II C. Cinéma prérévolutionnaire et histoire récente du cinéma cubain : un patrimoine récupéré

Paru en 1996 à La Havane, le livre de María Eulalia Douglas 611 propose un panorama historique du cinéma cubain ne s’arrêtant plus à la seule histoire de la production de l’ICAIC. C’est ce qu’indiquent d’emblée les bornes chronologiques qu’elle donne à son étude. Le projet, tel qu’il est annoncé dans la brève introduction de l’ouvrage, est né de l’élaboration par l’auteur d’un ‘«’ ‘ Catálogo general del cine cubano (1897-1997’) » :

‘Me di a la tarea de ampliar y profundizar la información revisando con una nueva y acuciosa mirada las fuentes ya consultadas, precisando y cotejando datos, nombres, cifras… Inicié la búsqueda de posibles y hasta ignoradas fuentes, ardua tarea que tomó largo tiempo, ya que la información sobre el tema se encuentra muy dispersa y es sumamente escasa […].
Con esta obra referencial deseo ofrecer a los interesados en el cine cubano, en particular, y en el latinoamericano en general, una base que facilite futuros estudios y análisis para una historia del cine en nuestra América. Si además contribuyera a despertar el interés de los neófitos, mis aspiraciones se verían colmadas 612 .’

La documentation réunie dans cet ouvrage est dense, et comprend le cinéma cubain de la période prérévolutionnaire. Un peu à la manière de l’entreprise amorcée dans la Cronología del cine cubano d’Arturo Agramonte 613 , elle propose des données organisées de façon chronologique. Toutefois, la qualité générale de ce travail est bien supérieure à celle de son prédécesseur.

Dans la même perspective, l’ouvrage du critique Juan Antonio García Borrero, intitulé Guía crítica del cine cubano de ficción (1910-1998) 614 intègre lui aussi la prise en charge du cinéma cubain prérévolutionnaire comme l’indiquent les bornes chronologiques de son travail précisées dans le titre. Sa démarche n’est pas la même que celle de María Eulalia Douglas, elle en est plutôt complémentaire. En effet, cet ouvrage propose une présentation des films cubains par ordre alphabétique, avec une petite fiche technique (réalisateur, année, durée, et, le cas échéant, acteurs principaux, musique, etc.) mais surtout les articles que l’auteur a pu retrouver dans la presse sur ces films, ainsi qu’une petite notice de références bibliographiques où le film est mentionné.

L’auteur n’hésite pas dans son introduction à aller à l’encontre de l’historiographie officielle qui a prévalu à Cuba :

‘La peor limitación del llamado diseño historiográfico, sin embargo, es que su enfoque, prescinde de aquellas áreas que (tomando en préstamo a Lezama el término) conforman lo que tendríamos que llamar ‘lo cubano sumergido’, y que serviría para enriquecer los matices de este concepto todavía injustamente estrecho de cine cubano, que ha llegado así a nuestros días […], en la mayoría de los casos por desconocimiento y franca subestimación de lo no oficial, al no tomar en cuenta más que lo realizado por el ICAIC […] 615 .’

On ne saurait affirmer plus clairement que l’historiographie cubaine du cinéma est née d’une volonté délibérée de ne prendre en compte qu’une partie de la réalité cinématographique nationale. C’est donc à la correction de cette tendance que se livrent actuellement les historiens et critiques du cinéma cubain, passant délibérément de la critique du vieux cinéma à sa récupération comme représentant du patrimoine cinématographique et culturel national.

Plus loin, Juan Antonio García Borrero propose les résultats d’un sondage effectué parmi les professionnels du cinéma cubain, où il leur était demandé de proposer un classement de leurs films cubains préférés, toutes périodes confondues. Si bien entendu les représentants du nouveau cinéma cubain y tiennent le haut du pavé, nous y trouvons toutefois plusieurs films de la période prérévolutionnaire, et notamment La Mesera del café del puerto de Juan Orol, film emblématique du développement des coproductions mexicano-cubaines honnies de la critique cubaine. Il est toutefois difficile de connaître les raisons ayant conduit les sondés à placer ce film dans leur liste : réévaluation de type ‘«’ ‘ camp ’», volonté d’opposer à l’historiographie dominante une autre vision de l’histoire du cinéma cubain ? Nous ne saurions trancher ici, d’autant que les données du sondage sont présentées telles quelles, sans que les personnes interrogées ne justifient leurs choix. Malgré tout, la présence de ce film parmi les ‘«’ ‘ meilleurs ’» du cinéma cubain mérite d’être soulignée, car elle apparaît emblématique d’une tentative des Cubains de récupérer leur propre histoire cinématographique dans toutes ses dimensions, et pas seulement les plus valorisantes.

Le problème de la récupération et même du sauvetage du patrimoine cinématographique national est au cœur d’un ouvrage proposant un parcours chronologique de l’art de l’affiche de cinéma à Cuba. Écrit par Sara Vega – également impliquée dans un projet de recherche sur les coproductions entre Cuba et le Mexique – et Alicia García, et publié par la Cinémathèque de Cuba et l’ICAIC, le livre s’intitule La Otra imagen del cine cubano. Le premier élément attirant notre attention est l’affiche reproduite en couverture du livre : il s’agit de celle de El Veneno de un beso, mélodrame muet de Ramón Peón dont seuls quelques fragments sont conservés. Or, les affiches cubaines les plus réputées sont celles qui ont été créées après 1959, en adéquation avec la recherche de nouvelles formes esthétiques pour les films, comme le rappellent les auteurs :

‘Nace, sin conciencia plena aún, una poética gráfica en medio de circunstancias nuevas. La libertad de expresión es total, pues no hay obligación alguna con tendencias o códigos visuales hegemónicos […]. Los carteles del ICAIC, como se les conoce, representaron la vanguardia del afichismo cubano y se ganaron por derecho propio el lugar más alto de la renovada gráfica nacional que se había multiplicado en apenas una década 616 .’

