Le cinéaste mexicain Juan Orol figure en bonne place dans notre corpus. Ses films y sont au nombre de 5 sur un total de 20 : il représente à lui seul le quart de la production étudiée. Mais l’importance de ce réalisateur dans le cadre de notre étude ne se mesure pas seulement en termes quantitatifs. L’évolution de sa carrière et de sa pratique cinématographique permettent de penser que le passage par Cuba, au départ motivé par des stratégies financières 652 et syndicales, a progressivement modifié ses centres d’intérêt et les éléments mis en scène.
Juan Orol n’a pas commencé à tourner à Cuba mais au Mexique. Cette remarque est importante, car nous assistons au fil du temps, et parallèlement aux déplacements géographiques des réalisations du cinéaste, à un infléchissement notable dans les genres qu’il cultive. Selon le biographe d’Orol, son premier film intitulé Sagrario remonte à 1933. Le sujet du film apparaît emblématique de la production ultérieure d’Orol. Il s’agit d’un mélodrame d’inspiration familiale, avec ses relations amoureuses triangulaires et trahisons habituelles. La particularité du film est de soulever indirectement le problème de l’inceste car l’héroïne, Sagrario, tombe amoureuse d’un médecin qui n’est autre que l’amant de sa propre mère. L’intrigue amoureuse se trouve ainsi doublée d’une autre, tenant aux rapports entre la mère et la fille. La présence de la figure maternelle au cœur des péripéties est significative : Juan Orol en fera la clé de voûte de ses premiers récits cinématographiques, comme le prouve Madre querida.
Outre cette particularité de l’intrigue, Orol, en tant que producteur, a eu recours pour diriger ce film aux services d’un Cubain, le cinéaste Ramón Peón. Pour expliquer ce qui a pu motiver Orol à l’engager, Eduardo de la Vega avance l’idée d’une possible ‘«’ ‘ affinité ’» entre les deux hommes, ayant en commun d’une part leur expérience cinématographique, et d’autre part, un lien avec Cuba dont Peón est originaire, et où Orol, Espagnol d’origine, a passé une partie de son enfance, avant de se rendre au Mexique pour y chercher fortune. Ainsi, le lien unissant Orol à Cuba s’inscrit dans ses premières expériences, à un double niveau : sur la plan de sa biographie personnelle, mais aussi sur le plan de ses rencontres professionnelles.
Jusqu’au succès de Madre querida en 1935, et un peu au-delà, Orol se spécialise dans les mélodrames familiaux particulièrement pathétiques, dont il suffit de rappeler quelques les titres pour donner une idée de leur registre : El Calvario de una esposa (1936), Honrarás a tus padres (1936), ou encore Eterna mártir (1937). Dans ces films, la figure de la victime est particulièrement mise en valeur, qu’il s’agisse d’un enfant ou le plus souvent d’une mère, dont l’amour filial la pousse invariablement aux plus extrêmes sacrifices. Dans ce domaine, Orol est le précurseur d’un des aspects les plus significatifs du mélodrame mexicain classique sur le plan thématique : le mélodrame maternel.
Le succès de ce genre impulsé par Orol est à l’origine de son érosion, conformément à la logique des cycles génériques. Le dernier film cité manifeste un essoufflement de la rentabilité du genre en termes de succès public, poussant le metteur en scène à se renouveler. Il l’explique lui-même, en montrant comment la production massive de films s’inspirant des ses premiers succès, aussi bien par lui-même que par d’autres, l’a finalement poussé à chercher de nouvelles formules :
‘Mis primeras ocho películas eran de llanto, dramáticas y tuvieron mucho éxito; pero luego aparecieron otros productores y agarraron a la señora Sara García de lema. Empezaron a exhibir películas de madres, muchas madres, y llamaron a Sara García ‘la madre de México’, pues protagonizaba todas las películas de madres. Entonces me dije:Cette explication fournie par le metteur en scène sur le changement d’orientation thématique de sa production cinématographique montre comment la modulation générique dont il a été l’instigateur lui a finalement échappé, pour faire les heures de gloire d’autres membres de la communauté cinématographique mexicaine. Mais cette explication ne suffit pas à comprendre pourquoi Orol s’est tourné vers Cuba pour y produire des films. Il faut y ajouter des raisons liées au mode d’organisation de l’industrie cinématographique au Mexique, extrêmement réglementée par le biais de puissants syndicats. Orol a souhaité prendre son indépendance par rapport à ce système, et le fait de tourner à Cuba était dans ce contexte une solution fort pratique, comme il l’indique lui-même :
