III C. Une réhabilitation guettée par le camp

Le regain d’intérêt constaté pour le mélodrame ne doit pas masquer les risques que comporte une telle évolution du statut des œuvres étudiées au sein de leurs productions cinématographiques nationales respectives. Le problème posé est de nature double : il concerne à la fois la tentation de considérer ces films d’un point de vue ‘«’ ‘ nostalgique ’», comme le soulignait Julia Tuñón, ou bien d’un point de vue ‘«’ ‘ ironique ’». En ce sens, il convient de rappeler la définition proposée par Susan Sontag de la notion de ‘«’ ‘ camp ’» 630 , qui ne va pas sans soulever certaines interrogations. Ses traits caractéristiques sont l’»‘ artifice ’» et l’‘»’ ‘ exagération ’». La définition proposée nourrira par la suite les réflexions de Monsiváis :

‘Dans le ‘camp’ naïf – ou pur – l’élément essentiel est le sérieux, un sérieux qui n’atteint pas son objectif. Bien entendu, toute tentative ratée de faire une œuvre sérieuse ne peut pas être considérée comme ‘camp’. Cela ne concerne que celles proposant ce mélange particulier d’exagération, de fantastique, de passion, et de naïveté […]. Le ‘camp’ est cet art qui se veut sérieux, mais que l’on ne peut pas prendre véritablement au sérieux, parce qu’il en ‘fait trop’ 631 .’

Insistant sur l’artificialité des œuvres considérées comme ‘«’ ‘ camp ’», Sontag pointe un élément fondamental dans la réception des films : la tendance à les prendre au second degré. Celle-ci peut être parfaitement illustrée par la démarche de Carlos Monsiváis au Mexique : il formule en effet des réflexions intéressant directement l’analyse des films de notre corpus au sein de la production mexicaine. Celles-ci sont consignées dans un article intitulé ‘«’ ‘ 10 de mayo, día de las madres. El hastío es pavo real que se aburre de luz en la tarde (notas del camp en México)’ ‘ 632 ’ ‘ ’». Le sous-titre de ce texte, placé entre parenthèses, le pose d’emblée comme un commentaire de l’article de Susan Sontag, transposé dans le contexte mexicain. Il commence donc par rappeler la définition du camp :

‘Camp es el nombre de una sensibilidad, es el dandismo en la época de la cultura de masas […]. Camp es un método de goce y de apreciación, no de juicio. Camp, en un número abrumador de ocasiones es, y se acude a la definición clásica, aquello tan malo que resutla bueno 633 .’

Ces définitions lapidaires ne reculent nullement devant le paradoxe que représente un tel phénomène, en particulier en appliquant la posture du dandysme à la ‘«’ ‘ culture de masse ’», ou encore en affirmant que le camp ne permet pas de formuler de jugements de valeur, avant de montrer qu’il permet au contraire d’inverser les valeurs traditionnelles du bon goût – le mauvais devenant ainsi le bon –. Cela reste malgré tout une façon de se fonder sur une certaine hiérarchisation, même si celle-ci prend le contre-pied de ce qui est habituellement considéré comme bon ou mauvais en termes esthétiques. Sur ce point d’ailleurs, Monsiváis propose une lecture quelque peu forcée du texte de Sontag, qui prenait grand soin de préciser :

‘Le goût ‘camp’ tourne résolument le dos à l’axe ordinaire du jugement esthétique fondé sur une opposition bon-mauvais. Le ‘camp’ n’inverse pas les choses. Il n’affirme pas que le bon est mauvais, ou que le mauvais est bon. Il offre dans le domaine de l’art (et de la vie en général) une panoplie différente – et supplémentaire – de critères 634 .’

