Le mode d’appréhension du phénomène générique proposé au cours de ce travail peut s’appliquer à l’étude d’autres genres. L’association d’une démarche théorique et de la prise en compte de ses applications contextuelles permet en effet d’envisager l’élaboration et la transformation d’autres modèles génériques, en évitant les deux écueils les plus souvent rencontrés dans le champ des études de genre : la formalisation théorique très générale, ne trouvant que de faibles investissements dans des œuvres concrètes, ou au contraire des études extrêmement ponctuelles ne rendant compte que de façon partielle des réalités génériques à l’œuvre. Le domaine de la recherche sur ce terrain reste largement ouvert, comme celui, plus général, de l’étude du cinéma latino-américain, comme le rappelle, non sans humour, Paranaguá :
‘[…] il reste beaucoup de zones d’ombre pour parfaire notre connaissance et accroître notre plaisir autour du cinéma mexicain. La bibliographie est sans doute déjà une des plus vastes d’Amérique latine (même en excluant celle sur Buñuel), mais le sujet est loin d’être épuisé : étudiants en manque de thèses, chercheurs et simples cinéphiles ont encore de beaux jours devant eux. À condition bien sûr que l’accès aux films ne soit pas remis en cause 675 .’‘«’ ‘ Parfaire notre connaissance ’» et ‘«’ ‘ accroître notre plaisir ’», tels sont les deux pôles complémentaires présidant à cette étude, comme nous le précisions en introduction. Ainsi, la boucle est en quelque sorte bouclée par les termes employés par Paranaguá…
La fin de l’extrait cité pointe toutefois une des limitations les plus importantes à la recherche dans le domaine cinématographique en Amérique latine, où nombre de copies de films sont introuvables, et où la conservation des archives laisse le plus souvent à désirer 676 . Nous avons d’ailleurs évoqué le fait que cette situation est éminemment redevable dans chaque pays des grandes orientations prises par les politiques de conservation des différentes institutions liées au cinéma. Une politique de conservation est avant tout une politique, et l’on comprend dès lors que des choix aient été opérés. Mais au-delà de ces problèmes, la question des moyens alloués à la recherche et à la conservation du patrimoine cinématographique se pose également bien souvent, surtout dans des pays considérés comme ‘«’ ‘ émergents ’» sur le plan économique. Le directeur de la Filmoteca de Mexico soulignait récemment ces difficultés :
‘Hoy, cuando las prioridades del mercado global y las políticas financieras reducen peligrosamente los flujos de apoyo en nuestros países, la producción cultural y las posibilidades de su conservación confrontan el riesgo de debilitarse gravemente 677 .’Le travail présenté se propose donc également de contribuer à sauvegarder un patrimoine cinématographique, en soulignant son intérêt sur le plan scientifique et culturel au sens large.
L’application d’une démarche scientifique à un objet paralittéraire – et le mélodrame en est bien un dans le champ de la littérature – ou même ‘«’ ‘ paraculturel ’», pour reprendre cette même désignation mais dans un cadre plus vaste, permet surtout d’éviter la tendance à l’évaluation axiologique qui prévaut souvent dans les études génériques. Le propos n’est pas de réhabiliter à tout crin des productions dont on peut véritablement considérer qu’elles laissent à désirer d’un point de vue qualitatif, comme nous avons eu l’occasion de le montrer. Toutefois, l’approche analytique de ce type de corpus évite de considérer comme quantité négligeable sur le plan de la recherche toutes les productions culturelles de masse, dont la relation avec un public nombreux reste malgré tout un mystère que bien des commentateurs se gardent d’explorer. Comme le rappelait Christian Metz :
‘Il ne sert à rien de répéter sans cesse que le ‘seul cinéma intéressant’, le seul que l’on aime, est précisément celui qui ne raconte pas d’histoire : attitude commune dans certains groupes et qui ne va pas sans esthétisme idéaliste, révolutionnarisme précipité ou désir d’originalité à tout prix. Imagine-t-on un historien dont les sympathies iraient à la république et qui pour cette raison jugerait inutile l’étude de la monarchie absolue 678 ?’Ce point de vue exprimé par le sémiologue, par la comparaison posée avec le travail de l’historien, suggère qu’il ne faut pas confondre la sphère des jugements personnels et celle de l’évaluation théorique. Metz relie d’ailleurs l’attitude de ceux qui refusent de prendre en compte certains phénomènes culturels à leur ‘«’ ‘ élitisme ’», ou à leur ‘«’ ‘ révolutionnarisme ’», ce qui est conforme aux analyses menées dans la troisième partie de notre travail.
