Si la question de l’évaluation qualitative mérite d’être posée, ce n’est pas seulement pour proposer une critique des films, mais pour montrer que leur qualité peut être un élément supplémentaire de leur désignation générique. Les genres au cinéma sont distribués, outre leurs caractéristiques syntaxiques et sémantiques, en fonction du budget qui leur est alloué, et qui a bien entendu des répercussions importantes sur la qualité des films eux-mêmes. Les grands studios deviennent les tenants des films prestigieux, tandis que les structures plus modestes doivent se contenter d’exploiter les filons commerciaux ouverts par les majors. Cela est tout à fait conforme à la description de la formation des genres au cinéma proposée par Rick Altman : une fois les raisons du succès découvertes, on continue de les appliquer pour rentabiliser le plus possible la trouvaille. Ainsi, les petits studios travaillent en quelque sorte à partir des miettes laissées de côté par les grands.
Dans le contexte de notre corpus, cette situation dans laquelle on retrouve une structure de production centrale, et une autre que l’on pourrait qualifier de périphérique, fonctionne à un double niveau. Tout d’abord entre les studios nord-américains et les mexicains, puisque les productions des premiers règnent en maîtres sur les écrans latino-américains en général, et mexicains et cubains en particulier. Ainsi, même s’il se montre capable d’inventer des genres originaux – le cas de la comedia ranchera est sans doute le plus éclatant à cet égard – on peut dire que le cinéma mexicain s’inspire largement des canons esthétiques venus du nord, comme nous avons pu le montrer à travers l’influence du film noir visible dans nos films. Mais cette adaptation est en même temps une forme de dégradation par rapport au modèle : du film noir, la production mexicaine ne retient qu’une atmosphère et des éclairages particuliers, ce qui est une façon de vider en quelque sorte le genre de sa substance.
Mais il ne s’agit là que d’un premier niveau, puisque les films étudiés se trouvent eux-mêmes dans une situation périphérique par rapport à l’ensemble du cinéma mexicain en termes de production. Les films de notre corpus ont été produits en marge des grosses structures de production nationales. Plusieurs d’entre eux ont été produits par les frères Calderón (Aventurera, Sensualidad, Coqueta), dont Eduardo de la Vega nous indique que l’un d’entre eux, Pedro, était en 1943 ‘«’ ‘ hasta entonces mediano productor y distribuidor’ ‘ 668 ’ ‘ ’». D’autres films ont été produits par des producteurs indépendants (Ambiciosa par Alfonso Rosas Priego, María la O par Armando Amador). En ce qui concerne les films de Juan Orol, de Juan José Ortega, et celui de Ramón Pereda, ils ont été autofinancés par les réalisateurs. Cela pose évidemment un problème de rentabilité, comme l’a souligné J. Villegas dans un mémoire qui se veut un bilan de la situation de l’industrie cinématographique nationale :
‘Como acontece en cualquier industria en proceso de formación, en la cinematográfica se han constituido infinidad de empresas productoras, muchas de las cuales han tenido una vida efímera, produciendo una sola película, para luego desaparecer […]. Otra buena parte de las empresas constituidas han tenido una producción raquítica y muy irregular, como es el caso de ‘producciones Orol’ […]. Sólo un reducido número de Compañías productoras ha tenido una actividad regular importante: Films Mundiales, Clasa Films, Grovas, Filmex y otras 669 .’Ce constat est dressé au début de la période qui nous intéresse, et l’on y voit déjà apparaître Juan Orol parmi les réalisateurs qui financent leurs films eux-mêmes, ce qu’il continuera de faire jusqu’à la fin de sa carrière. Les noms des maisons de production cités à la fin de ce passage sont en fait ceux des plus solides parmi les entreprises mexicaines, s’imposant au fil du temps : aucun de nos films n’a été produit dans le cadre d’une telle structure. C’est pourquoi on peut considérer que les films du corpus ont été produits de façon périphérique par rapport aux structures de production dominantes dans le pays. Ainsi, ce que nous avons dit à propos de la réécriture générique entre les studios nord-américains et leurs homologues mexicains vaut tout autant entre les structures de production du pays lui-même. Les maisons les plus puissantes peuvent se permettre des films plus prestigieux en termes de budget, et même de casting, tandis que les petits producteurs à l’origine de nos films doivent réduire leurs ambitions sur ce plan. Nous constatons par exemple que María Félix, l’actrice mexicaine la plus prestigieuse dans le pays à l’époque, n’apparaît dans aucun de nos films, pas plus que ses équivalents masculins Jorge Negrete ou Pedro Infante… Paranaguá a souligné la différence existant entre Ninón Sevilla et María Félix sur ce plan :
