2.2. Les essais de classification des odeurs, des arômes, des goûts

2.2.1. Les odeurs

‘« Il est frappant que l’on ne puisse désigner une odeur qu’en utilisant la formule : “c’est une odeur de…”. Odeur de rose, odeur de jasmin […]. On chercherait longtemps en français comme en anglais un terme qui désignerait sans ambiguïté une odeur et seulement une odeur » (Holley, 1999, 129).’

Le problème posé par la dénomination des odeurs est terminologique : peu de termes spécifiques - équivalents par exemple aux couleurs bleu, jaune, rouge - désignent les odeurs alors que la possibilité de stocker les odeurs en mémoire est grande :

‘« il n’y a pas (ou peu) de formes lexicales stabilisées qui permettent au locuteur français de référer à un monde des odeurs à partir d’une doxa » (Dubois et Rouby, 1997, 16).’

Ce constat n’est pas spécifique à notre langue puisqu’il apparaît, à l’étude des lexiques de différentes langues, que les odeurs sont très peu lexicalisées et qu’il existe en proportion plus de termes négatifs :

‘« la recherche des termes olfactifs les plus usuels aboutit souvent à une liste réduite » (Boisson, 1997, 30) ;’

et :

‘« de manière générale, le lexique des mauvaises odeurs est plus fourni et plus diversifié que le lexique des bonnes odeurs […]. Ceci vaut pour les langues à riche lexique olfactif, y compris pour celles qui ne négligent pas le pôle positif » (id., 36) 60 .’

Pour étudier comment sont classées les odeurs, la première tendance a été de prendre pour modèle la catégorisation des couleurs dont l’étude est plus avancée (travaux de Rosch) et de partir de l’hypothèse qu’il existe, tout comme dans le domaine des couleurs, des substances de base. Or, plusieurs obstacles ont empêché d’avancer sur cette hypothèse :

La question de l’existence d’odeurs primaires (comme il existe des couleurs primaires) :

Des études 61 sur les anosmies partielles, dites sélectives ou spécifiques, chez des personnes qui ne perçoivent pas un ou plusieurs types déterminés d’odeurs n’a pas permis de confirmer le concept d’odeur primaire (ou fondamentale) :

‘« certains composés [très différents] entraînant des anosmies ont la même odeur » (Chastrette, 1995 60), ’

et la notion même d’anosmie doit être nuancée tellement les différences interindividuelles donnent lieu à des écarts de sensibilités extrêmement larges : on parle plutôt d’hyposmie.

‘« En réalité, si l’on parvient bien à synthétiser des couleurs à partir de quelques fondamentales, personne n’est jamais parvenu à reconstituer une odeur par le mélange de plusieurs odeurs soi-disant fondamentales » (Holley, 1999, 133).’

La discrétisation de la perception olfactive

Du fait de son caractère holistique, l’odeur ne peut être classable dans des ensembles aux frontières rigides. Le sujet, la percevant dans sa globalité uniquement, ne peut la mettre en mémoire autrement que comme un tout. Sa reconnaissance n’est pas le résultat d’une analyse collectivement approuvée, mais le fruit d’un apprentissage individuel dépendant des seuils de détection du sujet, même si :

‘« au fil du temps, les sujets semblent apprendre à se centrer sur le stimulus [...] et deviennent plus cohérents. La variabilité [de leurs réponses consistant à reconnaître les odeurs] intra et interindividuelle s’en trouve notablement réduite » (Rouby et Sicard, 1997, 65).’

Les parfumeurs pour leur part envisagent la notion de qualia. Pour la rose, par exemple, est définie la forme-rose comme :

‘« un ensemble de propriétés olfactives qui font que nous reconnaissons la physionomie rose » (Roudnitska, 1994, 24). ’

Et le qualia rose est cette forme-rose dépouillée « de certains de ses attributs » pour ne garder que ce qui en fait sa personnalité singulière. Représentatif de la “famille rose”, le qualia :

‘« est en quelque sorte l’âme commune de toutes les odeurs de rose, ce à quoi nous pensons d’abord quand on évoque devant nous le concept “odeur de rose”. […] c’est en somme le symbole-rose » (Roudnitska, 1994, 24).’

