La réalité cubaine dans les films est retravaillée par le regard mexicain qui se pose sur elle. Les éléments mis en œuvre possèdent deux caractéristiques dans le rapport qu’ils entretiennent avec leur référent : d’une part ils en proposent une vision ‘«’ ‘ fantasmée ’», et d’autre par ils impliquent, sur le plan strictement cinématographique, une sélection dans le matériau à leur disposition, et en particulier une modification des phénomènes représentés par rapport à la tradition cinématographique cubaine. Ces réflexions concernent plus directement les coproductions que les films plus strictement mexicains, puisque nous avons vu que les premières sont davantage enclines que les secondes à représenter certains aspects de la réalité cubaine.
Proposant une analyse des codes génériques en vigueur dans les films, nous avons indiqué que ceux-ci, pour des raisons tenant avant tout à des questions liées à l’importance des structures de production, mais aussi de diffusion, semblaient être à rechercher davantage du côté du Mexique que de Cuba. Cela ne signifie pas pour autant que Cuba n’ait pas mis en place à l’époque un code de représentation de sa propre réalité, même si cela s’est produit de façon quantitativement marginale, et à travers des canons génériques largement importés. Nous souhaitons donc revenir sur les traits spécifiques du cinéma cubain, afin de souligner que les coproductions faites en partenariat avec le Mexique forment un ensemble original au sein de la production cubaine de l’époque, de la même façon que l’intervention d’éléments cubains dans des films mexicains permet de les différencier du reste de la production nationale.
L’évolution historique du cinéma cubain entre les années 1930 et les années 1950 est marquée par l’influence des coproductions contribuant à donner une orientation nouvelle aux représentations à l’œuvre dans les films, en particulier sur le plan social. La diffusion de films mexicains sur les écrans cubains d’une part, et l’accroissement du phénomène des coproductions d’autre part, ont modifié le contenu des films produits à Cuba, les éloignant progressivement de la mise en scène de personnages liés à la culture locale. Laura Podalsky le suggère, en étudiant la question de la représentation de l’identité nationale cubaine dans le cinéma prérévolutionnaire :
‘Mientras el cine de los treinta presentaba a Cuba como una nación dividida entre ciudad y campo, las coproducciones de los cincuenta la caracterizaban por un conflicto entre la cultura criolla/blanca y la africana/negra. Tal comparación demuestra que aunque el cine cubano pre-revolucionario articulaba tradiciones locales, éstas también se modelaban conforme a las expectativas del mercado hispanohablante 647 .’Les propos cités doivent être nuancés. Si les coproductions mexicano-cubaines témoignent d’une intérêt particulier pour les relation sociales et culturelles spécifiques présentes dans le pays – en particulier en ce qui concerne les rapports entre Blancs et Noirs – il semble exagéré de prétendre que celles-ci se substituent complètement à la traditionnelle opposition entre la ville et la campagne, dont l’étude de l’espace dans les films a permis de montrer qu’elle est toujours fortement opérante et signifiante dans le cadre de ces coproductions. Une fois cette réserve faite, les analyses de Laura Podalsky apparaissent fondées, lorsqu’elle évoque les infléchissements de la production cinématographique cubaine au fil du temps, en termes de contenu.
Le teatro bufo, privilégiant des thèmes et personnages particuliers, identifiés par Laura Podalsky, est présenté comme une source d’inspiration du cinéma cubain :
‘La caracterización del campo como espacio idílico también era parte del teatro bufo, fuente de muchos de los elementos de la vieja industria cinematográfica cubana […]. Surgido a finales de los años treinta, mientras el teatro bufo declinaba, el cine sonoro incorporaría muchos de los elementos del teatro vernáculo (el uso de personajes típicos como el gallego, el negrito, y la mulata; la inclusión de la música popular, como guarachas y rumbas; y el uso de la jerga y los juegos de palabras) y reclutaba actores populares como Rita Montaner, Alberto Garrido, Federico Piñero y Alicia Rico 648 .’Avec le développement des coproductions, les éléments issus du théâtre cubain populaire connaissent une forme de sélection. Si ses personnages typiques subissent un fort déclin en termes de présence à l’écran, d’autres héritages perdurent : c’est le cas de la musique, dont l’importance tend à s’accroître au cours de la période, à mesure que s’imposent les milieux du cabaret sur les écrans. Mais cela concerne tout autant le parler populaire cubain, souvent mis en œuvre pour produire un effet de couleur locale. Enfin, certains des acteurs cités sont également présents dans les coproductions du corpus, ce qui suggère la continuité établie par Laura Podalsky entre théâtre et cinéma : Rita Montaner joue dans Víctimas del pecado, et Alicia Rico interprète un personnage secondaire mais haut en couleurs dans La Mesera del café del puerto : une concierge havanaise, dont l’attitude ‘«’ ‘ maternaliste ’» envers l’héroïne infortunée est servie par un tempérament bien trempé et un langage représentatif de son appartenance nationale et sociale. Le recours à ces éléments issus du théâtre populaire cubain fait partie de la stratégie commerciale adoptée dans le cadre de la réalisation de ces films, et le ‘«’ ‘ regard ’» mexicain posé sur Cuba s’y donne à voir : il ne s’agit pas de s’intéresser véritablement à ces sources d’inspiration, mais de faire participer aux films toutes les composantes susceptibles d’assurer leur succès commercial.
