III. La question des moyens et de la qualité

III A. Jugements qualitatifs et projet scientifique

Proposer un bilan sur les films de notre corpus, et voir dans quelle mesure ils contiennent des éléments susceptibles de constituer une esthétique originale sert notre propos sur le genre, son élaboration et ses manifestations. Toutefois, ces réflexions ne sauraient rendre compte à elles seules des caractéristiques du corpus. Il faut en effet prendre en compte la question de la qualité des œuvres, déterminante en ce qui concerne ces films, et permettant en grande partie d’expliquer la réception dont ils sont l’objet. Pour autant, nous n’adoptons pas une attitude de critique, car tel n’est pas l’objectif de notre travail. Notre intention n’est pas tant de juger les œuvres que de trouver les éléments leur conférant une cohérence générique. Or, dans une telle perspective, la valeur esthétique des films est un élément dont la prise en charge est indispensable. Nous rejoignons ici les considérations de Paulo Antonio Paranaguá :

‘L’étude du mélodrame, par définition étude des formes, ne saurait faire l’économie d’une évaluation esthétique. Ce terrain, pas plus que d’autres, est indissociable du plein exercice de la fonction critique. Rien ne serait plus pernicieux, pour ne pas dire ridicule, que d’encenser en bloc aujourd’hui ce que l’on condamnait hier, de transformer en mode ce qui naguère était le comble du démodé […]. Non, Emilio Fernández et Roberto Gavaldón ne peuvent être ravalés au même niveau que des tâcherons empressés comme Juan Orol ou José Bohr 663 .’

Les metteurs en scène auxquels Paranaguá fait référence s’inscrivent pleinement dans notre réflexion, l’esthétique de certains réalisateurs mexicains connaissant un certain infléchissement lorsque ceux-ci intègrent dans leurs films des éléments de la culture cubaine. Paranaguá, suggère que l’on ne peut pas comparer Fernández et Orol sans proposer une évaluation esthétique de leurs films.

Sans prétendre les mettre sur le même plan, nous pouvons tirer quelques conclusions des observations antérieures sur les infléchissements de la pratique de ces deux cinéastes. La qualité moyenne de leurs films n’est pas équivalente, loin s’en faut. Tous les commentateurs du cinéma mexicain se sont attachés à souligner la valeur esthétique des films de Fernández, qui a su s’entourer de techniciens de qualité au service de son projet cinématographique, en particulier avec le chef opérateur Gabriel Figueroa. Celui-ci a contribué à donner aux films de Fernández un éclairage particulier. Le lien entre le cinéaste et son chef opérateur est très étroit, les deux contribuant à la mise en place d’un univers cinématographique original, comme le souligne Carlos Monsiváis : ‘«’ ‘ Figueroa traduce magníficamente las intuiciones del Indio, equilibra con la fuerza de las imágenes las disparidades del relato, y rectifica con la belleza visual el desarreglo de la trama’ 664 . » Les choix opérés par le chef opérateur se posent avant tout en termes esthétiques, il travaille ombres et lumières pour donner une image aussi saisissante et belle que possible du monde qu’il est en train de créer aux côtés du réalisateur. Sa contribution à Víctimas del pecado fonctionne exactement de cette façon, comme il l’indique lui-même :

‘Tuve muy buenas oportunidades visuales para desarrollar la foto de esta película. Mojábamos el empedrado de las calles y a contraluz filmábamos todo; de esta forma, la fotografía adquirió una gran fuerza […]. A mí me gusta mucho esta película, pues en ella tuve la oportunidad de capturar el paisaje nocturno de la ciudad 665 .’

Si le film constitue un changement radical dans les éléments mis en scène, la façon dont ceux-ci sont abordés reste conforme à la pratique cinématographique que le tandem Fernández-Figueroa avait adoptée pour ses autres œuvres.

Chez Orol, les préoccupations d’ordre esthétique sont largement moins présentes. La différence entre les deux tient sans doute à la valeur accordée au medium cinématographique, et en particulier à sa capacité à délivrer des messages d’identification morale. Cette préoccupation n’est pas absente du projet cinématographique de Fernández, loin s’en faut. Mais la question est résolue dans ses films à travers une préoccupation pour la dimension visuelle et esthétique au service du message moral. Cette association est justement décrite par Alejandro Rozado, qui évalue le cinéma de Fernández dans son contexte de création, c’est-à-dire l’âge d’or du cinéma mexicain. Nous assistons selon lui à la mise en place de toute une série de signes visuels et esthétiques permettant de représenter à l’écran une certaine vision du monde à l’œuvre dans les films :

‘De la beata actitud que compone al melodrama, que toma partido de antemano por los ‘buenos’ valores contra los ‘malos’, la tragedia visual del Indio Fernández se desarrolla en un reiterado replanteamiento de la lucha entre los valores tradicionales de la ‘comunidad mexicana’ y los valores del progreso 666 .’

