V. Analyse d’une langue de spécialité

‘oui oui oui voilà un vin agréable c’est un vin bien fait (très bien fait agréable) c’est un un trop quelqu’un a goûté le dernier vin
on sent qu’c’est plus rond on sent qu’c’est plus généreux en même temps
(extrait du corpus)’

Nous analysons dans cette partie les modes d’expression de la sensation olfactive et gustative à partir des termes et de la syntaxe attestés dans le corpus de discrimination d’arôme et en dégustation. Rappelons que la réaction première du sujet “naïf” à un stimulus-odeur ou à un goût s’énonce en termes de plaisir / déplaisir (j’aime / je n’aime pas). Elle peut dans un deuxième temps être précisée en termes de degré d’intensité de la perception (c’est fort / je ne sens rien). Un discours plus élaboré relève d’un apprentissage qui exige des actes ritualisés, une régularité d’entraînement et un savoir théorique 106 .

Le lexique de dégustation s’est développé progressivement depuis que l’on s’est intéressé aux qualités plus qu’aux défauts du vin. Ce sont l’évolution des techniques de vinification (Peynaud et Blouin, 1996, 175) et l’intérêt croissant du consommateur pour la connaissance des vins (Fischler, 1992) et pour la dégustation (Coutier, 1996, 95 et Sauvageot, 1996, 290) qui ont favorisé l’instauration d’un lexique de dégustation et :

‘« Si l’on étudie les écrits sur le vin, on passe en un siècle des quarante mots de Maupin 107 aux cent quatre-vingts que définit le Dictionnaire-Manuel du négociant en vin et spiritueux et du maître de chai de Féret (1896) et en deux siècles au millier de mots actuels » (Peynaud et Blouin, 1996, 178). ’

En l’espace de cinquante ans 108 , les dégustateurs ont ainsi disposé d’un ensemble toujours plus riche de termes leur permettant de décrire méthodiquement et précisément le vin et ses caractéristiques.

Garrier distingue quatre registres de langue :

‘« Il y a quatre façons de parler des arômes et des saveurs du vin : une manière populaire, voire argotique, la plus ancienne, que l’on peut suivre de la fin du Moyen Âge (Marot, Villon) à nos jours (Frédéric Dard, René Fallet) ; une manière rhétorique, qui naît au XVIIème siècle et accumule les images et les poncifs avec force références anthropomorphiques (vin aimable, coquin, généreux, brutal…) ; une manière esthétique, apparue à la fin du XIXème siècle, qui analyse le vin comme une œuvre d’art avec le vocabulaire de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture (éclat, rondeur, corps, charpente) ; une manière scientifique, la plus récente, qui part des odeurs et des saveurs élémentaires, identifient leur origine moléculaire (le raisin, la fermentation, le bois), quantifie leur intensité, leur durée (caudalies) et leur qualité, et s’efforce d’en rendre compte par des analogies (fruits, fleurs, épices, etc.) » (Garrier, 2001, 140).’

Il semble en réalité qu’aucun registre ne soit hermétique aux autres : la dégustation aujourd’hui recouvre ces quatre façons de parler comme nous le constatons à la première lecture du corpus. Nous ferons d’abord remarquer ce qui est saillant, c’est-à-dire les traits lexicaux ou syntaxiques caractéristiques du discours de dégustation, puis nous analyserons les termes attestés dans le corpus, comparativement à ceux que nous avons inventoriés dans les dictionnaires spécialisés et généraux. Nous étudierons la syntaxe des énoncés relevés et nous conclurons cette partie sur les spécificités du discours de dégustation issues de l’analyse.

Notes
106.

Nous avons vu que :

« chez les sujets naïfs, la dimension dite hédonique apparaît généralement au premier plan. La dimension d’intensité et celle de familiarité interviennent également dans la perception par les naïfs de la proximité entre odeurs » (Rouby et Sicard, 1997, 62),

de même, le sens gustatif, relié comme celui de l’odorat au centre des émotions, génère en premier lieu une réaction affective :

« Toute stimulation dans ce domaine déclenche, simultanément, l’identification du stimulus et une réaction émotionnelle à son égard. Cette réaction émotionnelle, non apprise, se situe sur un continuum bipolaire, allant de l’agréable au désagréable » (Chiva, in Encyclopædia Universalis, Corpus 11, 87).

107.

Agronome qui écrivit en 1780 un ouvrage sur les procédés de « bonification de tous les vins tant bons que mauvais, lors de la fermentation, à l’usage de tous les vignobles ».

108.

Ce qui correspond à peu près à la création du diplôme d’œnologue : 1955. Et à la parution consécutive de nombreux glossaires que mentionne Coutier (1994, 665) et dont les codifications ne font pas encore l’unanimité des dégustateurs.