Conclusion

I. Bilan de l’étude

Le travail réalisé a mis en évidence l’intérêt d’une démarche double, à la fois théorique et contextuelle, dans le cadre des analyses génériques. Sur le premier point, nous avons choisi d’éviter autant que possible de partir d’une définition préétablie du mélodrame, pour chercher à en recréer les étapes sur le plan historique et les caractéristiques sur le plan esthétique. S’il était impossible de procéder comme si le genre n’existait pas, faisant d’un discours théorique élaboré pour le cerner un élément vraiment nouveau, la perspective adoptée a au moins permis d’effectuer un tri entre différents modes d’approche du genre.

Le mélodrame est né dans un contexte de contestation des pratiques dramaturgiques de son époque, autant dire que les discours critiques l’accompagnant lui sont contemporains et même consubstantiels : imaginé contre des formes de théâtres perçues comme dépassées – en particulier la tragédie – la théorie et la pratique du mélodrame ont été simultanées. Le détour, à la fois théorique et historique, par les sources littéraires du genre, a fait très rapidement apparaître une des grandes difficultés dans les études génériques en général, et dans celles consacrées au mélodrame en particulier.

Les commentateurs du mélodrame peuvent être classés en deux groupes relativement antagoniques : d’une part, ceux qui ne l’abordent que pour le vilipender, et d’autre part, ceux qui réfléchissent sur le genre et dans la lignée critique desquels nous nous inscrivons. La première attitude trouve sa justification au moment du surgissement du genre : celui-ci prône en effet le recours à des artifices spectaculaires pour édifier le public, et un mépris des conventions classiques ne pouvant que déplaire aux tenants d’un ‘«’ ‘ bon goût ’» défini à l’époque classique. Face à un nouveau genre dramatique battant en brèche les normes, les critiques contemporains de l’apparition du mélodrame s’empressent d’en souligner la médiocrité esthétique, exemplairement incarnée dans sa tendance à fonder son succès sur des effets scéniques, c’est-à-dire au détriment du texte lui-même. Or, la supériorité affichée de la dimension textuelle du théâtre sur sa dimension représentationnelle remonte à loin, puisque déjà Aristote laissait le soin aux scénographes – et non aux dramaturges – de se pencher sur la question.

L’hostilité de la critique à l’égard du mélodrame trouve son prolongement dans le contexte cinématographique : il était donc impossible de faire l’économie d’une mise au jour des motifs de sa mise en place dans le champ littéraire.

Revenons-en donc aux deux versants de la critique évoqués. Le premier dévalorise le mélodrame, au nom de présupposés esthétiques et idéologiques qui devaient être élucidés. Nous avons ainsi montré que, pris dans ce sens, le terme ‘«’ ‘ mélodrame ’» est une catégorie de jugement esthétique plus ou moins implicite, davantage qu’un outil d’évaluation générique. Tout ce versant du discours sur le mélodrame a ‘«’ ‘ brouillé les pistes ’», pour reprendre l’expression d’Anne Ubersfeld.

Or, notre étude s’est volontairement située dans le cadre de la deuxième tendance : celle qui privilégie le retour aux sources génériques, et tente de mettre en évidence les caractéristiques du genre sur le plan formel, dans une perspective synchronique, mais aussi ses évolutions, dans une perspective diachronique. Il ne s’agissait pas d’ignorer la façon dont le mélodrame a pu être dévalorisé, mais au contraire de la comprendre, de la constituer non pas en forme de jugement mais en objet d’étude car elle est, outre les critères esthétiques dégagés, un des liens unissant le mélodrame littéraire et le mélodrame cinématographique. D’ailleurs, la troisième partie de notre étude a fait apparaître cet héritage critique sous la plume des historiens et analystes du cinéma au Mexique et à Cuba.

L’analyse a donc trouvé un intérêt théorique consistant à ne pas limiter les définitions génériques à une simple histoire du genre, ou à une élucidation de ses traits syntaxiques et sémantiques. La mise en place de l’analyse d’un corpus de films précis, a permis de mesurer le degré de pertinence des éléments avancés dans le cadre définitionnel. Dans le cas des films étudiés, nous avons pu montrer comment l’avènement d’un mode de production particulier débouche sur la formation d’une modulation générique originale du mélodrame mexicain.