‘De hecho nunca tuve problemas con los sindicatos, pero sí advertía que la fuerza sindical, como las exigencias que planteaban y siguen planteando los sindicalizados, frenaban mi libertad. Por lo tanto, y dado que yo no podía cambiar el sistema impuesto por los jefes gremiales, busqué lugares donde pudiera contratar a la gente necesaria y no a la designada, pues a menudo me veía rodeado de personas innecesarias, pero nombradas por el sindicato y, claro, debía pagarles. En Cuba en cambio, las películas me resultaban más baratas y recibía muchas atenciones de parte de las autoridades, porque el cine era nuevo allí 654 .’Le point de vue exprimé par Orol est révélateur des conditions différenciées dans lesquelles évoluent les cinémas mexicain et cubain à la fin des années 1930. Alors que le premier est puissamment structuré, le second en est à ses premiers balbutiements. Ce décalage contribue à expliquer, en marge des raisons financières et syndicales alléguées par Orol, pourquoi celui-ci s’est montré particulièrement enclin à tourner à Cuba. Comme le montre la fin de sa déclaration, le cinéma connaissait à l’époque un faible niveau de développement dans l’île, ce qui suggère que les Cubains intéressés par le cinéma pouvaient voir d’un bon œil l’arrivée d’un Mexicain sur leur sol, même se celui-ci ne jouissait pas dans son propre pays du plus grand des prestiges. L’analyse du point de vue des producteurs et critiques cubains dans les précédents chapitres a permis de montrer que ce point de vue est totalement justifié.
Ainsi, pour des raisons à la fois syndicales, financières et esthétiques, Orol entame une seconde carrière à Cuba, et ses productions ultérieures – du moins jusqu’en 1958 – alternent entre les deux pays. Ce changement d’horizon entraîne chez Orol une modification progressive des motifs à la fois thématiques et esthétiques mis en œuvre dans ses films. Désormais, sa production prend deux grandes directions sur le plan thématique avec d’une part des films de gangsters, et d’autre part des mélodrames dans lesquels les rumberas occupent une place de choix. La répartition des films d’Orol entre Cuba et le Mexique donne le tableau suivant pour les années 1938-1958, c’est-à-dire entre sa première et sa dernière expérience cinématographique cubaine :
Année | Cuba | Mexique |
1938 | Siboney | |
1943 | Cruel destino | |
1944 | Los Misterios del hampa | |
1945 | Embrujo antillano | Pasiones tormentosas |
1946 | El Amor de mi bohío | Una mujer de Oriente |
1947 |
Tania, la bella salvaje El Reino de los gángsters Gángsters contra charros |
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1948 | El Charro del arrabal | |
1949 |
Amor salvaje Cabaret Shanghai |
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1950 |
¡Qué idiotas son los hombres Madre querida Percal [trilogie] ! |
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1952 | Sandra, la mujer de fuego | La Diosa de Tahití |
1953 | El Sindicato del crimen | |
1954 | La mesera del café del puerto | Bajo la influencia del miedo |
1955 | El farol en la ventana | |
1956 |
Plazos traicioneros Te odio y te quiero |
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1957 | Thaimí, la hija del pescador | Zonga, el ángel diabólico |
Les films d’inspiration cubaine tournés par Orol apparaissent en caractères gras dans ce tableau. Si Orol est sans doute celui qui parmi les cinéastes étudiés a eu le plus recours à la coproduction au sens strict – ce mode de financement concerne de fait l’essentiel de son œuvre tournée à Cuba – il a lui aussi tourné au Mexique des films attestant une certaine influence cubaine en termes de représentation, qu’il s’agisse de paysages (La Diosa de Tahití), de personnages (Tania, la bella salvaje), ou encore des traits spécifiques de la culture cubaine, en particulier dans le domaine religieux (Zonga, el ángel diabólico).
Sa production strictement cubaine se répartit en plusieurs périodes : un film initial, deux périodes fastes (au milieu des années 1940 et dans la première moitié des années 1950), et un dernier film isolé en 1957. Celui-ci aurait ‘«’ ‘ normalement ’» dû être suivi par d’autres, si l’activité d’Orol à Cuba n’avait pas été interrompue par la révolution cubaine, comme l’indique l’interview déjà citée, publiée en 1958 dans le quotidien cubain El Diario de la marina sous le titre ‘«’ ‘ Juan Orol proyecta hacer cine en Cuba todo el año ’». Quant aux films tournés au Mexique, l’influence cubaine s’y fait sentir de façon diffuse tout au long de la période. Toutefois, les titres de films cités montrent la prédominance de productions inspirées du film de gangsters nord-américain, l’autre spécialité d’Orol.
