2.2. Le choix de l’oral

Les professionnels du vin utilisent régulièrement l’écrit au cours de leurs dégustations. Que ce soit à titre personnel ou, à l’aide des fiches pré-établies pour un concours ou pour la parution d’un guide, le principe vise à codifier les sensations et à obtenir clairement et rapidement des “profils” de vins faciles à décoder. Le dégustateur remplit la fiche présentée sous forme de tableau, en cochant d’une croix le choix qu’il fait, selon le principe binaire oui / non ou encore, d’une manière plus élaborée, en inscrivant le ou les termes choisis à l’intérieur de la case appropriée. Ces fiches de dégustation rendent compte des constituants du vin (types d’arômes, degré des saveurs “acide, amer, alcool”, équilibre, structure…), elles évaluent sur un mode quantitatif une qualité du vin qui doit être soit chiffrée (notée de 1 à 10 par exemple) soit appréciée sur une échelle d’intensité fort / faible ou sur une échelle hédonique (bon / mauvais).

De telles productions écrites peuvent être collationnées en vue de réaliser un corpus d’analyse des dégustations. mais nous les avons délibérément exclues du corpus pour quelques raisons essentielles :

Notre recherche ne repose pas sur la justesse et le nombre des qualificatifs attribués au vin par un même groupe de dégustateurs, mais bien plus sur la nature de ces qualificatifs et le moyen par lequel les dégustateurs les jugent entre eux acceptables et adéquats. La dégustation à plusieurs ne consiste pas à sélectionner une majorité de caractères positifs ou négatifs du vin, elle :

‘« n’est pas une somme algébrique de la couleur, de l’odeur et du goût » (Peynaud et Blouin, 1996, 146). ’

Et le consensus que nous recherchons ne se livre pas en terme de notations (ni même en comparant des résultats inscrits sur des grilles de descripteurs isolés), mais en terme d’expression et de mise en commun des sensations.

L’utilisation des fiches écrites a pour nous des inconvénients majeurs. Elle ne permet pas de “lire” le “travail interactionnel” fourni en amont ni de rendre explicites de probables désaccords lorsque ces fiches varient d’un dégustateur à l’autre pour un même vin dégusté :

Les fiches ont un caractère péremptoire au sens où n’apparaissent ni les hésitations préalables du sujet (sauf parfois des ratures) ni, au stade de la lecture et de l’interprétation, la relation entre la sensation par le sujet hic et nunc et ce qu’il a écrit.

Elles ont une valeur cumulative et non de confrontation. Ce sont des matériaux exécutés individuellement puis collationnés de manière à connaître la moyenne des chiffrages ou le qualificatif attribué par une majorité de dégustateurs.

Leur utilisation en dégustation exige une forme de travail particulier qui n’est pas forcément acceptée par le dégustateur lui-même :

‘« Cette pluralité d’échelles [des phases visuelle, olfactive et gustative] demande une gymnastique d’esprit difficile pour le dégustateur alors qu’il applique toutes ses facultés à l’examen du vin » (Vedel cité par Peynaud et Blouin, 1996, 145). ’

Elle risque de freiner ou de parasiter le déroulement de l’interaction orale si elle est mixée à celle-ci.

Il semble que le matériau oral ait rebuté les chercheurs intéressés par le discours œnologique, comme on le constate dans d’autres domaines étudiant le langage (Kerbrat-Orecchioni, 2000). Les travaux parus jusqu’à présent sur le discours du vin se sont fondé dans leur quasi-totalité sur un matériau écrit, soit relevé dans des publications (revues d’œnologie et guides d’achat du vin Hachette, Dussert-Gerber, Gault-Millau, Parker...), soit directement produit par les participants choisis pour l’expérimentation (Brochet, Coutier...). Les hésitations, les désaccords, les reformulations et autres “ratés” ou “scories” (Kerbrat-Orecchioni, 1990, 40) - moins apparents à l’écrit qu’à l’oral - sont d’ailleurs ignorés ou sciemment éliminés par les auteurs qui les considèrent comme des :

‘« fantaisies verbales, non attestées à l’écrit », Coutier (1997, 80).’

ou comme :

‘« utterances that do not further the discussion » (Lehrer, 1983, 107). ’

Dans nos corpus oraux en revanche, ces scories de l’interaction qui augmentent la quantité du matériau sont incluses dans l’analyse puisqu’elles témoignent de la progression des participants devant la tâche. Le choix d’un matériau oral plutôt qu’écrit était donc motivé par deux raisons au moins :

La première nous est devenue évidente et Coutier l’annonce elle-même :

‘« Il est certain que le discours de la dégustation relève d’abord du code oral. On n’insistera pas sur les difficultés inhérentes d’un corpus oral » (1994, 666).’

C’est, de fait, le discours oral qui est privilégié en dégustation et, s’il peut paraître ésotérique au néophyte ou provoquer un effet inhibiteur lorsqu’il faut exprimer une sensation interne, il offre en réalité une évidente alacrité.

La deuxième raison répond à l’un de nos objectifs : celui d’obtenir des participants qu’ils négocient un consensus, ce que la médiation de l’écrit ne permet pas à l’instant de la dégustation.