Le résultat de cette analyse a apporté différents éclaircissements. Tout d’abord, nous avons montré que l’apport cubain sur le mélodrame mexicain dépasse la simple dimension ornementale, voire touristique, que les Cubains eux-mêmes dénonçaient. L’incorporation des mélodies et rythmes cubains fait partie d’un vaste processus de diffusion de cette musique à échelle continentale, à laquelle participe son investissement dans les films. Par ailleurs, le fait que les films mettent abondamment en scène les milieux du cabaret permet de mesurer une évolution par rapport au mélodrame mexicain traditionnel : depuis l’avènement du cinéma parlant, le Mexique a complaisamment mis en scène des personnages de prostituées, décrits par de nombreux historiens et analystes du cinéma mexicain de façon relativement monolithique comme un personnage de ‘«’ ‘ victime ’». Or, la caractérisation de la rumbera, matérialisant à l’écran l’adoption par le cinéma mexicain de traits culturels cubains, a opéré un profond bouleversement dans le schéma actantiel classique du mélodrame mexicain. Monsiváis le soulignait à juste titre, le personnage de la rumbera constitue un infléchissement dans les codes génériques, autorisant une représentation des figures féminines plus autonomes, et moins manichéenne qu’à l’origine.

D’autre part, l’association du cabaret et de ses formes musicales privilégiées – en particulier le boléro et la rumba – permet d’étaler sur les écrans un érotisme absent jusqu’alors dans le cinéma mexicain, du moins sous la forme exacerbée que lui donne sa mise en scène chorégraphiée – il suffit de rappeler les numéros de danse de Ninón Sevilla dans Aventurera, ou de Rosa Carmina dans Sandra, la mujer de fuego. En ce sens, l’influence de Cuba sur le mélodrame mexicain est plus déterminante qu’il n’y paraissait au premier abord.

Par ailleurs, l’étude du corpus choisi a permis de faire apparaître une ligne de partage entre deux types de production – au sens strict du terme – dont les conséquences en termes esthétiques ne sont pas négligeables. Les films considérés comprennent en effet d’une part des coproductions au sens strict, et d’autre part des films désignés comme des ‘«’ ‘ films mexicains cubanophiles ’», c’est-à-dire ceux produits exclusivement par des Mexicains au Mexique, mais où Cuba est bien présente, notamment grâce aux rumberas. Deux séries de différences se sont fait jour : d’une part, la première catégorie est majoritaire dans les films mettant en scène d’autres références à Cuba, à travers les rites afro-cubains et la mise en scène de conflits entre Noirs et Blancs. Cela tend à montrer que les Mexicains privilégient les danseuses de rumba du fait de leurs potentialités commerciales, au détriment de conflits plus autochtones.

Cette divergence en termes de contenu entre les coproductions et les films mexicains cubanophiles se traduit également dans la qualité moyenne des films. Cet élément a été pris en considération parce qu’il est fondamental dans la critique mélodramatique en général, mais aussi parce que dans le contexte cinématographique, la question de la qualité peut être un élément de qualification générique, comme l’a souligné Charles Tesson. Il apparaît que les films mexicains cubanophiles sont d’une qualité moyenne supérieure à celle des coproductions, pour diverses raisons exposées. Cette observation est intéressante en matière de définition générique : le pays possédant la plus importante structure industrielle en matière de cinéma est également celui qui produit les meilleurs films en termes esthétiques. Cela n’exclut pas une part de créativité chez certains metteurs en scène travaillant dans le cadre des coproductions, mais celle-ci est le plus souvent maladroite, voire involontaire comme le montre l’exemple de Juan Orol.

Finalement, ces analyses ont permis de mieux comprendre la réception dont les films ont été l’objet. Le mélodrame agit comme un ‘«’ ‘ révélateur historiographique ’», c’est-à-dire que la façon dont il est perçu nous en apprend davantage sur ceux qui le perçoivent que sur le genre lui-même. Dans ce contexte, la part d’idéologie à l’œuvre dans la critique joue un grand rôle, en particulier à Cuba où l’avènement de la révolution et la mise en place de ses nouvelles exigences, tant esthétiques qu’éthiques, explique que le mélodrame ait été voué aux gémonies jusqu’à une période récente.

En ce sens, l’analyse générique proposée a un intérêt historique indéniable, car elle a permis de mettre en évidence les présupposés critiques dominants dans chacun des deux pays. Elle a surtout souligné les grandes différences existant entre eux, qui tendent actuellement à se résorber : le genre n’est plus considéré d’un point de vue critique mais dans une perspective historique et analytique laissant moins de place aux jugements de valeur. Le travail proposé constitue une forme de synthèse des évolutions historiographiques à Cuba et au Mexique.