Emilio ‘«’ ‘ el Indio ’» Fernández a mis en scène deux films présents dans notre corpus, appartenant aux deux catégories de production sur lesquelles nous avons fondé nos commentaires. Le premier est Víctimas del pecado (1949), un film entièrement produit et réalisé au Mexique ; le second est La Rosa blanca (1953), une coproduction mexicano-cubaine mettant en scène la vie de José Martí.
Pour mieux comprendre l’originalité de ces deux films dans la production du cinéaste, il convient de rappeler à grands traits les caractéristiques de son œuvre. Le premier élément permettant de dessiner une ligne de partage entre Fernández et Orol tient au prestige singulier dont le premier a joui pendant la période qui nous intéresse 656 . Tout comme Orol, mais pour des raisons fort différentes, Fernández peut être considéré comme un ‘«’ ‘ auteur ’», c’est-à-dire un cinéaste imprimant à ses films une tonalité toute personnelle qui permet de différencier sa production des autres. Celle-ci se distingue également par sa qualité sur le plan technique. Tous ces éléments sont considérés par Julia Tuñón, spécialiste du metteur en scène, et qui l’a longuement interrogé sur sa vie professionnelle et personnelle, comme définitionnels de ce créateur singulier. Il est selon elle :
‘[…] l’un des plus importants réalisateurs du cinéma mexicain des décennies 1940 et 1950 ; ensuite son influence décroît. Son style est résolument personnel et il a pu s’appuyer pour tourner ses films, dans ses meilleures époques, sur une équipe de première qualité, au sein de laquelle se détache la figure de Gabriel Figueroa, responsable de la photographie 657 .’Ces commentaires de Julia Tuñón assignent à Fernández une place de choix au sein de la création cinématographique mexicaine de l’époque dite classique. Pour expliquer la singularité de son œuvre dans le panorama cinématographique de son temps, Julia Tuñón a recours à des éléments biographiques, permettant selon elle de mieux percevoir les enjeux de son projet artistique. Ce réalisateur possède une forte personnalité trouvant sa traduction à l’écran dans des conflits mettant en scène des personnages aux prises avec des situations dramatiques et particulièrement insolubles, qui sont en quelque sorte l’expression de la tragédie du peuple mexicain. Julia Tuñón décrit le cinéaste en ces termes :
‘Un homme qui est le produit de la Révolution, fier de son origine indigène, qui privilégie l’art populaire dans ses films, chez lui, dans les fêtes qu’il donne et dans les vêtements qu’il porte. Un homme, enfin, qui décante et purifie le peuple pour atteindre son essence 658 .’Sur le plan dramatique, Fernández cherche à imaginer des intrigues où l’essence même de l’être humain est en jeu, à travers des conflits particuliers trouvant leur incarnation dans l’histoire. Il s’intéresse surtout à l’histoire du monde rural mexicain qui lui permet d’articuler ces grandes oppositions transformant les existences humaines en destins. Car Fernández s’attache à décrire et à mettre en scène principalement le monde rural, qui est pour lui porteur de toutes les valeurs pures, non entachées encore par la modernité. Cela a été justement souligné par Julia Tuñón :
‘El Indio Fernández concibe a México como una estructura eterna en la que los seres humanos viven con gran tensión el intento de vivir su propia vida, de no ser devorados por la inmanencia. Los individuos están en conflicto entre la libertad y el destino, y deben elegir entre la protección o la intemperie. Se trata de une lucha entre cultura y naturaleza 659 .’Cette analyse de la dramaturgie de Fernández montre à quel point ses films ne connaissent pas le juste milieu, et fonctionnent sur le mode de l’excès, tant en termes dramatiques que stylistiques. C’est pourquoi son genre de prédilection est le mélodrame, puisqu’il lui offre la possibilité d’exprimer sa vision dramatique de l’univers à travers une forme appropriée sur le plan générique. Conformément à ce que l’écriture mélodramatique permet de mettre en place, l’univers construit par Fernández apparaît ‘«’ ‘ sous tension ’», pour reprendre l’expression que nous avons utilisée en décrivant les mécanismes mélodramatiques. Cette tension s’incarne à travers des personnages particuliers dans les films de Fernández, comme le souligne à juste titre Paco Ignacio Taibo I :
