2.3.2. Les approches lexico-sémantiques

Dans la discipline linguistique, peu de travaux se sont intéressés au discours du vin. Nous en avons recensé quatre à ce jour : ceux des Américains Lehrer et Solomon et ceux de Coutier.

Lehrer (1983) utilise le discours sur le vin (« wine talk ») comme matériau d’étude en vue d’explorer les problèmes que posent en sémantique lexicale, la dénotation et les variations de sens liées au contexte (id., 218) : les termes énoncés en dégustation, soupçonnait-elle au premier abord, n’avaient que peu ou pas de sens et le discours lui-même ne pouvait servir qu’à amuser ou impressionner l’entourage du dégustateur (1975).

La première partie de l’ouvrage propose un classement du vocabulaire utilisé pour la description du vin. Les termes sont placés sur un axe - où le négatif figure aux deux pôles (le “trop” d’un côté, le “manque” de l’autre), le positif au milieu - et sont répartis en fonction des paramètres évalués en dégustation :

Ce classement dont les paramètres ne sont pas exclusifs (certains termes pouvant très bien en retenir plusieurs : sweet, balanced, mellow…) permet de comprendre :

‘« Whatever interpretation they may have will depend on whatever links can be found between some feature of their meaning and some semantic feature of a word that already has an interpretation in the wine domain » (id., 29). ’

La seconde partie est une analyse des dégustations de vin enregistrées par l’auteur, similaire à la première expérimentation (Lehrer, 1975), mais plus systématique et élargie à trois groupes de sujets distincts 73 , le but pour l’expérimentateur étant de répondre aux questions :

Il résulte des travaux que, si deux sujets d’un même groupe sont très souvent d’accord sur une caractéristique du vin (85), il n’existe cependant guère de constantes entre les groupes : les sujets, parlant la même langue et utilisant des mots semblables, les appliquent différemment et un même groupe peut montrer des différences sur un écart de huit mois (105, 111). L’accord est donc plus souvent observé à l’intérieur d’un même groupe et lors d’une même interaction.

La principale source de désaccords découle des variations de la sensation : celle-ci faisant appel à une échelle d’évaluation implicite et individuelle, la sensation sucrée par exemple n’est pas la même d’un sujet à l’autre. Une autre source de désaccords se localise au niveau des préférences : les termes sélectionnés sont dotés d’une valeur hédonique telle, qu’ils connotent inéluctablement les préférences du locuteur pour tel ou tel vin (85) et marquent ainsi les différences entre deux locuteurs.

Les conclusions de Lehrer sont, à ses yeux, plutôt décevantes : même si les sujets (non-experts) sont motivés et progressent dans l’utilisation et la précision des termes qu’ils emploient, la véritable transmission des informations est faible et le consensus espéré peu vérifié (111). Aucun moyen (communication écrite ou orale, échanges oraux sur le sens d’un terme utilisé) n’a permis de prouver qu’à une caractéristique du vin pouvait correspondre un terme et réciproquement. Si les experts de leur côté (troisième groupe), ont été, de loin, meilleurs que les simples œnophiles lors des tâches de descriptions du vin, étant donné leur pratique répétée de ce type d’activité (129), ils n’obtiennent pas de consensus plus grand pour ce qui est de juger un vin à leur gré (« agreement / disagreement ») ni de l’apparier à une description lorsque ce vin leur est présenté pour la première fois. Encodage et décodage des perceptions représentent donc une tâche difficile quel que soit le niveau de connaissance œnologique du sujet (129) :

‘« The experiments show that there is considerable miscommunication, demonstrated by the matching experiments, for example. Yet in the absence of such tests, speakers seem to think that they are communicating - that they mean the same thing when they use the same words. How can it be ? […] Simply learning more words and their intralinguistic connections does not garantee referential consensus » (id., 135).’

Se pose alors pour Lehrer la question de savoir quelles raisons amènent les gens à parler du vin et, puisque le consensus est pratiquement vain, en quoi ce discours peut-il être pertinent (« relevant »). Sa réponse est que le discours du vin, aussi technique qu’il puisse être, est un discours sur la perception et l’évaluation esthétique (semblable en partie au domaine de la musique : 218) et dont le vocabulaire ne peut être connecté avec des réalités vérifiables ou mesurables grâce à des instruments comme c’est le cas pour les sciences “naturelles” :

‘« Some terms like grape have fairly tight connection, while others, like grapy, have much weaker connection, and still others, like elegant, have still less connection, or at least their connection is mediated by the preferences of the speakers » (id., 218). ’

Par conséquent, parler du vin n’a pas pour but d’exposer des vérités :

‘« The function of an utterance like a bit of earthiness on the back of the palate in the aftertaste is not to state a thruth but to point out a quality » (id., 169).’

Lehrer avoue enfin n’avoir pas pu s’appuyer sur des résultats suffisamment fiables pour élaborer une réflexion qui donnerait une plus large place à la sémantique dans l’énonciation (218), étant donné qu’il existe, dans le domaine du vin entre autres, des termes qui manquent de référent spécifique et / ou posent des problèmes de précision sémantique.

