604 .’

Ainsi, malgré ses limites, ce texte atteste un changement de comportement de la critique et surtout de l’historiographie officielle cubaine à l’égard du cinéma prérévolutionnaire. À partir de là, des études vont voir le jour, de plus en plus nombreuses, prenant en charge les films du corpus non plus seulement pour les condamner mais pour en rendre compte de façon moins orientée et plus approfondie. La récupération de tout un passé cinématographique est désormais à l’ordre du jour, et elle se fait par l’intermédiaire de ceux-là même qui avaient contribué à le nier.

Ainsi, le Festival internacional del nuevo cine latinoamericano a proposé, au cours de sa onzième édition, un séminaire autour du thème ‘«’ ‘ Cine latinoamericano, años 30-40-50 ’» 605 . L’existence même d’un tel séminaire au sein du Festival du nouveau cinéma de La Havane a de quoi surprendre, puisque justement ce festival a été créé pour promouvoir le cinéma émergeant à échelle continentale à partir des années 1960, et non pour se pencher sur ce qui a été globalement et négligemment considéré jusque là comme le ‘«’ ‘ vieux ’» cinéma 606 . La perspective de ce festival dès sa création consiste à affirmer son intérêt pour le ‘«’ ‘ nouveau cinéma latino-américain ’», et se situe dans la lignée historiographique de l’ICAIC et de Cine Cubano qui, en 1979, ne commémorent pas les 80 ans du cinéma cubain mais bien ses 20 ans… Dans un tel contexte, l’apparition d’une table ronde consacrée au ‘«’ ‘ vieux ’» cinéma, dont l’existence était auparavant carrément niée, attire notre attention, car elle atteste une modification du point de vue des tenants du ‘«’ ‘ nouveau cinéma ’», qui passent de l’omission pure et simple de ce cinéma à une volonté de le prendre en compte. La présentation du séminaire est d’ailleurs assurée par Sivia Oroz, qui s’est illustrée dans le domaine de la critique et de l’histoire du cinéma latino-américain par ses travaux sur le mélodrame.

Dans son texte introductif, Julio García Espinosa propose une mise au point historique, et amorce un changement perceptible dans la façon de considérer le vieux cinéma :

‘En alguna medida pensamos que el Nuevo Cine Latinoamericano surgió negando el cine inicial […].
El hecho es: para que esas rupturas tengan un grado de legitimidad, es necesario saber con qué se quiere romper. Y, por tanto, se debe conocer a fondo (y no simplificándolo), aquello frente a lo cual nos situamos en una actitud contestataria. En parte, ésta es una de las finalidades de este seminario 607 .’

García Espinosa ne prétend bien entendu pas se livrer à une réhabilitation pure et simple de ce cinéma, mais le projet assigné au séminaire montre que l’attitude des critiques doit changer, y compris par rapport aux objets qu’elle ne tient pas en haute estime. Le vieux cinéma doit être étudié de façon approfondie, même par ceux qui entendent exprimer un désaccord par rapport à lui. Il s’agit donc d’un important infléchissement par rapport à l’attitude initiale des critiques et historiens cubains, qui se contentaient le plus souvent de condamner le vieux cinéma de façon lapidaire.

En observant les titres des articles contenus dans ce séminaire, nous pouvons remarquer que nombre d’entre eux mettent en avant des préoccupation thématiques ou structurelles au cœur de nos analyses. Reynaldo González se penche sur les relations entre mélodrame et sentiments, dans son article ‘«’ ‘ Lágrimas de celuloide ’». Sa conclusion confirme ce que Silvia Oroz a fait remarquer : la séduction opérée par un genre méprisé de la critique, alors que des films plus exigeants – entendre le nouveau cinéma latino-américain – n’attirent pas forcément les foules dans les salles. Ainsi, il suggère de revoir ces vieux films, pour en tirer des leçons :

‘El melodrama, capaz de arrastrarlo todo en su alud de lágrimas y desconsuelo, tuvo su expresión. Nuestros objetivos no siempre la hallan, y algunas soluciones parecen tartamudeos, torpezas. La nueva lectura de esos filmes, y discriminar allí lo que es recurrencia y hallazgo, merece que le dediquemos un poco de tiempo. Esas lágrimas de celuloide es posible y escondan, también, su lección, su moraleja 608 .’