Les aléas de la critique et de la recherche sur ce plan permettent ainsi de valoriser la démarche consistant à allier la perspective théorique et la perspective historique. L’affirmation d’une méthode claire pour traiter un sujet douteux – ou ‘«’ ‘ futile ’», pour employer un terme d’Antoine Prost – donne à l’analyse de phénomènes considérés comme peu sérieux une assise scientifique dont ils semblent parfois avoir davantage besoin que des sujets plus académiques. La comparaison de Metz avec les choix et méthodes des historiens semble ici d’autant plus pertinente que ces questions ont été soulevées dans le champ historique, où les distinctions entre sujets d’étude acceptables ou non dépend en réalité du regard posé par l’historien sur eux et non des sujets eux-mêmes 679 .
L’évaluation des critères de pertinence d’une désignation générique se fait nécessairement en fonction de leur investissement dans des œuvres concrètes. Sur ce plan, notre travail mériterait de se voir prolongé par la prise en compte du phénomène des remakes, qui fait déjà l’objet d’un certain nombre d’articles. L’un d’entre eux, comparant Salón México (et les films de cabaret de l’‘»’ ‘ âge d’or ’» en général) et Danzón (María Novarro, 1991) met en évidence la permanence de l’élément musical et de sa fonction particulière dans le mélodrame mexicain au fil du temps. Dolores M. Tierney souligne que Danzón est un prolongement des films des années 1940 assignant à la femme un nouveau rôle dans la société, et les films mentionnés montrent que l’esthétique définie au cours de notre travail trouve une prolongation dans le cinéma mexicain le plus récent 680 .
L’argument avancé par Tierney est que Danzón semble fonctionner par rapport au mélodrame mexicain classique de la même façon que le mélodrame lui-même par rapport à d’autres genres : il actualise et radicalise des éléments mis en place par d’autres formes, comme nous l’avons montré dans le rapport entretenu avec la tragédie dans le champ littéraire :
‘El uso de boleros y canciones populares no es sólo fruto de la nostalgia de una época en la que estaba en boga el sentimentalismo sino que supone la feminización de temas románticos ‘patriarcales’. Se actualizan, así, los códigos del cine mexicano clásico en el que, por lo general, no tenían mucha cabida ni el deseo de la mujer ni el punto de vista femenino 681 .’Le surgissement du mélodrame mexicain de cabaret, où les apports cubains sont essentiels, marque un infléchissement dans la représentation des personnages de prostituées dans le cinéma classique. Ses répercussions sont durables, et permettent à leur tour des réinvestissements esthétiques bien des années plus tard, dans des films où cet héritage est clairement assumé comme point de référence, comme l’atteste dans ce cas le recours à des formes musicales particulières.
Paulo Antonio Paranaguá, Le Cinéma mexicain, p. 22.
Cette situation ne vaut sans doute pas pour cette seule région du globe, mais elle y constitue un frein indéniable à toute entreprise analytique d’envergure.
Iván Trujillo Bolio, « La memoria compartida: cooperación para la preservación fílmica en Iberamérica », Cuadernos de la Filmoteca, Madrid, Filmoteca española, 1999, p. 10.
Christian Metz, Le Signifiant imaginaire, Paris, Editions Christian Bourgois, 1984 (1977), p. 172.
Antoine Prost se demande à juste titre : « De quel droit affirmer que les amours de Mme de Pompadour ou l’assassinat de Darlan sont des questions futiles, alors que l’histoire des mineurs de Carmaux (R. Trempé), celle de la représentation du rivage (A. Corbin) ou celle du livre au XVIIIe siècle méritent d’être traitées ? C’est la profession historienne qui décide de la recevabilité de telle ou telle histoire et détermine ses critères d’appréciation », Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 88.
« Danzón rinde homenaje no sólo a Salón México sino también a otros melodramas mexicanos sobre mujeres perdidas como Aventurera, Santa o La Mujer del puerto. Las películas de cabareteras, el típico cine de baile de los cuarenta, proponen – sin tapujos – historias simbólicas sobre el nuevo papel de la mujer en la esfera pública. », Dolores M. Tierney, « Tacones plateados y melodrama mexicano: Salón México y Danzón », Archivos de la Filmoteca, février 1999, n°31, p. 216.
Ibid., p. 220.