À partir de ce remaniement de la définition, pour montrer comment ce mode d’appréciation des œuvres artistiques peut être concrètement adapté au contexte mexicain, Monsiváis reprend une hiérarchie interne au ‘«’ ‘ camp ’», en dégageant trois niveaux : le ‘«’ ‘ camps supérieur ’», le ‘«’ ‘ camp moyen ’», et enfin, le ‘«’ ‘ camp inférieur ’». Il inclut dans la première catégorie certains films d’Emilio Fernández, en particulier grâce à la présence de ses acteurs fétiches :

‘High Camp : Dolores del Río y Pedro Armendáriz en las películas del Indio Fernández. No hay drama: hay fundación. Son Adán y Eva del Paraíso Mexicano, criaturas que se apoderan del árbol del bien y del mal a través de voces graves o de cejas elevadas hacia el infinito de la frente 635 .’

L’accent est mis sur le caractère absolu des conflits mis en scène dans certains films de Fernández, commentés par Julia Tuñón dans son récent ouvrage sur le traitement des figures féminines dans l’œuvre de ce cinéaste. Bien entendu, nous ne retrouvons pas aux côtés de ces films de Fernández d’autres productions sans doute moins glorieuses, et en particulier Víctimas del pecado, qui faisait partie des films du corpus. Mais nous trouvons rangée sous la même catégorie de camp une figure emblématique du cinéma étudié : Agustín Lara, dont Monsiváis écrit, avec une ironie dont il est difficile de dire jusqu’à quel point elle est mordante ou bienveillante :

‘Él decidió la idea que de poesía tiene quien jamás la ha frecuentado. Heredero literario del modernismo, Lara encontró en su ideal del artificio el anhelo de prestigio de una clase media, su hambre de sutileza y distinción espiritual […]. Lara es el deseo sistemático de elegancia y alto refinamiento en medio de la circunstancia más atroz 636 .’

Considéré comme le poète de la classe moyenne, Lara peut être considéré comme un représentant du ‘«’ ‘ camp supérieur ’» car il pousse jusqu’à ses extrêmes conséquences sa vision particulière de la poésie, et revendique même un certain droit à ce que l’on appelle communément le mauvais goût – cette cursilería espagnole si difficile à traduire de façon satisfaisante en français. Parce qu’il a conscience d’une certaine façon de ce qu’il est et l’assume complètement, Lara peut faire partie de la catégorie supérieure du camp. Car comme le rappelle Monsiváis, le fait d’être conscient ou non de son propre statut par rapport à son art joue un grand rôle, comme le montrent les lignes introductives à la catégorie suivante, celle de ‘«’ ‘ camp moyen ’» : ‘«’ ‘ En México, el Camp Medio lo difunden y representan quienes a pesar de su cierta voluntad de estilo, se hallan en el filo de la navaja entre la conciencia y la inconsciencia y no disponen de la fuerza suficiente como para tomar partido’ 637 . » En somme, moins un artiste a conscience de ses propres limitations artistiques, plus on descend bas dans l’échelle du camp.

Ainsi, au moment d’aborder les tenants du ‘«’ ‘ camp inférieur ’», l’analyse de Monsiváis est illustrée par un exemple privilégié : Juan Orol. Il écrit en effet : ‘«’ ‘ En México el Camp Inferior disfruta, entre otros, de un extraordinario ser emblemático: Juan Orol […] ha diseñado una obra aparte: su estilo avasalla, devora el nunca siquiera hipotético contenido’ 638 . » La description amusée que propose Monsiváis des choix cinématographiques d’Orol n’est pas sans rappeler certaines interprétations proposées à propos de ses films :

‘Él nunca explica la geografía, la sociología o la psicología de su mundo. Le basta con que exista, y le satisface que sus personajes amen o mueran, de la manera más desenfadada posible, sin que se enteren de las tediosas unidades aristotélicas, de las exigencias de la trama o del desenvolvimiento de la acción 639 .’