Le revirement est complet, puisque le vieux cinéma doit cesser d’être un objet d’étude critique et historique, pour venir proposer des modèles d’efficacité cinématographique aux praticiens du nouveau cinéma. Il s’agit d’un point de vue original, acceptant et assumant la part de fascination que comportent les mélodrames, et qui n’aurait sans doute pas pu être exprimé de façon aussi directe quelques années auparavant.

Pour Ambrosio Fornet, à qui revient la conclusion de ce séminaire, celui-ci a une valeur inaugurale dans le renouveau des études cinématographiques sur le continent latino-américain : le vieux cinéma doit être étudié de façon approfondie, car il est une source importante d’information sur l’histoire culturelle de la région :

‘De esta excelente información, personalmente me parece que se desprende la necesidad futura de un estudio global […], un estudio sincrónico del viejo cine […]; eso por una parte, y por la otra, tal vez sea posible, a partir de lo ya alcanzado aquí, hacer estudios comparativos, los cuales nos permitan saber qué había en esos cines nacionales de diferente y semejante 609 .’

Finalement, Ambrosio Fornet, rappelant une conversation avec le critique cubain Walfredo Piñera, souligne que l’attitude des jeunes critiques était en fait davantage une posture intellectuelle que le reflet authentique de leurs goûts personnels. En effet, tout comme Julio García Espinosa nous l’avait confié, Walfredo Piñera a fini par ‘«’ ‘ avouer ’» lui aussi son inclination personnelle envers les cinémas de quartier. Selon Ambrosio Fornet, il est temps désormais d’affirmer haut et fort toute la validité du vieux cinéma en tant que source de plaisir pour son public, qu’il soit populaire ou spécialiste des questions cinématographiques : ‘«’ ‘ Nosotros no debiéramos, realmente, mantener ni una pizca de esa afición vergonzante, sino hablar de que ésa es una manera nuestra tan legítima y auténtica como cualquiera otra de expresarse’ 610 . »

Ainsi, de l’aveu même de ceux qui ont promu le nouveau cinéma aux dépends de l’ancien, une page de l’historiographie cinématographique est en train de se tourner, permettant de prendre en compte le cinéma prérévolutionnaire à Cuba dans une perspective renouvelée. C’est ce qui se produit dans les ouvrages les plus récents, où le vieux cinéma cubain figure en bonne place.

Notes
601.

Héctor García Mesa, « El Cine negado de América latina », Cine Cubano, n°104, 1983, p. 89.

602.

Ibid., p. 93.

603.

Ibid., p. 94.

604.

Ibid., p. 95-96.

605.

Cuadernos de cine, Mexico, UNAM, 1990, n°35, « Cine latinoamericano, años 30-40-50 », 197 p.

606.

Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les paroles inaugurales d’Alfredo Guevara lors de l’ouverture du premier festival de La Havane, en 1979 : « La cinematografía cubana que cumplió sus veinte primeros años el 24 de marzo, cierra los festejos de este aniversario recibiendo a sus hermanos de América latina y el Caribe con motivo del Festival. Y lo hace para conmemorar también, y sobre todo, los primeros veinte años del Nuevo Cine Latinoamericano. El nacimiento del Cinema Novo en Brasil; y más tarde de cinematografías progresistas y renovadas en unos países, revolucionarias y combatientes en otros, patrióticas y antimperialistas siempre, recorre infatigable el curso de estos años. » Alfredo Guevara, « Discurso inaugural », Cine Cubano, 1980, n°97, p. 2.

607.

« Cine latinoamericano, años 30-40-50 », p. 16.

608.

Ibid., p. 148.

609.

Ibid., p. 192.

610.

Ibid., p. 196.