2.3.1. Les approches expérimentales

Lehrer (1975), s’est interrogée, en tant que linguiste, à l’occasion de dîners auxquels elle participait, sur les raisons qui pouvaient motiver des personnes, ainsi réunies, à parler du vin. Elle a voulu vérifier si, en présence du même vin, elles étaient capables de le décrire en utilisant les mêmes mots. Elle a tenté de rechercher d’abord, pour un même vin dégusté, quel degré de consensus pouvait exister entre des sujets dégustant séparément (leur tâche était de donner des descriptions individuelles par écrit) puis quels termes employés pouvaient faire l’objet de ce consensus. Le résultat de cette première expérience montre surtout des variations de jugement - autrement dit une faible homogénéité - dues à la subjectivité des dégustateurs (la plus grande fréquence d’utilisation d’un même terme de dégustation se retrouvait en fait chez un même sujet au fil des différentes dégustations).

Une deuxième expérience, au cours de laquelle le sujet doit tenter de reconnaître un vin à partir d’une fiche de dégustation écrite par un autre sujet, met en évidence les problèmes de lecture et d’interprétation des notes de dégustation. Lehrer arrive à deux conclusions :

  • la description des vins, lorsqu’elle est exécutée par des dégustateurs non-experts, ne permet pas d’identifier les vins ;
  • la communication des perceptions (tout au moins la transmission par le biais du canal écrit) est pratiquement vaine, si l’on exclut la réussite obtenue par les deux sujets qui avaient obtenu de bonnes réponses au test préalable de connaissance générale sur les vins.

Sa troisième et dernière expérience a pour objet d’analyse des productions orales puisqu’il s’agit de discussions entre les sujets mis deux par deux en situation de dégustation :

‘« Subjects sat at a table facing each other, and their task was to agree on a characterization by discussing the wines as they tasted them. Although I was interested in seeing whether there would be more group consensus with pairs than individuals, I was really more concerned with the process of communication : how one person can point out features of a wine to another - and also, if no agreement could reached on a point, whether the discussion would reveal different perceptual judgments or different linguistic usages » (1975, 916).’

Là non plus, Lehrer ne trouve pas de forme de consensus et son analyse la laisse sur sa faim. Elle constate que l’accord se fait généralement sur la préférence d’un vin par rapport à un autre (aspect hédonique) et non sur les odeurs et les goûts du vin (aspect organoleptique et / ou terminologique) alors que les cas de désaccord peuvent porter sur le choix d’un mot sans entraver pour autant l’interprétation du discours de l’autre :

‘« The fact that people apply words somewhat differently, and have different standards of comparison, does not mean that we can never know exactly what another speaker means. It is possible, at least in some cases, to discover those standards » (1975, 917).’

Lawless (1984) compare les descriptions de vins données par un groupe de sujets dégustateurs experts (entraînés ou professionnels) et un groupe de sujets non experts (inexpérimentés) puis étudie comment, lors d’une deuxième expérimentation, les sujets réussissent à apparier chaque description écrite avec un vin dégusté. Bien qu’il reste prudent vis-à-vis de l’interprétation de ses résultats, il signale la différence dans les productions écrites constatées entre les deux groupes :

‘« experienced subjects used more terms describing odor qualities and more terms with concrete (vs. abstract) references » (1984, 120). ’

Les termes concrets sont ceux qui réfèrent à un objet unique et identifiable :

‘« a concrete term is one for wich a physical reference standard could easily be found e.g., pineapple, bitter or yeasty ») 67 , ’

tandis que les termes abstraits sont ceux qui n’ont pas de référent physique patent (« e.g., made in a lab 68 , oak ») : ce sont les termes à caractère graduable (« relative terms e.g. full, dry, complex, elegant, attrative »), les termes généraux ou vagues (chemical), ou encore ceux qui expriment un jugement de valeur de la part du locuteur (drinkable).

Les performances gustatives et olfactives donnent des résultats différents : alors que les sujets non-entraînés sont capables de décrire le goût du vin en utilisant quantitativement presque autant de termes que les sujets entraînés, ils trouvent beaucoup moins de termes pour décrire l’aspect olfactif.

Lawless a cherché le consensus possible en évitant toute préparation des sujets testés qui entraîne toujours le risque d’une uniformisation des résultats comme il l’a constaté à la lecture d’autres recherches effectuées dans le domaine de la dégustation :

‘« The expertise of our subjects was not so standardized, left to the haphazard idiosyncratic experiences with wine undergone by individuals of different ages and different backgrounds in wine tasting » (id., 122).’

Ses conclusions sont moins formelles :

  • les experts utilisent plus de termes concrets et plus de termes relatifs au nez du vin que les non experts ;
  • ils réussissent mieux à apparier un vin à sa description écrite qu’un groupe de non-experts ;
  • une description, lorsqu’elle est produite par plusieurs dégustateurs (« composite description ») qu’ils soient experts ou non, possède une plus grande qualité informative qu’une description individuelle et les non experts les apparient mieux ;
  • la qualité informative en revanche n’est pas meilleure dans les descriptions individuelles des experts puisque le vocabulaire spécialisé (les termes concerts) n’aident pas les non experts.