L’allusion de Monsiváis aux conventions aristotéliciennes permet de mettre l’accent sur le lien dessiné dès le départ entre le mélodrame et le manque de goût et de discernement dans le champ littéraire, puis cinématographique. Il n’est pas fortuit d’inclure une telle remarque dans la description d’un cinéaste largement décrit – et décrié – comme le principal représentant des ‘«’ ‘ faiseurs de navets ’» mexicains, pour reprendre l’expression de Paranaguá. D’ailleurs, ce n’est pas seulement l’œuvre cinématographique d’Orol qui est incluse dans le ‘«’ ‘ camp inférieur ’», mais aussi, plus largement, la forme musicale qui lui est associée, emblématique elle aussi des films de notre corpus : la rumba. Carlos Monsiváis écrit en effet à ce propos :

‘A Orol, por lo menos, le debemos una revisión de los principios de la malicia. ¿Qué malicia oponer a su galería de mujeres, a esa rumba infinita de que se van apoderando María Antonieta Pons, Rosa Carmina, Mary Esquivel y Judith Dinora D’Orgaz, sus actrices y esposas (en orden sucesivo)? En la rumba, sonorizada por el conjunto antillano que incita a la descorporeización, al trabajado hacerse y rehacerse anatómico en medio de trajes que insinúan y flores que delatan, el Low Camp latinoamericano se allega la danza que le corresponde. La rumba es la coreografía del mal, el movimiento sicalíptico 640 .’

Dans la perspective de Monsiváis, les éléments les plus représentatifs des films de notre corpus se trouvent rangés dans la catégorie du ‘«’ ‘ camp inférieur ’». Cette situation a une double conséquence. Elle est d’une part l’aveu de la faible qualité de cette production au regard des jugements esthétiques dominants, et elle participe en même temps d’une forme de réhabilitation, puisque tous les commentaires de Monsiváis visent à rendre à ces films une légitimité artistique à travers leur analyse en tant que phénomènes ‘«’ ‘ camp ’». Ce jugement est parfaitement exprimé dans un autre texte de Monsiváis établissant un éloquent parallèle entre Orol et Lara :

‘La grotecidad del ‘director de cine’ Juan Orol o la indefensión literaria de las improvisaciones de Agustín Lara se esencializan si se les aplica la visión camp. Porque ni Lara ni Orol son, estrictamente, una opulencia de la forma a expensas de la ridiculez del contenido, sino la postrer defensa de un contenido primitivo que ve en lo exagerado su acceso a lo sublime 641 .’

Ces textes de Monsiváis dessinent une vision particulière de l’ensemble des films du corpus, qui apparaissent comme les représentants d’un univers cohérent en termes esthétiques. L’intérêt qu’y porte le critique mexicain permet de les revaloriser au nom d’un droit à des formes artistiques ‘«’ ‘ primitives ’» qui ont longtemps été méprisées. Cette démarche est la dernière étape dans le processus de réhabilitation des films, qui est d’abord passé par une démarche historique et critique renouvelée, avant de culminer en quelque sorte dans le point de vue de Monsiváis. Celui-ci revendique le droit au sentiment, à partir duquel il justifie la légitimité des films. Le risque encouru est de mettre sur le même plan des productions pourtant difficilement comparables sur le plan de leur qualité, au nom d’un regard bienveillant et même nostalgique permettant tous les amalgames. C’est pourquoi nous proposons dans notre prochain (et dernier) chapitre une mise en perspective de ces productions du point de vue de leur qualité : évitant de les mépriser purement et simplement, ou au contraire de faire preuve d’un enthousiasme exagéré à leur égard, il apparaît que l’évaluation de leurs points communs et différences sur ce plan constitue une forme de bilan esthétique et critique sur ce corpus.

Notes
630.

Voir Susan Sontag, « Notes on camp », Partisan Review, New Brunswick, Rutgers university, automne 1964, vol. XXXI, n°4, p. 513-530.

631.

Ibid., p. 522-523. La traduction est de nous.

632.

Carlos Monsiváis, Días de guardar, Mexico, Era, 1998 (1970), p. 171-192.

633.

Ibid., p. 172.

634.

Susan Sontag, op. cit., p. 525.

635.

Ibid., p. 181.

636.

Ibid., p. 184-185.

637.

Ibid., p. 186.

638.

Ibid., p. 188.

639.

Ibid., p. 189.

640.

Ibid., p. 190.

641.

Carlos Monsiváis, Amor perdido, p. 86.