Solomon (1991) pose la question de savoir s’il existe une manière “juste” de décrire une odeur, un goût ou un vin :

‘« what then is the right way to describe a taste ? » (id., 269)’

et si un terme comme presumptuous peut être non approprié pour un vin parce que considéré comme non fondamental et non scientifique vis-à-vis d’un autre tel que sweet. Il soutient que les différences d’interprétation observables entre les individus ou entre deux groupes (experts vs. novices par exemple) ne constituent pas un barrage, mais un élément de réponse sur le mode de compréhension des termes utilisés dans les descriptions des experts ou des novices. Sans rendre compte de résultats d’expérimentations propres, ses réflexions s’appuient sur différentes études relatives à la perception, à la catégorisation et à la dénomination.

‘« we tend to name objects according to the usual way in which we interact with them » (id., 284).’

et, pour un novice qui aborde la dégustation, elle se fait par niveaux de catégorisation successifs, de la même manière que l’enfant progresse dans la connaissance du monde. Cependant, le premier pallier de catégorisation en dégustation n’étant pas le plus objectif puisqu’il repose, même chez les experts, sur le critère hédonique :

‘«Pleasantness would seem to be a universally acknowledged feature » (id., 287),’

le problème de “justesse” de la description posé au départ n’est pas résolu.

La conclusion tend à distinguer le critère d’objectivité et celui de la validité des termes utilisés. Que sweet soit classé selon des critères plus objectifs que presumptuous explique qu’il peut être mieux compris par un novice, mais, l’hypothèse reste la même que celle posée au départ : si presumptuous a été jugé nécessaire à l’intérieur d’un groupe de dégustateurs pour décrire une qualité sensorielle précise, alors il n’a pas de raison d’être considéré comme incorrect :

‘« Assuming that it does convey some information among members of a particular expert community, that the members agree on the sensory qualities to which it refers, then presumptuous may be valid wine term. It may in fact represent description at a different level of classification than sweetness » (id., 290).’

Coutier (1994), linguiste, propose une analyse des termes de dégustation qui relèvent de la métasémie, c’est-à-dire de ceux qui, opposés aux termes propres :

‘« dénotatifs, non ambigus, correspondant à des perceptions sensorielles identifiées et répertoriées : acide, aigre, empyreumatique, sucré, etc. » (id., 663),’

ont recours à l’image, à l’analogie. Ces termes, attestés dans plusieurs comptes rendus de dégustation écrits 76 , se répartissent à l’intérieur de différents champs sémantiques dont celui du corps humain et celui de la réalité spatiale sont les privilégiés et constituent l’objet plus particulier de cette analyse. Après avoir posé les problèmes de codification des termes utilisés en dégustation, liés à la nature du référent et à la subjectivité de l’impression gustative, l’auteur définit la métaphore de dégustation en l’envisageant :

‘« dans son rôle de “suppléance dans la dénomination en l’absence de terme propre” [citant Le Guern, 1973, 68)] » (id., 666).’

Ces « champs sémantiques à l’origine de la métaphore » sont :

Une analyse détaillée des termes des deux premiers champs (être humain et espace) montre, à l’aide des définitions données par les lexiques spécialisés et de l’observation des relations syntagmatiques entre ces termes dans un même compte rendu de dégustation, comment une réalité sensorielle considérée comme une notion-clé (le plus souvent gustative : extrait sec, tannin, acidité, alcool…) est traduite en termes d’anthropomorphologie, d’anatomie, de force et comment :

‘« ces unités analysées forment un ensemble cohérent » (id., 673)’

du point de vue notionnel. Les termes issus de la langue commune et utilisés à des fins œnologiques, conclut l’auteur, répondent en fait à ce qu’elle appelle leur disponibilité métaphorique, c’est-à-dire leur capacité, signalée ou non par les dictionnaires, à être employés “par analogie”, au sens “figuré”, ou “par métaphore” : certains (le cas de charnu, ample, creux…) jouent sur une relation analogique satisfaisante pour contribuer à cerner une réalité sensorielle donnée, d’autres, plus ambigus ou polysémiques (le cas de étalé, large…), voient leur sens clarifié dans le cadre même de leur utilisation et c’est :

‘« l’absence de référent précis [qui] rend nécessaire la construction de références communes élaborées au sein d’un groupe autour d’une activité ou d’une pratique » (id., 673).’

Coutier (1997) poursuit son l’étude lexicale en l’axant sur le champ du corps dans le vocabulaire de la dégustation, ce champ ayant fourni et fournissant encore :

‘« de nombreux termes décrivant les impressions à proprement parler gustatives, c’est-à-dire qui correspondent à la troisième phase de la dégustation » (id. 68).’

Son analyse, à la fois historique et contemporaine, se fonde sur l’observation de textes “viniques” recueillis soit dans les dictionnaires, soit dans des ouvrages de spécialité 77  :

‘« Cette étude, qui s’appuie sur une perspective historique en commençant par l’analyse du terme corps appliqué au vin, vise à montrer de quelle manière ce champ s’est étoffé et comment les nouveaux venus, reliés morphologiquement et / ou sémantiquement à corps, se sont insérés, avec ou sans perturbation, dans le réseau existant. Le corpus contemporain est constitué de la nomenclature des lexiques spécialisés confirmée et complétée par des relevés issus d’ouvrages et de revues » (id., 68).’