‘En la filosofía del ‘Indio’ el mundo mexicano está parcelado de manera conveniente y ejemplar: los indígenas, entre los que se alista, son los desterrados del paraíso, los humillados de la tierra, los seres a redimir. Los buenos de una dualidad elemental. Los mestizos ejercen el papel de traidores a su sangre y los blancos extranjeros son los rapaces, los que volverán a su tierra llevándose el producto del robo 660 .’Les éléments de l’histoire mexicaine sélectionnés et la façon de les mettre en scène sont intimement liés à une conception particulière de l’histoire politique du Mexique contemporain. Emilio Fernández célèbre les vertus d’un monde rural en passe de disparaître sous les coups impitoyables de ses occupants illégitimes, ce qui lui permet de valoriser à l’extrême un monde indigène n’existant déjà plus et n’ayant sans doute d’ailleurs jamais existé tel que les films le décrivent. La forme et le fond sont intimement liés pour faire passer un message humain, à la fois politique et moral, comme l’indique Julia Tuñón :
‘Le cinéma d’Emilio Fernández concilie le sens plastique, l’esthétisme, la beauté des prises de vues, la splendeur des images et le soin qui leur est apporté […]. Il faut préciser que son cinéma n’a pas de prétentions au réalisme ou au naturalisme. Malgré son goût pour le paysage, la réalité créée par lui est celle d’un monde propre, avec un code de valeurs particulier […]. En dépit des apparences, le cinéma d’Emilio Fernández n’est pas un cinéma critique. Son territoire est ailleurs, il est celui des croyances profondes, des rituels qui les représentent. Il touche au monde sacré 661 .’Dans un tel contexte, l’originalité d’un film comme Víctimas del pecado tient tout d’abord à l’espace urbain dans lequel il se situe, car la ville n’est pas le théâtre habituel des films de Fernández. Sa singularité tient également à la mise en place d’une thématique liée à la prostitution, fort peu traitée dans le reste de sa production, si l’on excepte des films tels que Las Abandonadas ou Salón México. Autre grande nouveauté dans ce film, la mise en scène de numéros de danse, s’inscrivant directement dans la lignée des films de cabaret, et qui constituent ainsi un authentique hapax dans la production filmique du cinéaste. Dans ce film, Fernández fait une incursion dans des terrains qui lui sont habituellement peu familiers, du moins sur le plan thématique. Julia Tuñón insiste sur le fait que l’image de la femme véhiculée par cette œuvre est conforme à celle que l’on retrouve dans le reste de la production du cinéaste, en s’appuyant sur l’exemple de Rosa, qui sacrifie son enfant à l’autorité masculine représentée par le souteneur : ‘«’ ‘ En ’ ‘Victimas del pecado’ ‘, la madre verdadera de Juanito prefiere a su hombre, asustado y rechazante de la paternidad […]. Ha sido antes mujer obediente que madre’ 662 . »
Cette observation est juste, mais elle passe sous silence la construction originale du personnage de Violeta, incarné par Ninón Sevilla, aux antipodes des images féminines traditionnelles du cinéma de Fernández. Ainsi, la figure éminemment sacrificielle de María Candelaria dans le film qui porte son nom semblant d’une certaine façon avoir donné sa marque de fabrique à la femme dans l’univers cinématographique de Fernández : victime capable de souffrir de façon extrême, sans se plaindre de son sort qu’elle accepte avec une résignation exemplaire. Dans cette perspective, Violeta fait figure d’exception puisqu’elle parvient à tenir tête aux personnages masculins qui voudraient l’enfermer sous leur autorité. La marque de l’influence cubaine dans le film se donne à voir dans ce personnage : si Violeta n’est pas présentée comme Cubaine, elle est du moins placée sous la protection et le parrainage de Rita Montaner, intervenant en tant qu’artiste cubaine haute en couleurs. Ce statut particulier du personnage dans l’économie narrative du film lui permet de tenir tête à tous ceux qui incarnent l’autorité et le pouvoir, et de jouir d’une certaine forme d’impunité, visiblement liée à son caractère propre, mais aussi à son origine nationale. De cette façon, la présence même de ce personnage, présenté comme cubain, prenant à plusieurs reprises la défense de Violeta, est à l’origine de la création d’un personnage féminin doté d’une autonomie d’action et de pensée bien plus grande que les autres dans l’œuvre du cinéaste.