Le travail du cinéaste est pensé avant tout comme un travail sur le genre et ses conventions, dimension que nous ne retrouvons pas dans les mêmes proportions dans l’œuvre de Juan Orol. Ce dernier a en effet en partage les mêmes préoccupations d’ordre moral, mais il choisit de les résoudre davantage à travers les discours produits dans les films qu’à travers la mise en œuvre de recours visuels spécifiques. C’est ce qu’indique la présence en exergue de bon nombre de ses films d’une introduction prononcée par le metteur en scène s’exprimant directement face à la caméra (Madre querida) ou en voix off. Si les films d’Orol mettent en place une esthétique propre, les procédés visuels sur lesquels celle-ci se fonde sont bien plus rudimentaires que ceux mis en œuvre dans les films de Fernández. Le montage semble plus hésitant, à l’image de Sandra, la mujer de fuego où des plans de vagues venant se briser contre le Malecón interrompent à de nombreuses reprises le fil du récit sans justification apparente.

En ce qui concerne le jeu des acteurs, si les films de Fernández ont pu se caractériser par leur dramatisation excessive, celle-ci semble se justifier à l’intérieur de l’univers cinématographique créé par le cinéaste, déchiré entre des lignes de force et d’opposition inconciliables. Dans un tel contexte, il est logique que les personnages, pris dans des conflits insolubles, soient interprétés de façon à mettre en avant des positions absolues qui ne semblent pas vouées à trouver une résolution. Dans les films d’Orol, la situation est fort différente, et dans bien des cas l’interprétation des acteurs est extrêmement artificielle.

Dans Thaimí, la hija del pescador, l’actrice Mary Esquivel récite son texte sans grande conviction, ce qui enlève autant de crédibilité à son personnage. Dans les scènes de cabaret, elle n’est visiblement pas douée de la dimension sensuelle de Rosa Carmina par exemple. En ce qui concerne les interprètes masculins, ils ne sont pas en reste sur le plan de la médiocrité, comme le montre l’interprétation du héros de La Mesera del café del puerto par Julio Capote. Alors qu’il est en train de donner un récital retransmis en direct à la radio, il interrompt sa chanson ‘«’ ‘ Nadie me ama ’», et s’en justifie ainsi auprès de son public :

Ricardo : Respetable público, tanto ustedes los aquí presentes como a los que me escuchan, les pido mil perdones por esta interrupción. Al mismo tiempo les suplico me permitan ir al teléfono, pues la persona que le urge hablarme, quizás no vuelva a verla. Se trata de la mujer amada, la que pensaba hacer mi esposa. Pero de una operación que acaba de hacer, se encuentra agonizando, y quiere hablarme. ¿Me permiten ir al teléfono?
Le public, [à grands renforts de hochements de tête] : Sí, sí…
Ricardo : Muchas gracias. [Il sort]’

L’artificialité de cette scène se dégage du texte lui-même, affichant une absence totale d’adéquation entre le lien d’amour supposé unir les deux personnages et la façon dont Ricardo évoque sa fiancée. Sa façon de s’adresser au public n’est pas sans rappeler celle pratiquée par Orol lui-même dans certains de ses prologues. La situation est par ailleurs fort incongrue, en particulier dans la façon dont le personnage justifie l’interruption de son programme musical auprès de son public. Mais le texte n’est pas le seul en cause ici : le jeu de l’acteur 667 , s’appliquant à réciter, et le montage de la séquence, dans un champ-contre champ, où alternent des plans du chanteur et de son auditoire médusé, est particulièrement mécanique. Soulignons enfin le caractère invraisemblable de la fin du dialogue entre le chanteur et son public, qui l’autorise en chœur à quitter la scène pour aller parler à ‘«’ ‘ la mujer amada ’».

Mais dans les films d’Orol, le pire acteur est sans doute le réalisateur lui-même, notamment dans Siboney. Ses déclarations d’allégeance à la lutte indépendantiste cubaine sont particulièrement solennelles et empesées, contribuant à mettre en évidence toute l’artificialité de l’allusion au contexte historique, déjà apparente dès le prologue : les bouleversements politiques de Cuba à l’époque ne sont convoqués que pour illustrer l’histoire d’amour unissant les personnages principaux de l’intrigue.

Ces exemples montrent que l’évaluation générique de ces films ne peut se faire en dehors de considérations esthétiques, d’autant qu’il apparaît finalement que celles-ci peuvent contribuer à définir le genre d’un film, comme nous allons à présent le montrer.

Notes
663.

Paulo Antonio Paranaguá, « Au-delà du kitsch », Cinémas d’Amérique latine, mars 1993, n°1, p. 12.

664.

Carlos Monsiváis, Gabriel Figueroa: la mirada en el centro, Mexico, Porrúa, 1994, p. 26.

665.

Ibid., p. 141.

666.

Alejandro Rozado, Cine y realidad social en México. Una lectura de la obra de Emilio Fernández, Guadalajara (Mex.), université de Guadalajara, 1991, p. 61.

667.

Il n’est pas inutile de rappeler ici que cet acteur interprète également le rôle de José Martí jeune dans le film de Fernández. Dans les deux cas, les remarques que nous venons de formuler quant à la « qualité » de son interprétation sont valables. Dans La Rosa blanca, ces traits artificiels et hiératiques se font plus appuyés, sans doute pour donner davantage de présence aux maximes révolutionnaires que le personnage ne cesse de déclamer.