Ce concept, formulé plutôt sur l’intuition que par démonstration, serait à confronter avec la signification des termes note et côté utilisés par les parfumeurs et les dégustateurs.

  • La question de l’utilité d’une catégorisation des odeurs

Pour Chastrette, une classification des odeurs aurait sa raison d’être si elle était fonctionnelle, c’est-à-dire si, comme chez certaines espèces animales, les odeurs jouaient un rôle codifié dans les échanges d’information entre individus. Or, précise-t-il :

‘« les humains semblent à première vue communiquer très largement par l’audition et la vision et peu par l’olfaction » (1995, 55). ’

Les odeurs n’ayant plus de rôle vital dans la communication, leur usage, observé cependant chez le tout jeune enfant 62 , est par conséquent amoindri.

Faute de pouvoir s’aligner sur les recherches dans le domaine des couleurs, une deuxième piste s’est tournée d’un côté sur la consultation des lexiques existants et de l’autre sur l’observation des réponses données par des sujets testés. Les essais de classification les plus répandus ont consisté alors à répartir les odeurs selon leurs sources. Boisson les a ainsi classées en types d’odeurs saillantes et a pu, en confrontant ses données aux travaux déjà édités, définir quatre grands groupes :

‘« En premier lieu un groupe de types concernant les odeurs corporelles : (1) sueur et mauvaise odeur corporelle ; (2) urine ; (3) haleine fétide. […], on est frappé par la quasi-inexistence de l’odeur d’excréments humains (fèces). Ensuite un deuxième groupe concernant des matières organiques altérées et odeurs connexes : (4) pourri ; (5) rance ; (6) renfermé et moisi ; (7) brûlé. Puis un troisième groupe concernant les odeurs alimentaires animales : (8) poisson (le plus souvent pourri) ; (9) viande fraîche. […]. Puis un quatrième groupe concernant les odeurs d’animaux vivants (où dominent les capridés et les animaux à glande odorante, type civette) » (Boisson, 1997, 41).’

Les expérimentations de David et al. (1997) quant à elles ont permis de distinguer différents axes de classification visant à construire la dénomination des odeurs dont deux sont très nettement majoritaires : celui de la source (on “emprunte” le nom de la source odorante) et celui plus complexe de l’effet (lié au jugement d’agrément plaisir / déplaisir porté sur l’odeur) :

‘« Les axes les plus utilisés dans l’expression même d’une classe sont l’”effet” et la “source”, respectivement 10 et 7 fois [plus utilisés que les autres axes qui sont la “mémoire” et l’”intensité”] » (David et al. 1997, 17).’

Parmi ces tentatives de classifications, aucune ne semble satisfaisante :

‘« L’image ainsi fournie à travers l’emploi des différents axes de classification confirme que le domaine de l’odeur est un domaine peu codifié » (id., 18).’

Nous conclurons avec Holley :

‘« Nous retiendrons que les catégories olfactives sont très peu hiérarchiques, qu’elles semblent s’effectuer autour de prototypes qui ne paraissent désignés pour jouer ce rôle ni par la chimie des odorants ni par les propriétés des voies sensorielles » (1999, 139).’
Notes
60.

Rouby et Sicard l’observent en langue anglaise : « Il existe une certaine richesse de termes se rapportant aux mauvaises odeurs » (1997, 68). David et al. retrouvent dans leur corpus une majorité de réponses indiquant un “effet” de déplaisir et émettent à ce sujet l’hypothèse qu’« il aurait un consensus plus grand sur les odeurs perçues comme désagréables que sur les odeurs perçues comme agréables » (1997, 68). Ils observent d’ailleurs de moins grandes disparités dans les citations d’odeurs dites désagréables, celles-ci seraient donc les plus partagées. Ces mêmes réflexions rejoignent celles relatives aux travaux sur les dégustations relatés plus loin.

61.

Marcel Guillot en 1947 puis John E. Amoore de 1952 à 1967, cités par Chastrette (1995) et par Holley (1999).

62.

Cf. Montagner (1978, 239-243).