I C. La définition générique modifiée par le contenu des films

L’apport cubain sur le mélodrame mexicain dessine une évolution dans la façon dont ce dernier met en scène le personnage de la prostituée. En effet, il n’est pas strictement équivalent à celui de la rumbera, et la différence entre les deux montre dans quelle direction s’est dirigé le mélodrame mexicain à la lumière de l’influence cubaine. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la description proposée Aurelio de los Reyes de la figure de la prostituée dans le cinéma mexicain traditionnel, avec celle de la rumbera. L’historien du cinéma mexicain écrit :

‘[la prostituta] está en este oficio contra su voluntad. Es una pobre mujer provinciana, ingenua y sin educación a quien un hombre de otra clase social engañó, incluso realmente violó. A esta mujer violada el cine mexicano no le da opción, salida alguna. No puede después de ello vender algo en la calle, barrer, coser 651 .’

Les dernières activités mentionnées sont-elles les seules désirables ou acceptables pour un personnage féminin ? Nous lui laissons la responsabilité d’une telle formulation. Si les remarques proposées sont justes, elles doivent être relativisées ou tout du moins restreintes au film qui les a inspirées. En effet, elles font partie d’une analyse de Santa, le film considéré comme inaugurant le tradition de la représentation de la prostituée dans le cinéma mexicain. Or, le critique mexicain semble généraliser de façon quelque peu abusive cet exemple. Lorsqu’il réduit un peu plus loin le cinéma de rumberas à sa seule composante musicale, il minimise exagérément les spécificités des films mettant en scène ce personnage.

La rumbera permet progressivement au cinéma mexicain de s’affranchir de l’archétype de la prostituée mis en place depuis Santa. L’infléchissement qu’elle apporte au mélodrame mexicain peut être observé dans plusieurs domaines. Tout d’abord, la trajectoire du personnage devient elle-même plus ambivalente : tous les personnages de rumberas ne sont pas d’innocentes provinciales victimes de la perversion d’un homme de la ville, comme le prouvent des films comme Sandra, la mujer de fuego, ou encore, Ambiciosa. Dans ce dernier cas, la danseuse de rumba elle-même se présente comme une manipulatrice, offrant ainsi une vision du personnage aux antipodes de celle présentée par Aurelio de los Reyes. Cette modification des rapports de force n’est pas anodine : elle souligne l’ampleur des bouleversements introduits par le personnage de la rumbera dans le cinéma mexicain. Grâce à lui, l’ensemble des relations entre les personnages doit être repensé, et les fonctions actantielles de ‘«’ ‘ victime ’» et de ‘«’ ‘ scélérat ’» se voient transformées. La danseuse de rumba, parvenant à triompher dans le milieu du cabaret, prend son destin en main et cherche le plus souvent à se venger d’une société rechignant à la considérer de façon valorisante. Elle s’affranchit des conventions sociales, et en joue comme dans le cas d’Aventurera. L’ensemble des films se recentre autour de cette figure féminine, et l’importance stratégique de ses opposants tend à diminuer à mesure que s’impose ce personnage offert à la contemplation du spectateur.

En ce qui concerne la musique, son importance apparaît fondamentale car elle n’intervient pas comme un simple ornement mais comme un support de l’esthétique et de la progression dramatique des films. Ces deux éléments essentiels de l’influence cubaine sur le mélodrame modifient profondément les représentations en jeu dans le mélodrame mexicain. Ces changements ne s’appliquent pas exclusivement à la bande-son, car ils impliquent également la mise en scène privilégiée de certains espaces particuliers : le cabaret bien entendu, mais aussi des décors d’inspiration ‘«’ ‘ tropicale ’» contribuant à suggérer le référent exotique sous-jacent à ces productions. Ainsi, une forte cohérence unit les divers éléments de ce corpus filmique : personnages, lieux géographiques, recours à des formes musicales spécifiques.