Le développement des coproductions entre Cuba et le Mexique est expliqué de façon différente entre les deux pays, mais ses conséquences sur le contenu des films sont quoi qu’il en soit importantes :
‘La participación extranjera en películas hechas en Cuba influía naturalmente en la representación de la isla […]. En las películas mexicanas los personajes negros y la cultura africana eran prácticamente inexistente: mientras que asociaban a México con lo indígena […], los coproductores mexicanos caracterizaban Cuba como africana 649 .’Selon Laura podalsky, les coproductions se caractérisent en termes de contenu par l’intérêt porté à la culture afro-cubaine. Elle illustre cette idée en s’appuyant sur l’exemple de trois films, dont les deux premiers font partie de notre corpus 650 : María la O, Mulata, et Bella la salvaje. D’après elle, dans ces films, les scènes de danse servent avant tout ‘«’ ‘ para contrastar las tradiciones cuturales africanas y las españolas ’». Cette interprétation n’est pas dénuée de fondement, loin s’en faut. La découverte par les cinéastes mexicains tournant à Cuba d’une population et d’une culture qui n’existent pas dans leur propre pays provoque chez eux une certaine fascination, expliquant pourquoi ils les mettent en scène de façon si abondante. Toutefois, il semble abusif de réduire cet intérêt pour la culture afro-cubaine à une perspective culturelle et sociale : il apparaît au contraire, comme le montre l’exemple de Mulata, que les scènes de danse servent également le projet commercial des films. Par ailleurs, Laura Podalsky surévalue sans doute la part de la représentation de la culture afro-cubaine dans les coproductions : réduire l’ensemble des coproductions mexicano-cubaines à trois films centrés sur cet élément est pour le moins réducteur.
La présence des Mexicains dessine bien un infléchissement dans la façon de porter la ‘«’ ‘ réalité ’» cubaine à l’écran : sous leur impulsion, Cuba s’incarne de façon privilégiée dans certains traits spécifiques. Dans ce contexte, la culture et la société afro-cubaine figurent bien entendu en bonne place, mais cela ne doit pas pour autant faire oublier la tendance des cinéastes mexicains à représenter leur propre ‘«’ ‘ fantasme ’» de Cuba et des tropiques, qui n’a pas grand chose à voir avec les formes culturelles cubaines traditionnelles.
Le corpus de films étudiés se situe à la croisée d’un double réseau d’influences : d’une part celle imprimée par les Mexicains sur la façon de porter Cuba à l’écran, et d’autre part celle apportée par les Cubains sur la façon dont leurs voisins pratiquent le mélodrame au cinéma. L’analyse de la part revenant à chaque pays en matière d’innovation représentationnelle permet de mesurer les permanences et infléchissements que connaît le mélodrame mexicain en passant par Cuba.
Laura Podalsky, « Guajiros, mulatas y puros cubanos: identidades nacionales en el cine pre-revolucionario », p. 157.
Ibid., p. 158-159.
Ibid., p. 164.
Le troisième s’en trouve exclu non pas pour des raisons théoriques mais à cause de la réalité pratique de la recherche : il nous a été impossible jusqu’à présent de le voir. Or, nous avons choisi de n’intégrer dans le corpus des films étudiés que des œuvres auxquelles nous avons eu directement accès…