2.5.1. Le champ qualitatif

Appartiennent au champ qualitatif les termes 139 utilisés pour décrire l’une des trois phases du vin ou le vin lui-même, autrement dit les adjectifs sensoriels :

  • l’aspect visuel (brillant, éclatant, limpide…), 140
  • l’aspect olfactif (aromatique, complexité, épicé, floral…),
  • l’aspect gustatif (acide, alcooleux, amer, tannique…),
  • et le vin dans sa globalité (charpenté, corps, équilibré, mâche, typique…).

Ces adjectifs sensoriels sont pour beaucoup des « évaluatifs non axiologiques » 141  : ils ont la propriété d’être graduables (avec peu, assez, très…). Certains possèdent un trait quantitatif 142 (pâteux, douceâtre… capiteux, opulent… acide, vert… âpre, rêche…), d’autres relèvent plus de l’expression hédonique (agréable, généreux, prometteur, somptueux, velouté…). Mais tous impliquent :

‘« une évaluation qualitative ou quantitative de l’objet dénoté par le substantif qu’ils déterminent, et dont l’utilisation se fonde à ce titre sur une double norme :
(1) interne à l’objet support de la qualité ;
(2) spécifique du locuteur – et c’est dans cette mesure qu’ils peuvent être considérés comme subjectifs » (Kerbrat-Orecchioni, 1980, 86).’

Nous verrons plus loin, qu’en contexte, ils peuvent en plus exprimer un jugement de valeur (positif ou négatif).

Ce champ ne regroupe pas exclusivement des adjectifs qualificatifs, mais un ensemble de termes et de parties du discours attestés à l’intérieur de structures syntaxiques variées, qui ont en commun une fonction qualifiante. Ainsi les substantifs compris dans ce champ, complexité, matière, mâche, corps, réfèrent-ils à une qualité présente dans la phase considérée :

‘y’a une complexité dans ce nez (Vivier 97 n°10, 629)
énoncé sémantiquement équivalent à /ce nez est (très) complexe/ ;
parce qu’en fait il a d’la matière là hein il a d’la mâche il a du corps (Vivier 97 n°9, 566)
/ce vin est riche en tanin et en extrait sec, il est plein et rond, ample et dense en bouche, il est complet 143 /.’

La plupart des termes de ce champ sont issus du vocabulaire courant et c’est leur utilisation dans un contexte spécifique qui rend leur signification plus ou moins éloignée du sens commun, du fait que le dégustateur :

‘« les a fait glisser un peu plus dans leur sens figuré, tant et si bien qu’un glossaire est devenu indispensable » (Peynaud et Blouin, 1996, 173). ’

Le champ qualitatif contient deux sous-champs, celui de l’expression du plaisir et celui de l’expression de la quantité. On pourrait convenir que les deux termes représentatifs (ou prototypiques) de chacun d’eux seraient, pour le champ hédonique, agréable et, pour le champ quantitatif, fort qui lui, répond à un phénomène de tolérance individuelle et culturelle.

Le champ qualitatif se distingue du champ des arômes à plusieurs niveaux.

  • Au niveau référentiel :

Le champ qualitatif contient des unités (adjectifs), telles que complexe, souple, rond qui n’ont pas de référence en elles-mêmes, tandis que celles du champ des arômes (substantifs) ont une forme de type “x” qui réfère à l’arôme d’une chose :

‘« … selon que dans “arôme de X” X est fraise ou X est lys, X va prendre la valeur référentielle (dénotative) de “fraise” ou “lys”. Ainsi “arôme de X” est régi par le principe de vérité, c’est-à-dire que “arôme de X” ne peut prendre que la valeur “vraie” ou “fausse”. Cela revient à dire que l’arôme est de fraise ou l’arôme n’est pas de fraise » (Normand, 1999, 223).’
  • Au niveau lexical :

Les arômes peuvent être classés par familles (fleur, fruit, animal…) tandis que les termes du champ qualitatif sont

‘« organisés sur différentes échelles scalaires » (Normand, id.),’

c’est-à-dire sur des axes dont les deux extrémités sont figurées par une paire d’antonymes (par exemple, sur l’axe figurant le moelleux : mordant vs. pâteux sont les deux extrêmes de la sensation). Ces antonymes :

‘« ne fonctionnent pas dans un rapport d’opposition disjonctive, comme c’est le cas pour mort / vivant » (id, 259), ’

mais ils représentent deux pôles extrêmes entre lesquels se fait l’évaluation.

  • Aux niveaux syntaxique et pragmatique :

Le caractère absolu (régi par le principe de vérité) des termes d’arômes a pour conséquence théorique la non gradualité : la perception de l’arôme, dénotée sous la forme “X” ou “non X”, n’est pas évaluée sur une échelle et ne peut être modalisée avec “un peu” ou “très”.

L’analyse en contexte nous contraint d’admettre que cette non gradualité n’est pas un critère distinctif suffisant puisqu’on trouve dans nos corpus des énoncés où le terme d’arôme lui-même est gradué :

‘un p’tit côté torréfaction (Vinorama n°1, 58), un peu muscat (Vivier 96 n°2, 38), un peu l’champignon (Vivier 97 n°5, 70), fraises un p’tit peu (S.A.V. n°12, 288), il est presque muscat (S.A.V. n°16, 1141), très petit fruit rouge (JJ & Co n°18, 158), il est très fleur blanche (JJ & Co n°22, 973), un peu safran (Oingt n°29, 464). ’

Quelle interprétation donner à ce type de modalisation ? Est-ce sur un paramètre quantitatif que se fait l’évaluation (fort - faible) :

‘un p’tit côté torréfaction = [on sent faiblement l’arôme de torréfaction] ?’

Ou bien, est-ce la netteté du référent :

‘un p’tit côté torréfaction = [on sent un arôme proche de la torréfaction] 144 ?’

Ces distinctions, sans être fondées sur des critères absolus, suffisent à montrer que les termes de qualification des odeurs et des goûts ont des fonctions différentes de ceux des arômes et qu’il convient de distinguer termes qualitatifs et termes d’arômes. Nous analysons successivement, et plus spécifiquement, les deux sous-champs de la qualification dont les termes ont un signifié est plus subjectif et moins précis : 1°) celui de l’expression du plaisir (le champ hédonique) et 2°) celui de l’expression de la quantification (le champ quantitatif) puis 3°) le champ des arômes avant l’analyse de l’ensemble des termes dans le chapitre suivant.

Tableau 2

QUALIFICATION

ARÔMES
Champ hédonique
Agréable
Champ quantitatif
Fort

Champ qualitatif
Aromatique, acide, charpenté
Abricot, banane, café…

Notes
139.

Ceux que Peynaud et Bouin (1996) jugent conventionnels et que cautionnent les deux sommeliers consultés.

140.

Qui ne sont pas recensés ni analysés dans ce travail.

141.

Cf. la classification des adjectifs subjectifs (Kerbrat-Orecchioni 1980, 83-100).

142.

Ce trait quantitatif est repérable sur le triangle de Vedel.

143.

Paraphrase donnée à partir des définitions de matière, mâche et corps consultées dans le lexique Hachette (1996).

144.

Il en est de même pour les couleurs : si l’on est bien sur un axe quantitatif lorsqu’il s’agit de graduer une hauteur (X est plus grand que Y), sur quel type de paramètre se fait l’évaluation : X est plus bleu que Y ?