Lawless (1985), s’étonnant du faible niveau de performance des sujets obtenu par Lehrer 69 , tente d’élaborer :

‘« an experimental procedure for evaluating the reliability and utility of complex flavour descriptions, as applied to wine flavour » (id., 98). ’

Il s’appuie sur deux constats :

  • Les performances d’identification d’odeurs s’améliorent si l’on présente dans le même temps au sujet testé une liste de descripteurs parmi lesquels figure celui de l’odeur testée ;
  • Le comportement et les réactions d’un dégustateur “naïf” (non entraîné) et du dégustateur expert sont différents : alors que celui-ci procède de manière stratégique et systématique (successivement : aspect visuel, arômes dans le verre, arômes en bouche), le dégustateur naïf, lui, tend à exécuter (trop) rapidement l’exercice et à réagir d’abord d’un point de vue hédonique, différenciant sur le mode dichotomique les vins qu’il aime et ceux qu’il n’aime pas.

Ses conclusions rejoignent celles de Lehrer à savoir que les mises en correspondance entre notes écrites et vins sont meilleures lorsqu’elles sont pratiquées entre experts et à la condition que les vins testés soient suffisamment dissemblables. Elles confortent aussi les postulats de départ : l’apprentissage et la motivation améliorent les performances du sujet, lui permettant de se construire une liste de référents probables 70 qui l’aidera à l’identification des perceptions.

Lawless, rapporté par Gawel (1997) a également mis en évidence en 1988 le fait que des sujets convenablement entraînés à la discrimination des odeurs avaient des réponses plus précises – donc plus sélectives - et plus régulières – donc plus cohérentes – que les sujets non entraînés quant à l’utilisation des descripteurs d’arômes.

Solomon (1990) confirme la supériorité du contenu informatif dans les descriptions faites par les experts : ceux-ci identifient mieux que les novices les caractéristiques (équilibre : alcool / acide / tannin) et la typicité (ou catégorie) de chaque vin et maîtrisent un ensemble de termes de dégustation plus précis. Sauvageot en rapporte ainsi les travaux :

‘« Dans une série d’épreuves où les sujets recevaient un vin et deux profils dont l’un avait été établi pour ce vin, les novices ne pouvaient apparier les vins avec des descriptions écrites par d’autres novices ou par des experts et les experts ne pouvaient pas apparier les descriptions écrites par les novices avec une fréquence correcte supérieure au hasard. En revanche, les experts pouvaient apparier les descriptions écrites par d’autres experts. Les experts ont entre eux une communauté de langage que n’ont pas les novices » (1996, 298).’

Gawel (1997), cherche à savoir si les sujets formés à la connaissance du vin et à la dégustation et préalablement entraînés (« the experienced and trained tasters ») donnent une description meilleure (de qualité informative plus grande) que les sujets non préparés à l’expérimentation, mais connaisseurs en vin (« the untrained but experienced tasters »). Les deux groupes sont des sujets australiens choisis pour leur bon entraînement lié à leurs activités relatives au vin (« a highly experienced group ») et une partie d’entre eux seulement pour avoir suivi une formation d’œnologie (« a highly experienced and formally trained group »). Aucune communication n’est autorisée entre les dégustateurs durant l’expérimentation.

Il résulte que les sujets préparés à l’expérimentation fournissent une description plus analytique, employant un plus grand nombre de termes de base (« underlined terms »), mais que, en revanche, tous, formés ou non-formés, apparient un vin à la description correcte sans forcément tenir compte de la nature descriptive de ces termes :

‘« A very high proportion of correctly matched descriptions also had no terms underlined suggesting a large number of panelists were not using specific cues for identification but were assessing the description as a whole » (id., 282).. ’

Les descriptions exécutées par les sujets formés ont cependant un contenu d’information effectif plus grand puisqu’elles sont mieux appariées que les autres.

Les termes utilisés sont classés en trois catégories :« concrete, vague, abstract » 71 . Pour apparier correctement un vin, les sujets formés prennent plus facilement en compte les termes dits “vagues” et “abstraits” de la description donnée, tandis que les sujets non-formés se reportent plus volontiers aux termes de base - sucré et amer surtout – :

‘« The principal difference between the trained and untrained groups were that the untrained subjects generally correctly saw concrete terms as being important cues while the trained subjects relied heavily on vague and abstract terms » (1997, 281).’

Cependant, quelles que soient la nature et la quantité des termes contenus dans les descriptions, leur interprétation a lieu sur un mode plus synthétique qu’analytique :

‘« […] the number of cues identified within a description had little effect on its likelihood of being correctly matched. Therefore, the trained panelists may also have been assessing wines in a synthetic rather than analytic fashion » (id, 282).’

Notes
67.

Autrement dit, l’ensemble des termes désignant les arômes du vin, comme le précise Gawell (1997, 272).

68.

ie. laboratory.

69.

, mais aussi par d’autres chercheurs que Lawell mentionne : « Similar exercices in matching wine descriptions to wine have shown similar poor communication, even when the descriptions were written by certified Masters of Wine » (1985, 103).

70.

Un sujet soumis à entraînement élabore progressivement une liste d’arômes (« a mental checklist ») lui permettant de dénommer les odeurs qui se présentent à lui, tandis qu’un sujet non-entraîné n’a que peu de repères linguistiques.

71.

Selon la catégorisation de Lawless (1984) : voir plus haut.