‘Au Mexique, après la guerre, la sexualité est plutôt associée à la danse, avec Ninón Sevilla et autres rumberas importées de Cuba […]. Les provocations de Ninón Sevilla valent bien celles de María Félix […]. L’une et l’autre ont beaucoup voyagé au cours de tournages, mais seule María Félix reste un mythe vivant 670 .’Toutes ces remarques nous conduisent à penser, à la suite de Raphaëlle Moine, que l’on peut voir dans les structures mêmes de production de ces films l’emprise des genres. La pratique générique n’est affichée comme telle que dans les petites structures ayant besoin de faire référence à des formules à succès dont elles escomptent tirer un certain bénéfice. Au contraire, la politique des grands studios tendrait à occulter ce phénomène pour mettre en avant d’autres éléments représentant leur prestige, en particulier les acteurs de renom qu’ils ont sous contrat, ou des metteurs en scène dont l’esthétique originale permet de les considérer comme des auteurs. Dès lors, le fait de produire des films faisant clairement référence à un genre préétabli – ce qui est le cas des films du corpus, pour lesquels cette référence se donne à voir dès les affiches – peut devenir synonyme de production de piètre qualité :
‘Dans ce cas, le genre, par son jeu de conventions, est donc aussi un moyen de réaliser des films à moindre coût, au point que la notion de ‘film de genre’ finisse par être confondue, dès lors qu’on sort du cadre hollywoodien, avec celle d’un cinéma bis, producteur de séries de films à petit budget 671 .’L’appartenance au monde des structures de production indigentes – tout du moins si on les compare à celles qui sont à l’origine des films plus prestigieux – débouche sur la mise en place de conventions génériques autonomes, en marge de celles que le cinéma plus ambitieux développe. C’est en imitant des films plus coûteux, tout en manquant des moyens financiers, techniques et humains pour le faire, que les metteurs en scène de tels films finissent par créer une esthétique particulière, presque malgré eux. C’est du moins l’analyse proposée par Charles Tesson à propos des ‘«’ ‘ séries B ’», à laquelle nous souscrivons d’autant plus qu’elle s’adapte parfaitement au cas de nos films :
‘Uniquement constituée pour renflouer les salles, toute visée artistique en est absente, même si elle a fini par imposer un style de mise en scène, quelques principes de base, fort simples, sur l’utilisation des décors et de la lumière, ce savoir-faire ayant engendré un art brut, propre à la série B, à la fois sauvage et stylisé, plus riche et plus varié que les figures imposées du cinéma hollywoodien classique 672 .’Même si les films étudiés ne sont pas à proprement parler des ‘«’ ‘ séries B ’» au sens strict du terme – celui-ci désigne en effet un contexte de production précis, géographiquement circonscrit et chronologiquement daté – nous pouvons malgré tout les ranger sous cette désignation, qui a évolué au fil du temps pour se rapprocher progressivement de celle, évoquée par Raphaëlle Moine, de «‘ cinéma bis »’, c’est-à-dire d’un cinéma produit en marge des canons esthétiques et financiers, ce qui est bien le cas de nos films. La description que propose Charles Tesson de la dynamique créatrice présidant à l’élaboration de cette forme de cinéma va dans le sens d’une revalorisation de ce dernier. Il s’agit d’une attitude clairement revendiquée par l’auteur. Mais sa référence en termes de série B est ‘«’ ‘ la période américaine de Lang »’, dont il nous dit qu’elle représente ‘«’ ‘ l’emblème de cette alliance esthétique par le bas’ ‘ 673 ’ ‘ »’. Nous devons bien avouer, pour reprendre les suggestions de Paulo Antonio Paranaguá mentionnées plus haut, qu’il est bien difficile de comparer Fritz Lang et Juan Orol, même si l’on ne devait considérer que la production la plus médiocre du premier. Ainsi, en ce qui concerne nos films, nous émettrons ici quelques réserves quant à l’enthousiasme manifesté par Tesson à l’endroit de la création ‘«’ ‘ B »’.