En termes de contenu, les productions cubaines de Juan Orol se différencient de la majeure partie de son œuvre mexicaine, quand elles ne leur imposent pas certains traits récurrents. Dès la fin des années 1930, la prédilection affichée par le cinéaste pour les mélodrames familiaux et maternels a complètement disparu. Par ailleurs, à l’exception de El Sindicato del crimen, les films qu’Orol tourne à Cuba se différencient sur le plan générique et thématique de ceux tournés au Mexique, en ce sens que les premiers n’accordent pas beaucoup d’importance aux personnages de gangsters. Cela nous conduit à penser qu’Orol trouve à Cuba une forme d’inspiration nouvelle, donnant aux films qu’il y produit une tonalité spécifique également présente çà et là dans ses films mexicains.
Orol apparaît littéralement fasciné par les Cubaines, ce qui contribue à expliquer pourquoi leur présence est fondamentale dans ses films cubains, mais également pourquoi il les met également en scène au Mexique. La biographie du cinéaste permet d’éclaircir le mécanisme particulier liant Orol à ses actrices. Eduardo de la Vega périodise son œuvre en fonction de ‘«’ ‘ cycles ’», chacun d’eux étant associé au nom d’une comédienne – en fait, d’une rumbera, les deux finissant par se confondre dans les films d’Orol. Pour les années qui nous intéressent, trois cycles se succèdent : le premier associé à María Antonieta Pons, le deuxième à Rosa Carmina et le troisième à Mary Esquivel, les trois actrices intervenant dans les films de notre corpus. Orol n’a pas eu avec ses comédiennes des relations seulement professionnelles, mais aussi intimes, puisqu’il les a épousées toutes les trois, l’une après l’autre bien entendu. Cette imbrication entre la vie publique et privée permet de comprendre la fascination du cinéaste pour les anatomies généreuses de ces femmes, dont la caméra se fait largement l’écho.
L’image de la femme qui transparaît dans de tels films nous la montre sensuelle et passionnée, en parfaite adéquation avec l’autre élément fondamental des films cubains ou d’inspiration cubaine d’Orol : les paysages tropicaux. Orol envisage les décors ‘«’ ‘ tropicaux ’» de ses films d’une façon très particulière : tout comme les figures féminines complaisamment mises en scène, les paysages cubains exercent sur le cinéaste une attraction très puissante, qu’il s’efforce également de rendre en images. D’où cette impression qui se dégage des films d’Orol : en les voyant, nous avons la sensation que les décors dans lesquels se déroulent les différentes actions n’ont en fait aucune importance, ou, plus exactement, qu’ils sont complètement interchangeables. Qu’il s’agisse de films dont l’action est nommément située à Cuba, ou au contraire d’histoires censées se dérouler dans des contrées imaginaires, nous voyons invariablement défiler les mêmes éléments : palmiers, plages doucement fouettées par les vagues, couchers de soleil (en noir et blanc, bien sûr). Ce procédé de Juan Orol a été mis au jour non sans humour par Emilio García Riera :
‘En obsequio de su público latinoamericano (que era el de todo el cine nacional) Orol incluyó en su zona tropical construida en los Estudios Azteca a Panamá y al llano venezolano, que resultaban idénticos a la Cuba o al Veracruz concebidos en otras películas por el director. Esa zona indiferenciada y ajena a cualquier matiz geográfico era sacudida por la presencia de una hembra, en este caso Rosa Carmina, que volvía locos a todos los hombres […] 655 .’On ne saurait dire plus clairement la part de recréation chez un cinéaste fasciné par une réalité autre, dont il rend compte dans des films où l’intérêt pour Cuba et ses spécificités côtoie une palette de fantasmes personnels trouvant leur moyen d’expression à travers ces films si particuliers.
La question des moyens dont dispose le cinéaste pour faire ses films apparaît comme un élément contribuant à leur conférer une esthétique particulière, comme le suggère Eduardo de la Vega en comparant le cinéaste mexicain à Ed Wood. Voir « Juan Orol y el cine popular », Cinémas d’Amérique latine, 2002, p. 72.
Cité dans Eduardo de la Vega, Juan Orol, p. 36.
Ibid.
Ibid., p. 151.