III B. Les rétrospectives récentes: contenus et enjeux

Le retour au premier plan du mélodrame ne concerne pas exclusivement les ouvrages théoriques ou historiques consacrés au genre. Le regain d’intérêt pour les ‘«’ ‘ vieux ’» films latino-américains se manifeste également sur les écrans de cinéma, où ils sont régulièrement projetés à l’occasion de festivals. La programmation de ceux-ci a attiré notre attention car la diffusion des films ne se produit pas seulement dans leurs pays d’origine, mais traverse l’Atlantique pour gagner le public européen. De telles rétrospectives ne proposent pas seulement des films du corpus, qui ne sont qu’un cas particulier dans la masse du vieux cinéma, mais il est apparu significatif d’en retrouver quelques uns présents au détour des diverses programmations. C’est donc justement à la description de ces dernières que nous allons à présent nous attacher, pour voir dans quels cycles nos films apparaissent.

En premier lieu, nous pouvons citer le cas du ‘«’ ‘ Festival del Nuevo Cine Latinoamericano »’ de La Havane. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer son édition de 1989, pour montrer que son contenu atteste un infléchissement dans le traitement de ce corpus du côté cubain. Le contenu même de la programmation de ce festival montre que les films désignés dans l’élaboration du corpus comme des coproductions mexicano-cubaines au sens large figurent en bonne place :

‘El público asistió a las conferencias de prensa y siguió por la televisión las presentaciones en programas de horarios estelares. Se volvieron a ver en las pantallas de cine Ahí está el detalle (1940); María Candelaria (1943); Las Abandonadas (1944); Enamorada (1946) y Sensualidad (1950), entre otras. Sin distinción de edades los espectadores acudiron masivamente a los diversos ciclos que conformaron la programación 625 .’

Autrement dit, l’originalité de ce festival réside dans le fait qu’il a permis au public de (re)voir de vieux films longtemps oubliés, faisant partie du patrimoine identitaire de tout un public latino-américain, comme le rappelle justement Silvia Oroz dans sa présentation du cycle :

‘Pretendemos rescatar nombres, y también preguntarnos: ¿Por qué aquel cine fue un éxito de público? ¿Era un cine honesto, era un cine alienante?
Supongo que nunca es tarde para plantearnos nuestra propia historia cinematográfica. Y comenzamos, con orgullo, a rever un cine que dice mucho de nosotros mismos 626 .’

L’interrogation initiale posée par Silvia Oroz résume parfaitement le débat idéologique en fonction duquel a été traité le ‘«’ ‘ vieux ’» cinéma à partir de l’émergence de la nouvelle critique dans les années 1950. Toutefois, la fin du passage cité montre que le mode de prise en charge des films a changé au fil du temps : il s’agit désormais de récupérer une mémoire et une identité, et la projection de ces films dans des festivals joue un rôle primordial.

Ce regain d’intérêt touche également l’Europe, où le cinéma latino-américain en général et ses productions classiques en particulier ont bénéficié de nombreux cycles de projections. C’est le cas en France en particulier, notamment à travers deux manifestations au Centre Georges Pompidou. La première a été consacrée au cinéma cubain (1990), et la seconde au cinéma mexicain (1992). Chacune d’entre elles a été accompagnée de la publication d’un ouvrage réunissant divers articles, dirigé par Paulo Antonio Paranaguá, auquel nous avons à maintes reprises fait référence au cours de ce travail. L’ampleur de ces manifestations, tant par leur durée et le nombre de films diffusés que par l’ambition des ouvrages qui les ont accompagnées montrent bien que le cinéma latino-américain suscite un certain intérêt en France. Par ailleurs, les films projetés et le contenu des articles publiés font largement référence au ‘«’ ‘ vieux ’» cinéma, et même aux films de notre corpus 627 . La façon dont les films sont traités ne constitue pas une forme de revalorisation pure et simple, et dans de nombreux textes pointe une certain ironie au moment d’aborder certaines productions, notamment celles de Juan Orol. La médiocrité de ses films ne permet pas en effet d’en revendiquer la valeur au nom de critères esthétiques ou formels. Malgré tout, ceux-ci sont pris en compte dans la perspective proposée par Silvia Oroz, permettant de dépasser les clivages idéologiques qui ont longtemps fermé la porte à toute réflexion authentique sur les films : si tout le monde s’accorde à dire que ce sont des ‘«’ ‘ navets ’», pour reprendre les termes de Paranaguá, il convient à tout le moins de s’interroger sur l’univers qu’ils mettent en scène : lui seul peut aider à comprendre la fascination qu’ils ont pu exercer sur le public.

