III. Mise en perspective : révision culturelle

La revalorisation de la recherche mélodramatique, non pas en termes d’appréciation esthétique 682 mais en termes scientifiques permet de poser la question d’une authentique relation entre de telles productions et leur public. Une analyse du mélodrame dans ses structures profondes, et dans leurs actualisations dans un groupe d’œuvres dans un cadre spatio-temporel donné, permet de soulever de tels problèmes. La confrontation de la dimension théorique des études mélodramatiques avec un corpus de films précis permet de voir confirmées ou infirmées les idées dominant la réflexion sur le genre.

À la lumière de certaines avancées dans le domaine de la critique et de l’analyse mélodramatiques, Gastón Lillo indique que la façon de considérer le mélodrame est actuellement redevable d’une modification des cloisonnements entre culture d’élite et culture de masse, caractéristique selon lui de la perspective post-moderne 683 . Cette nouvelle sensibilité à l’égard des productions culturelles de masse permet de les reconsidérer : elles ne sont plus conçues comme aliénantes mais au contraire comme potentiellement subversives. Cette perspective semble d’autant plus légitime que les films étudiés sont minés de l’intérieur par divers éléments qui contredisent le discours moralisateur affiché par le genre. Il est d’ailleurs significatif de constater que Lillo illustre ces réflexions par le cas des mélodrames liés à la prostitution et au milieu du cabaret : cela montre que l’objet de notre étude se trouve au cœur de ce renouveau des problématiques mélodramatiques 684 .

Ainsi, la lecture actuelle du mélodrame est moins monolithique que par le passé, et prend en compte les différents niveaux d’interprétation que peut offrir le genre. Cela permet de remettre en question l’univocité moralisatrice qui lui a longtemps été prêtée. Malgré tout, Lillo prend le soin de souligner que ces ‘«’ ‘ recyclages ’» vont dans un seul sens : celui de l’intégration par les sphères les plus prestigieuses de la culture des productions dites de masse, la trajectoire inverse restant soumise à caution :

‘En la posmodernidad son principalmente las obras del gusto hegemónico las que recuperan o reciclan a los productos de la llamada baja cultura. Es más, toda tentativa de la baja cultura por reciclar arte culto sigue siendo considerada como una degradación, como une pérdida de lo que Bourdieu llama ‘la distinción’. Es el caso por ejemplo del kitsch 685 .’

Le point de vue est illustré par le cas de Como agua para chocolate, roman de Laura Esquivel (1989) adapté au cinéma en 1992. Le roman et le film sont fondés sur ce que Lillo appelle l’‘»’ ‘ adhésion empathique du pastiche ’», constituant en fait un ‘«’ ‘ hommage ’» au genre mélodramatique retravaillé. Or, cette tendance dépasse de loin le cadre particulier de ces deux œuvres, et un prolongement possible de nos réflexions sur le genre peut être recherché dans le domaine littéraire 686  : une passerelle peut être établie ente ces deux domaines souvent renvoyés dos à dos de façon catégorique, permettant de réhabiliter les films étudiés sans toutefois tomber dans l’écueil du camp ou de la distance ironique. Si le mélodrame étudié tire son origine du champ littéraire, il apparaît que la littérature s’est à son tour alimentée de ces productions pour créer un univers fictionnel particulier. Ce phénomène mériterait d’être étudié de manière systématique, mais il est déjà possible, en s’appuyant sur les œuvres existant et les commentaires – nombreux dans certains cas – de leurs exégètes, de formuler quelques pistes pour mener à bien une réflexion en ce sens.

Tout d’abord, il convient de signaler qu’un certain nombre d’auteurs latino-américains 687 revendiquent l’influence cinématographique au sens large sur leur propre écriture, en particulier l’Argentin Manuel Puig, pour qui cette référence fut un principe d’écriture. Nous pouvons également mentionner des auteurs comme Mario Vargas Llosa et son roman La Tía Julia y el escribidor (Pérou, 1977), Zoé Valdés (Cuba) avec Te di la vida entera (1996), Guillermo Cabrera Infante (Cuba) avec La Habana para un infante difunto (1979), ou encore Como agua para chocolate. Chacun de ces écrivains met en pratique les relations entre film et roman de façon différente, mais ils possèdent en commun certains traits permettant de les rapprocher.

