III C. Bilan de l’émergence d’une esthétique

Arrivés au terme de cette réflexion, et après avoir observé comment la question de la qualité des films se trouve au cœur de leur identification générique, ces remarques permettent d’apporter un éclairage nouveau sur l’ensemble de cette production. Si les films proposent la mise en place d’une vision du monde cohérente qu’ils ont largement en partage, on ne peut pas pour autant les mettre exactement sur le même plan. Ainsi, ils peuvent être envisagés comme un ensemble générique homogène, mais cela ne doit pas masquer les différences entre eux, manifestes non seulement dans leurs thématiques, mais aussi sur le plan de leur qualité.

Sur le premier point, les coproductions mexicano-cubaines ont fourni le corpus de films s’intéressant le plus directement à des phénomènes culturels cubains spécifiques, en particulier ceux ayant trait aux pratiques religieuses de la santería. Même si leur traitement apparaît très superficiel, on ne peut que constater leur présence dans de tels films, tandis qu’ils disparaissent des mélodrames mexicains cubanophiles. Tous les films ont en revanche en partage une vision spécifique de leurs personnages féminins, tant à travers les rôles qui leur sont attribués qu’en ce qui concerne leur position dans le schéma actantiel. Ainsi, on peut dire que si les films ont en commun certains traits structurels spécifiques, qui trouvent naturellement leur traduction dans des éléments esthétiques et thématiques, ces derniers bénéficient d’un traitement relativement différencié selon la production concernée.

Reprenant les différents éléments analysés, nous pouvons proposer un bilan de leur mise en œuvre dans les films. Pour chacune des catégories actantielles, thématiques et esthétiques abordées, des lignes de force et des lignes de partage se dégagent. Il convient donc à présent de proposer une vision synthétique de ces réflexions, afin d’observer les points communs et les différences entre les mélodrames mexicains cubanophiles d’une part et les coproductions mexicano-cubaines d’autre part. Nous pourrons de la sorte en tirer les conclusions qui s’imposent en termes de genre.

Tableau 16 : Bilan des éléments présents dans les films
Tableau 16 : Bilan des éléments présents dans les films

Ce tableau permet de formuler quelques conclusions en termes d’évaluation générique du corpus. Deux catégories apparaissent pour classer les éléments mis en œuvre dans les films : ceux liés au genre mélodramatique en général d’une part, et ceux impliquant une référence à des spécificités cubaines d’autre part. Cela met en évidence les modes de différenciation qui apparaissent selon les films concernés. En ce qui concerne les traits génériques les plus généraux, aucune différence ne se fait jour entre les mélodrames mexicains cubanophiles et les coproductions mexicano-cubaines. Cela confirme leur appartenance au genre mélodramatique, dont ils mettent en œuvre les éléments à la fois syntaxiques et sémantiques.

Le domaine permettant de faire apparaître des divergences est celui du traitement dans les films d’éléments plus directement liés à Cuba. Cette catégorie, si elle contribue à la mise au jour de la thématique des films, n’en remet pas en cause pour autant la désignation générique. Quelques disparités sont significatives. Sur deux plans, les deux catégories de films proposent une vision équivalente : la mise en scène d’une femme comme spectacle, dans les milieux du cabaret, et le recours à des formes musicales et chorégraphiques spécifiquement cubaines. Deux observations peuvent être formulées à ce propos. Tout d’abord, il s’agit de deux éléments intimement liés dans les films, puisque c’est le plus souvent dans les cabarets que les personnages féminins peuvent se livrer à leurs numéros de danse. En ce sens, le cabaret est le milieu naturel dans lequel la musique et la danse cubaines trouvent le moyen de se donner à entendre et à voir. Par ailleurs, il s’agit de deux éléments dans lesquels les stratégies commerciales ne sont pas absentes, ce qui contribue à expliquer pourquoi on les retrouve à l’œuvre à parts égales dans nos deux sous-ensembles.

Finalement, seuls deux domaines marquent une opposition nette entre les deux, et nous constatons qu’ils sont eux aussi complémentaires, puisqu’il s’agit de la référence directe à Cuba d’une part, et de la construction d’un espace exotique d’autre part. Toutes nos réflexions sur l’espace et la dimension référentielle des films ont fait apparaître que les coproductions sont celles qui, sur ce plan, distillent le plus d’éléments de référence à la réalité cubaine, en même temps qu’ils proposent une vision fantasmée et stéréotypée du pays. Dans ce domaine, l’image que proposent les mélodrames mexicains cubanophiles est plus diffuse, et leur tendance à l’exotisme se circonscrit davantage aux milieux du cabaret. Seuls font exception à cette règle les films se déroulant à Veracruz, dont ils mettant en œuvre une image ‘«’ ‘ tropicale ’» conforme à celle en vigueur dans les films tournés à Cuba.

Ainsi, les éléments permettant de différencier les films sont relativement marginaux en termes d’identification générique, car ils ne portent que sur des éléments périphériques et non pas définitionnels du genre. Il convient de mettre au jour et de souligner de telles différences, afin de bien montrer que les mélodrames mexicains cubanophiles et les coproductions mexicano-cubaines ne sont pas tout à fait équivalents et encore moins superposables dans les représentations qu’ils proposent. Mais il faut également en limiter la portée : ces films possèdent suffisamment d’éléments en commun pour former une modulation générique spécifique du mélodrame mexicain traditionnel, où interviennent des traits originaux, tant sur le plan actantiel, que thématique ou esthétique.

En ce qui concerne la qualité esthétique proprement dite des films, des différences surgissent, permettant de dessiner la même frontière entre les deux sous-ensembles. D’une manière générale, les films produits au Mexique sont qualitativement supérieurs à ceux réalisés à Cuba, pour des raisons tenant essentiellement à deux facteurs : d’une part, le Mexique jouit de structures de production plus efficaces, et d’autre part, les films produits à Cuba le sont le plus souvent par des réalisateurs dont le prestige et le talent sont sujets à caution, comme l’exemple de Juan Orol a permis de le souligner. Ainsi, les films réalisés à Cuba sont souvent considérés comme plus routiniers, et seul No me olvides nunca, de Juan José Ortega, semble se détacher du lot tant il adopte un traitement au second degré du genre mélodramatique. C’est le seul film où le mot ‘«’ ‘ melodrama ’» est prononcé par un personnage : l’acteur mexicain Luis affirme qu’il s’agit d’une spécialité de sa collègue cubaine Rosita, faisant référence à la fois au type de films dans lesquels elle joue mais aussi à sa façon de gérer sa vie sentimentale.

Cette exception ne fait que confirmer la règle. L’analyse de la critique montre d’ailleurs que seuls les films mexicains cubanophiles parviennent à jouir d’un certain prestige, tandis que les coproductions sont largement critiquées. Il n’est ainsi pas étonnant de constater que le film mis en avant pour illustrer la catégorie ‘«’ ‘ prostituées ’» par Ayala Blanco est Aventurera. D’ailleurs, lorsqu’Eduardo de la Vega rédige son ouvrage biographique sur Juan Orol, il prend le soin de s’en justifier dans l’introduction, prouvant qu’il ne va pas de soi de s’intéresser à un tel cinéaste, dont les productions sont jugées de piètre qualité. Les films, par leurs similitudes et leurs divergences, font apparaître non seulement une modulation générique particulière du mélodrame mexicain, mais aussi la séparation entre le travail d’historien et de critique.