Enfin, très récemment et également à Paris, une rétrospective a retenu notre attention. Il s’agit de ‘«’ ‘ Portraits de Mexico ’», du 1er septembre au 24 octobre 1999 au Forum des Images. Dans la présentation de la rétrospective rédigée par Paulo Antonio Paranaguá, il apparaît que le fait de se pencher sur le cinéma mexicain revient en fait à s’intéresser au mélodrame, comme le montre son paragraphe de conclusion intitulé ‘«’ ‘ Un cinéma qui renoue avec son histoire » ’:

‘La nouvelle génération des années soixante s’est affirmée en rupture avec les studios et les genres populaires. Aujourd’hui, le dialogue avec la tradition tend à remplacer la tentation de la table rase. À l’occasion du centenaire des cinématographies d’Amérique Latine, un des hérauts du Cinema Novo brésilien, Nelson Pereira dos Santos, a reconnu la place centrale qui revient au mélodrame mexicain. Il était temps de ne plus perdre de vue les images de Mexico 628 .’

Même si son introduction fait la part belle à d’autres problématiques, il l’achève sur une référence au mélodrame, faisant du même coup de celui-ci l’emblème du cinéma mexicain.

Par ailleurs, dans la profusion et la diversité des films proposés au public du Forum des images au cours de cette rétrospective, deux ‘«’ ‘ week-ends thématiques ’» ont été organisés, privilégiant des éléments qui se situent au fondement des réflexions proposées sur les films de notre corpus, puisque le premier week-end est intitulé ‘«’ ‘ Cabaret Mexico ’», et le second ‘«’ ‘ Familles ’». En ce qui concerne le cabaret, nous pouvons lire :

‘L’âge d’or des studios est aussi celui des nuits de Mexico […]. C’est l’apogée des rythmes tropicaux et du boléro – une autre forme d’utopie, selon Carlos Monsiváis […]. Autant dire que la constitution d’un sous-genre filmique autour des cabaretières et « rumberas », l’hypocrisie du simulacre malmenée par Femmes interdites ou Aventurière, la confusion entre vices privés et vertus publiques, ont une portée allégorique : le microcosme du cabaret renvoie au Mexique tout entier 629 .’

La perspective adoptée dans ces quelques lignes est pour nous très intéressante. En effet, cette rétrospective s’adresse à un public large, et pas seulement à des spécialistes du cinéma mexicain. Or, la façon dont est articulée la programmation des films autour de ces deux week-ends accorde une importance capitale aux coproductions mexicano-cubaines au sens large, pour reprendre notre désignation. Les éléments présentés comme caractéristiques du cinéma mexicain tournent autour des films de cabaret, et s’incarnent dans tout ce qui traduit l’influence cubaine sur ce cinéma : musique, rumberas, etc. Ainsi, dans ce cycle de films mexicains, ce qui est présenté comme définitionnel de ce cinéma trouve ses racines dans les signes de l’influence cubaine mis au jour au cours de nos réflexions. Si aucune référence directe n’est faite à la qualité artistique de ces œuvres, nous n’en considérons pas moins qu’il s’agit de la plus éclatante forme de réhabilitation de ce corpus de films particulier, né de la rencontre entre deux cultures : les coproductions cinématographiques entre Cuba et le Mexique.

Notes
625.

Ibid., p. 35.

626.

Silvia Oroz, « Presentación », Cine latinoamericano, años 30-40-50, p. 12. Cette préoccupation s’est d’ailleurs généralisée, comme l’atteste la façon dont Paulo Antonio Paranaguá présente un cycle de films intitulé « Mélos latinos » à la Cinémathèque française en décembre 2000 : « Conserver, restaurer et montrer, telle pourrait être la devise des cinémathèques. Encore faut-il qu’elles en aient les moyens et que les relais existent pour favoriser les découvertes. La valeur, la notion même de patrimoine filmique est liée à la circulation des œuvres à un moment donné. Sur ce plan, le répertoire latino-américain reste largement à découvrir. », Cinémathèque française, musée du cinéma, programme de novembre-décembre 2000, Paris, Cinémathèque française, p. 46.

627.

Nous renvoyons notamment aux textes déjà cités « Le cinéma parlant pré-révolutionnaire » de Walfredo Piñera, Le Cinéma cubain, ainsi que « Origines, développement et crise du cinéma parlant », de Eduardo de la Vega, « Mythologies », de Carlos Monsiváis, « Le mélodrame : la mécanique de la passion », de Gustavo García Le Cinéma mexicain.

628.

Paulo Antonio Paranaguá, « L’image proliférante de Mexico », Portraits de Mexico, programme du 1 er septembre au 24 octobre 1999 du Forum des images, Paris, Forum des images/Mairie de Paris, 1999, p. 5.

629.

« Portraits de Mexico : des films, des rendez-vous, des débats », Portraits de Mexico, p. 10.