Pour ce qui est de l’expression avoir du corps, dont la première attestation apparaît en 1680 (Richelet), la signification, d’abord implicite à travers l’exemple (vin qui a du corps), puis associée à des notions de consistance (épaisseur, profondeur, solidité…), ne devient “consacrée” qu’à partir de l’époque où elle est couramment utilisée (XVIIIème siècle) et définie avec précision dans un premier ouvrage spécialisé (1822).

Examinée dans le contexte actuel, la définition de corps en dégustation, en dépit de l’évolution des connaissances œnologiques et de l’approche gustative, est peu éclairante : trop de critères d’évaluation en dépendent (alcool, tanin, moelleux, extrait sec) et ne sont pas automatiquement spécifiés dans les lexiques ou les dictionnaires consultés 78 .

Après une description similaire du dérivé corsé puis de chair, terme sémantiquement proche de corps et de charnu, l’auteur analyse les soixante-dix “vocables” du champ qu’elle divise en sous-champs selon différents aspects du corps. Il apparaît que sont majoritairement productifs les aspects comme :

tandis que les membres et parties du corps (corsage, cuisse, fesse, jambe…) ne sont pas apparus dans les dépouillements contemporains.

La conclusion de l’auteur débouche sur le constat de l’emploi grandissant de termes, en majorité adjectifs, empruntés au champ du corps. Rares, et peu ou pas définis autrefois, ils visent actuellement à traduire un ensemble de sensations complexes et leur signification, malgré les variations individuelles persistantes, est mieux circonscrite. Le deuxième constat est que cette prolifération des termes figurant l’image corporelle du vin :

‘« a en outre entraîné la remétaphorisation de termes anciens comme force, puissance / puissant et vigueur / vigoureux, les insérant dans un réseau analogique cohérent » (id., 96).’
Notes
72.

La motivation n’est cependant pas toujours facile à trouver : pour feminine, par exemple, il n’est pas clair de définir quels traits sémantiques relient la féminité d’un individu à celle d’un vin. Selon Lehrer, « feminine connotes soft, smooth, light, round, perfumed, possibly sweet ” (id., 29) et un vin féminin sera avant tout interprété comme ayant au moins l’une de ces propriétés.

73.

Deux groupes de simples œnophiles : l’un dont les sujets ne se connaissent pas, n’ayant jamais dégusté ensemble auparavant, l’autre dont les sujets font régulièrement et fréquemment des dégustations ensemble. Un troisième groupe d’experts : étudiants en œnologie ou chercheurs dans le domaine du vin. Leur tâche était de décrire les mêmes vins, tandis qu’ils les dégustaient à l’aveugle. L’expérimentation s’est déroulée en plusieurs sessions :

- Les deux premières sont écrites, le sujet doit individuellement décrire le vin dans un premier temps puis désigner parmi une liste des termes les plus utilisés en dégustation ceux qui, selon lui, semblent donner une information sur le vin en question.

- Les troisième et quatrième sessions se déroulent sous forme de communication écrite : les sujets sont placés soit deux par deux (l’un décrit trois vins et l’autre doit ensuite les reconnaître d’après les descriptions), soit par groupe de trois pour apparier ensemble des vins et des descriptions données.

- La dernière session consiste, par groupes de deux sujets, à discuter, oralement cette fois, du vin qu’ils dégustent en même temps.

74.

… dont celle de Engen T. & Ross B.M. : « Long-term memory of odors with and without verbal descriptions » in J. Exp. Psychol. 100 (1973, 221-227), cité dans Solomon (1991, 283).

75.

Lawless et Engen (1977) introduisent à ce propos une notion souvent reprise dans la littérature concernant les odeurs : ils parlent de tip-of-the-nose phenomenon pour expliquer le “vide“ possible entre la perception de l’odeur jugée familière et sa dénomination (« the gap between verbal functions and olfactory perception ») :

« A common laboratory experience is to smell an odour, realise that it is something you have smelled before, but be unable to name it. This is a sort of ‘tip-of-the-nose’ phenomenon, in similarity to the ‘tip-of-the-tongue’ state we sometimes experience when searching for the right word », Lawless (1985, 99).

76.

Textes viniques consignés dans deux revues spécialisées : La Revue du Vin de France et Le Rouge et le Blanc parues entre 1980 et 1993.

77.

Pour chaque terme recensé sont indiquées : la date de la première attestation, sa présence (marquée +) dans un lexique spécialisé avant puis après 1980, son attestation (marquée +) dans les comptes rendus de dégustation à partir de 1980 et sa présence dans la lexicographie générale depuis Littré (1863).

78.

L’auteur note même, pour le mot corps consulté dans les dictionnaires du XXème s., que l’acception gustative reste « succincte et réductrice » (1997, 72), « incomplète » (id. 73), ou « opaque » (id. 75).