Toutes ces remarques nous conduisent à formuler une première conclusion sur l’apport cubain au cinéma mexicain, touchant à la qualification générique de ces films, en reprenant les deux approches définies par Raphaëlle Moine dans le domaine de la désignation générique : l’approche syntaxique d’une part, et l’approche sémantique d’autre part. En ce qui concerne la première, renvoyant aux structures profondes du genre, on se trouve toujours dans le cadre général du mélodrame défini dans notre première partie. Les différents éléments contribuant à définir le genre sur ce plan s’appliquent parfaitement aux œuvres étudiées : il s’agit de films mettant en jeu des stratégies narratives conformes à celles du mélodrame en général. Nous assistons à la confrontation implacable de personnages divisés en différents groupes. Chacun de ces groupes – et par conséquent chacun des personnages – se définit par son appartenance à un certain milieu social, également doté de caractéristiques morales. Dans nos films comme dans tous les mélodrames, l’insistance sur les destinées individuelles permet de passer sous silence toute critique directe de la société : le destin ou un choix malheureux sont toujours à l’origine des maux dont souffre le personnage, sans qu’interviennent les structures sociales dans lesquelles il se débat.

Sur le plan rhétorique, les films, conformément à l’esthétique mélodramatique dans son ensemble, font largement appel à l’émotion du spectateur, en particulier en le poussant à s’identifier à certains personnages et à compatir au sort cruel qui s’abat sur eux. La notion de pathétisme, convoquée dans la comparaison de Madre querida et Los Olvidados est opérante pour l’ensemble des films du corpus. Elle s’appuie sur des procédés spécifiques, en particulier le recours à la ‘«’ ‘ musique de fosse ’» dont le surgissement à certains moments-clés des films sert à en mettre en valeur la charge dramatique.

L’originalité de l’apport cubain au mélodrame mexicain traditionnel se mesure dans le domaine de l’évaluation stylistique des films. Si le personnage de la rumbera s’intègre parfaitement aux conflits d’ordre social à l’œuvre dans le genre mélodramatique, l’importance accrue qui lui est accordée traduit un infléchissement de la pratique générique : ce personnage s’affirme au détriment d’autres, pourtant au fondement du mélodrame mexicain classique, en particulier les figures maternelles qui occupaient le devant de la scène depuis Madre querida.

Nous pouvons à présent proposer une reformulation de l’appartenance générique du corpus, qui permet du même coup de comprendre pourquoi deux films – El derecho de nacer et La Rosa blanca – ont souvent fait figure d’exception au cours de l’analyse. Notre corpus fait émerger l’existence d’une modulation spécifique du mélodrame mexicain, surgissant sous l’impulsion de l’influence cubaine qui s’exerce sur lui. S’agissant des coproductions au sens strict ou au sens large, leurs caractéristiques originales sont les mêmes. Pourtant, cela ne tient pas à la nature du financement ou de la création des films, contrairement à ce que tendrait à suggérer leur désignation comme ‘«’ ‘ coproductions ’» : El Derecho de nacer et La Rosa blanca sont également des coproductions. L’élément fondamental réside dans la façon dont certains réalisateurs mexicains ont choisi d’exploiter la veine à succès des films de rumberas. Cela implique de mettre en œuvre les éléments spécifiques mis au jour dans notre deuxième partie. Deux films font exception à cette règle parce que l’histoire racontée leur préexiste : c’est le cas pour le premier, adapté d’un feuilleton radiophonique, mais aussi pour le deuxième, mettant en scène la vie de José Martí, qui n’a a priori rien à voir avec les milieux de cabaret fréquentés par les danseuses de rumba.

Dès lors, comment désigner la catégorie générique que font apparaître les coproductions mettant en œuvre les traits génériques du mélodrame, et les traits stylistiques et thématiques liés à Cuba que nous avons isolés ? S’il est difficile de répondre de façon satisfaisante et définitive à cette question, nous pouvons proposer une terminologie associant les deux approches définitionnelles du genre, sans donner l’impression de faire dépendre le corpus de ses seules conditions de tournage, ce qui est réducteur et inexact. Nous aboutissons ainsi finalement à la notion de ‘«’ ‘ mélodrame mexicain cubanophile ’», qui ne se superpose exactement ni au mélodrame mexicain, ni au mélodrame cubain, mais à cette catégorie de films impliquant un point de vue mexicain sur Cuba. Celui-ci peut à présent être observé concrètement par la comparaison entre l’œuvre mexicaine et l’œuvre ‘«’ ‘ cubanophile ’» de deux metteurs en scène mexicains.

Notes
651.

Aurelio de los Reyes, 80 años de cine en México, p. 100.