Il existe chez certains une correspondance entre la structure et le contenu narratif des romans et les critères retenus pour définir le mélodrame au cours de notre travail. Cela peut être mesuré à travers la prise en compte du cadre spatio-temporel des œuvres, mais aussi du système des personnages : ce qui était valable dans les films l’est visiblement aussi dans la littérature telle qu’ils la pratiquent. D’ailleurs, cette référence est assumée car ces romans évoquent directement le mélodrame cinématographique classique, ou certains éléments qui lui sont particulièrement proches, comme la chanson ou le roman feuilleton.

Cela atteste une volonté de réhabiliter sur le plan culturel des phénomènes liés à la culture populaire, revendiqués dans le champ littéraire, comme l’affirme Puig : ‘«’ ‘ Como la palabra ‘folletín’ está tan desprestigiada, se me ocurrió que poniéndola debajo del título ya obligaba al lector a una lectura crítica especial a no esperar ‘literatura’ con mayúscula; advertirle que venía una cosa distinta’ 688 . » Cet extrait pose le roman dans le contexte d’un débat entre culture prestigieuse et culture populaire, qui semble trouver une forme de synthèse précisément parce que les formes de culture de masse se trouvent intégrées dans le champ de la littérature, malgré la dénégation employée par Puig.

Mais l’intérêt de ces romans ne repose pas seulement sur la mise en écriture de phénomènes traditionnellement associés à la culture populaire. En effet, cette référence est à la fois revendiquée et mise à distance, parce qu’elle est exhibée dans ses mécanismes et son fonctionnement. Ainsi, le narrateur se prend souvent à souligner les excès mélodramatiques dans lesquels se débattent les personnages, montrant qu’ils se considèrent comme des personnages de mélodrames, ce qui en désamorce du même coup les effets, car le mélodrame est peu enclin à jouer du second degré. Le rapport instauré entre le texte littéraire et son lecteur exige de la part de celui-ci une reconnaissance des codes culturels investis par l’écriture 689 . Il s’agit donc d’un authentique ‘«’ ‘ travail ’» demandé au lecteur à partir de ses propres références culturelles : la récupération par la littérature du mélodrame et de son univers implique un effort de reconstruction, ce qui signifie que l’on s’éloigne sensiblement des modèles génériques eux-mêmes fondant leurs procédés sur une identification de l’instance spectatorielle aux œuvres. Le travail littéraire consiste à envisager le mélodrame sous forme de citation, en s’appuyant sur un modèle générique systématiquement mis à distance : les mécanismes génériques fonctionnent alors comme des clichés à l’échelle du genre, selon le procédé analysé par Michael Riffaterre 690 .

Chez Vargas Llosa, la recréation dans le roman des milieux du feuilleton radiophonique fonctionne sur le mode parodique, les épisodes créés par Camacho devenant de plus en plus délirants. Mario de son côté souhaite devenir écrivain – et non pas ‘«’ ‘ escribidor ’» –, ce qui pose une claire dichotomie entre les activités des deux personnages. Chez Zoé Valdés et Cabrera Infante, les romans proposent au lecteur de se (re)plonger dans l’univers culturel particulier de La Havane des années 1950, celle qui justement est mise en scène dans les films : Cabrera insiste sur la découverte du cinéma, clairement liée à celle de l’érotisme ; Valdés entraîne ses personnages dans les cabarets les plus prestigieux de l’époque.

Dans tous les cas, l’œuvre romanesque propose une mise en scène parodique des éléments présents dans les films : ceux-ci se trouvent réinvestis dans les romans avec une certaine distance teintée d’humour, qui ne vise pas à ridiculiser les phénomènes convoqués, mais au contraire à les intégrer à un plan différent, celui de la littérature : ‘«’ ‘ La parodie est, structurellement, un acte d’incorporation. En tant que telle, elle ne cherche pas à avilir ou à tourner en ridicule le matériau d’arrière-plan, mais plutôt à tomber d’accord avec lui via l’ironie’ 691 . » Tout cela fait apparaître une dimension absente des films, mais omniprésente dans les romans : une perspective nostalgique de la part d’écrivains qui tentent de faire revivre une réalité sociale et culturelle disparue. Dans l’échantillon considéré, le roman le plus ancien date de 1969, c’est-à-dire un moment où les codes cinématographiques se sont profondément transformés. En ce sens, le travail proposé par les écrivains permet de réconcilier la vision camp et l’hommage à des formes culturelles revalorisées du fait de leur intégration dans le champ littéraire. Puig synthétise parfaitement cette perspective :