Le début de cette citation fait référence à la pratique traditionnelle de l’affiche. Or, les affiches de cinéma de l’ICAIC sont dotées d’une grande originalité visuelle. Il est donc intéressant de constater qu’au moment de proposer un panorama des affiches cubaines de cinéma, les auteurs choisissent d’illustrer leur travail par un échantillon fort peu représentatif de ce que l’on considère comme la ‘«’ ‘ poétique graphique ’» cubaine. Il s’agit visiblement de redonner toute leur place aux anciennes affiches, qui font elles aussi partie du patrimoine cinématographique cubain. En ce sens, l’affiche choisie pour illustrer la couverture rend explicite ce qui est sous-entendu par le titre : donner de l’art de l’affiche cubain une ‘«’ ‘ autre image ’», et ne pas se limiter à celle qui s’est imposée depuis la création de l’ICAIC.

Le propos des auteurs est à ce sujet très clair, et rejoint les nouvelles orientations de la critique cubaine : il s’agit de récupérer et même de ‘«’ ‘ sauver ’» tous les éléments de la mémoire cinématographique nationale, sans exception :

‘Todo lo que ayude a conformar la historia tiene que ser salvado, conservado para que las valoraciones puedan ser realmente rigurosas. Misión primera de una cinemateca es no permitir que juicios críticos de un momento específico acerca de la intrascendencia de un filme, una foto o un cartel, se impongan para traer consigo el olvido 617 .’

Cet extrait est à la fois une charge contre la politique cinématographique officielle ayant longtemps prévalu, et une invitation à un changement d’attitude de la part des conservateurs institutionnels. Comme elles le rappellent dans le prologue, l’état de conservation des affiches antérieures à la création de l’ICAIC est fort médiocre, tandis que les autres sont correctement archivées, ce qui a permis de les trier et de les ordonner, contrairement aux premières : la rareté du matériel les a conduites à reproduire tout ce qui leur est tombé sous la main 618 .

De la même façon, dans les Coordenadas del cine cubano 619 , différents critiques et historiens du cinéma cubain se sont penchés sur le ‘«’ ‘ vieux ’» cinéma cubain. Dans son article ‘«’ ‘ Temas, historias y cine de ficción ’», Reynaldo González, après avoir souligné le manque d’authenticité des films produits à Cuba durant la période prérévolutionnaire, s’attache toutefois à montrer que certains éléments mis en œuvre sont susceptibles d’être réévalués, notamment la musique dans les films produits en partenariat avec le Mexique :

‘La significación más considerable de aquella producción fílmica, en particular la que nació en colaboración con México, es quedar como reservorio de la música popular de Cuba […]. En la actualidad, con el revival de la música cubana de aquellos años, una revisión del repertorio cinematográfico cubano-mexicano resultaría aleccionadora, al menos en el aspecto musical. Es allí donde debemos buscar a nuestras estrellas de los ritmos populares, tanto en papeles protagónicos como en mínimas pero trascendentes apariciones. Hasta el más remiso a establecer cortes al sesgo en la trayectoria del cine cubano, debe reconocer que tales caminos estaban cerrados para la indagación intelectual seria y para la expresión de individualidades con aspiraciones culturales 620 . ’

Cet extrait est emblématique de l’évolution de la critique et de l’historiographie cubaine du cinéma dans le temps. En effet, González montre bien que c’est grâce aux changements ‘«’ ‘ actuels ’» dans la sensibilité face au mélodrame que les phénomènes cinématographiques prérévolutionnaires peuvent désormais être reconsidérés. Par ailleurs, la fin de la citation montre que ceux-ci ont été pendant longtemps victimes d’un blocage, empêchant les entreprises intellectuelles à leur sujet. L’existence de cet article montre que cette période est désormais révolue.

Notes
611.

María Eulalia Douglas, La Tienda negra.

612.

Ibid., p. 5-6.

613.

Cet ouvrage proposait des données sur le cinéma prérévolutionnaire, puisqu’il se divise en trois parties : le muet, le parlant jusqu’en 1959, et la production de l’ICAIC. Toutefois, il s’agit davantage d’un outil de travail ou d’une base de données techniques que d’une véritable synthèse problématisée et mise en perspective de l’histoire du cinéma dans l’île. Pour davantage de détails, voir Paulo Antonio Paranaguá, Le Cinéma en Amérique latine, p. 38-39.

614.

La Havane, Arte y literatura, 2002, 193 p.

615.

Ibid.

616.

Nelson Herrera Ysla, « Una poética gráfica insular », La Otra imagen del cine cubano., p. 29-31.

617.

Sara Vega et Alicia García, « La otra imagen del cine cubano », Ibid., p. 11.

618.

Elles écrivent en ce sens : « Los carteles anteriores a 1959, recuperados en archivos o prestados por coleccionistas, no obedecen a una selección. Sin embargo, los del ICAIC, por su elevado número y su alto nivel artístico, han sido sometidos a une rigurosa selección de lo más representativo en cuanto a diseñadores y estilos », « Prólogo », Ibid., p. VII. Dans un pays comme Cuba, le fait de devoir passer par des collections privées pour reconstituer un patrimoine d’affiches montre clairement le peu d’intérêt des instances officielles pour de tels objets.

619.

Reynaldo González (Coord.), Coordenadas del cine cubano 1, Santiago de Cuba, Editorial oriente, 2001, 294 p.

620.

Ibid., p. 75.