Mais une fois ces précisions apportées, ne peut-on pas montrer que ses remarques peuvent tout aussi bien s’appliquer aux productions de notre corpus ? Certaines séquences de nos films semblent pouvoir confirmer cette idée. Certes, on peut souligner à plaisir la naïveté de certains recours visuels, notamment ces palmiers et ces plages, omniprésents sur fond de musique romantique pour suggérer l’atmosphère tropicale. Il n’en reste pas moins que ce sont des éléments qui font pleinement partie de l’identification générique des films, en particulier pour ceux d’entre eux se déroulant à Cuba ou à Veracruz. Par ailleurs, certains d’entre eux se caractérisent par la façon dont ils exhibent certaines conventions du genre. Pour le meilleur, comme dans Aventurera, qui est en quelque sorte une manifestations paroxystique de tous les éléments novateurs mis en œuvre dans le mélodrame mexicain cubanophile. Ou pour le pire, comme dans les films de Juan Orol où la sensualité n’est plus suggérée mais au contraire si lourdement appuyée que l’on finit par penser qu’en effet, seules de telles productions permettent de libérer à ce point les fantasmes érotiques du metteur en scène. Même si ce type de mélodrame s’est complu à filmer des anatomies féminines généreuses, dans quel autre film sinon Sandra, la mujer de fuego aurait-on pu avoir un gros plan sur les fesses de l’actrice principale en train de danser une rumba endiablée au milieu de paysans concupiscents ? Ainsi, la médiocrité des réalisations n’empêche pas certains cinéastes d’imposer une esthétique propre, même si celle-ci reste discutable. Dans le cas d’Orol, Jorge Yglesias établit un lien entre les conditions de production et les choix esthétiques du cinéaste :
‘Adalid de los filmes de bajo costo, Orol tuvo el tacto de no exigir de sus insípidos actores lo que nunca hubieran sido capaces de hacer […]. Maestro supremo de la estética del descuido, Juan Orol prescindió olímpicamente de las más elementales leyes de la continuidad […]. Estos ejemplos demuestran que Juan Orol, junto a Welles, Mizoguchi, Tarkovski o Herzog, es un paradigma extremo de las teorías del cine de autor […] 674 .’L’ironie de ce texte ne doit pas être ignorée, mais Yglesias souligne malgré tout le fait que même les ‘«’ ‘ auteurs »’ les plus critiquables n’en restent pas moins des auteurs…
La modulation générique spécifique constituée par les films étudiés ne doit donc pas être considérée en dehors de toute référence à leur contexte de production, car il contribue à en expliquer les orientations esthétiques. Or il s’agit d’un élément dont les conséquences sont importantes dans l’évaluation et la réception des films.
Eduardo de la Vega Alfaro, Alberto Gout, p. 17.
J. Villegas, Industria cinematográfica nacional, p. 5.
Paulo Antonio Paranaguá, « L’Amérique latine, des velléités aux mythes », Jean-Loup Passek (dir.), Stars au féminin, Paris, Centre Georges Pompidou, 2000, p. 252-253.
Raphaëlle Moine, op. cit., p. 64.
Charles Tesson, Photogénie de la série B, Paris, Cahiers du cinéma, 1997, p. 8.
Ibid., p. 7.
Jorge Yglesias, « Kabuki tropical », Un Extraño en el paraíso, La Havane, Letras cubanas, 1996, p. 44-46.