‘A mí me interesa sobremanera el territorio del mal gusto, porque creo que el temor a caer en un soi disant mal gusto nos impide el recorrido de zonas especiales que pueden estar más allá del mal gusto […]. Me interesa también el sobresentimentalismo de cierto cine: a ver qué hay más allá de eso, a qué responde esa necesidad, qué satisface eso en el público […]. Los boleros… Por ejemplo, hay boleros kitsch de Agustín Lara que, no sé, a mí me tocan cierta fibra que… ¿qué pasa? Simplemente con reírse y tomarlo en broma no creo que esté la operación completa, ¿verdad 692 ?’

La réhabilitation esthétique prônée trouve un écho dans la considération scientifique dont de telles manifestations de la culture populaire peuvent faire l’objet. En ce sens, le terrain de l’investigation est encore largement inexploré.

Notes
682.

Celles-ci ne peuvent pourtant pas être totalement exclues de la réflexion, comme le soulignait à juste titre Paranaguá. Toutefois, la nécessité s’impose de dissocier les deux modes d’appréciation : ce n’est pas parce qu’une production culturelle donnée est considérée comme esthétiquement discutable qu’elle doit être rejetée hors du champ de la recherche intellectuelle. Les deux ne sont pas exclusifs mais plutôt complémentaires.

683.

« Esta nueva percepción es producto de una serie de fenómenos: el declive del imperativo de la impresión de realidad como rector de producción de sentido, la entrada en crisis de los metarrelatos que explicaban el mundo y, de manera general, el cuestionamiento de las categorías básicas del texto narrativo-representativo-clásico », « El reciclaje del melodrama y sus repercusiones en la estratificación de la cultura », Archivos de la Filmoteca, 1994, n°16, p. 66.

684.

« Apuntando en esta dirección Peter Brook observa por ejemplo que en el melodrama clásico teatral francés, ‘el espectador reconocía implícitamente que independientemente del triunfo ulterior de la virtud, el instante que más lo fascinaba era el del reinado del Mal’. En el caso de México de los años 40 y 50 se pueden suponer lecturas en este mismo sentido de ciertos melodramas de protitutas y cabareteras, que aunque acababan por lo general siempre mal, representaban un atentado a la moral católica con la que se identificaba al melodrama », Ibid.

685.

Ibid., p. 66-67.

686.

Une histoire des relations entre culture littéraire et culture populaire, et l’intégration progressive de la seconde par la première, est esquissée dans l’article de Carlos Monsiváis, « Ídolos populares y literatura en América latina », Boletín cultural y bibliográfico, Bogotá, 1984, vol. XXI, n°1, p. 47-57. Il souligne notamment le rôle essentiel joué par Manuel Puig et Guillermo Cabrera Infante dans ce brouillage des frontières culturelles.

687.

Nous nous limiterons à cette aire géographique et culturelle, qui comprend celle de notre étude. Cela ne signifie pas que d’autres pays, en particulier l’Espagne, pour rester dans le domaine hispanique, ne connaissent pas le même phénomène, parmi leurs écrivains récents.

688.

Saúl Sonowski, « Manuel Puig. Entrevista », Hispamérica, Buenos Aires, 1973, année 1, n°3, p. 73.

689.

« L’identité structurelle même du texte (comme parodie) dépend alors de la coïncidence, au niveau stratégique, de l’interprétation du lecteur et de l’intention de l’auteur. » Linda Hutcheon, « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, Paris, Seuil, novembre 1978, n°36, p. 469.

690.

« […] l’emploi des signaux tend à outrepasser ses buts, car en imposant le cliché à la conscience du lecteur, il le met du même coup en relief, il l’exagère : on passe alors du portrait à la charge, de l’imitation à la parodie. L’utilisation de moyens objectifs pour citer le cliché, pour le photographier, aboutit paradoxalement à un procédé très subjectif de caricature. », Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971, p. 178.

691.

Linda Hutcheon, op. cit., p. 476-477.

692.

« Encuentros con Manuel Puig », de Jorgelina Corbatta, Revista Iberoamericana, Pittsburgh, avril-septembre 1983, n°123-124, p. 597-602.