Sur le plan du traitement esthétique du récit, Víctimas del pecado possède les traits caractéristiques de la production de Fernández, en particulier à travers la mise en œuvre d’éclairages spécifiques donnant à ses films en général, et à celui-ci en particulier, une grande qualité en termes de résolution visuelle. Les recours expressifs offerts le cinéma lui permettent de proposer des images saisissantes, et de créer une atmosphère très travaillée, notamment à travers la mise en œuvre de références à l’univers visuel du film noir dès la première séquence qui plonge le spectateur dans un univers urbain nocturne. Ces recours visuels permettent également de souligner dans les images elles-mêmes l’élément innovant du film : la représentation de personnages féminins autonomes, et même dotés d’un certain pouvoir. Dans une séquence du film, alors que les prostituées ont été arrêtées suite à une altercation très violente entre Violeta et le souteneur, elles se retrouvent toutes au poste de police. Le cadrage les montre en rang, formant une file qui apparaît interminable et envahit littéralement les locaux du commissariat, tandis que la caméra les saisit dans un travelling arrière qui s’arrête au moment où Violeta, la dernière à apparaître, entre dans le champ. Lors de l’apparition des prostituées, celles-ci fument des cigarettes, ce qui est un de leurs attributs. Alors que le souteneur proteste, il est rabroué par un policier, puis Violeta commence son réquisitoire contre lui auprès du juge, ce qui débouchera finalement sur son incarcération. Les personnages féminins dans ce film représentent une forme de rébellion originale, magistralement emmenée par Rita Montaner, puis Violeta-Ninón Sevilla.
En ce qui concerne La Rosa blanca, si la participation dans le projet de Gabriel Figueroa permet de rattacher cette œuvre à l’ensemble de la production de Fernández sur le plan esthétique, la mise en scène proposée de la vie de José Martí est pour le moins décevante, car son existence semble enfermée dans des conflits personnels, d’abord avec sa famille, puis avec ses compagnes féminines. Dans ce cas, plus de révolte, mais au contraire l’acceptation de la part de ces femmes de la nature révolutionnaire du destin de leur amant, même si c’est au prix d’une séparation. Les discours d’ordre politique prononcés par le personnage sont des affirmations fort générales de sa vocation révolutionnaire, même s’ils sont le plus souvent fondés sur des écrits de Martí. Une voix off vient ponctuer les différents épisodes, et présenter la progression du destin du personnage, tant sur le plan chronologique que géographique. L’influence cubaine dans ce film est davantage une affaire de discours, et elle ne se traduit visuellement que dans la dernière partie du film, alors que le héros regagne Cuba pour participer activement à la lutte insurrectionnelle. Les éléments mis en avant par Fernández sont ici les plus convenus : des palmiers sous toutes leurs formes, dont les palmes fouettées par le vent servent à indiquer les moments de grande tension dramatique. Autre emblème de Cuba, le drapeau dont il est également fait usage aux moments clés du film, souvent dans un schéma d’opposition par rapport au drapeau espagnol.
Si l’on retrouve bien des éléments propres de l’écriture de Fernández dans ce film – notamment à travers les cadrages et l’éclairage de son fameux chef opérateur – l’ensemble fait davantage penser à une œuvre de commande – qu’elle est – qu’à une réalisation d’auteur. Ainsi, c’est justement au moment même où Fernández a l’occasion de filmer directement à Cuba qu’il en propose une traduction en images superficielle et convenue, tandis que dans son film qui n’était lié à l’île que de façon indirecte, la présence d’éléments plus déterminants oriente la lecture de l’ensemble du film. Cela montre que dans son cas comme dans les autres, le fait de tourner à Cuba n’est pas une condition suffisante ni même nécessaire pour que l’influence du pays voisin se fasse sentir dans les films. Mais une telle influence ne doit pas être évaluée seulement en termes esthétiques : elle requiert également une appréciation qualitative sans laquelle sa prise en charge ne serait pas complète.
Ce « prestige » est notamment lié au succès qu’a remporté son film María Candelaria (1943), dont Emilio García Riera rappelle les principales étapes : « María Candelaria fue presentada en dos festivales europeos, el francés de Cannes y el suizo de Locarno en 1947. En Cannes obtuvo uno de los once grandes premios concedidos; en Locarno, Pedro Armendáriz fue premiado con un segundo lugar como actor; en ambos festivales fue premiada la fotografía de Gabriel Figueroa. Estos no fueron sino los primeros de una larga lista de premios internacionales concedidos al cine del Indio Fernández, y, sobre todo, a los trabajos de Gabriel Figueroa. Para la crítica de cine extranjera, el realizador y el fotógrafo pasaron no sólo a representar sino a ser el cine mexicano […]. » Breve historia del cine mexicano, p. 167.
Julia Tuñón, « Emilio Fernández : un regard derrière les grilles », p. 205.
Ibid., p. 207.
Julia Tuñón, Los Rostros de un mito. Personajes femeninos en las películas de Emilio Indio Fernández, p. 36.
Paco Ignacio Taibo I, El Indio Fernández, Mexico, Editorial Planeta mexicana, 1991, p. 110.
Julia Tuñón, « Emilio Fernández : un regard derrière les grilles », p. 212-213.
Julia Tuñón, Los Rostros de un mito. Personajes femeninos en las películas de Emilio Indio Fernández, p. 149.