2.5.3. Le champ de la quantification

Un certain nombre de termes permettent d’évaluer l’intensité et la durée de la sensation. Ils ne qualifient pas à proprement parler l’objet, mais ils déterminent le degré quantitatif d’une propriété, depuis l’absence (ou le manque) jusqu’à la présence maximale (ou excessive). On retrouve ces termes sur les grilles des fiches de dégustation écrites dont les échelles ont un nombre variable de rangs :

‘nul ou très faible
faible
moyen
fort
très fort ou maximum’

• La paire fort / faible peut être divisée, en apposant des adverbes de graduation un peu, assez, très et s’applique aux caractéristiques de la sensation olfactive (mesurant l’expression des arômes : leur finesse, leur intensité, l’harmonie de l’ensemble, la franchise ou netteté) ou de la sensation gustative (mesurant l’un des caractères : l’acide, l’amer, l’alcool ou la durée de la sensation aromatique en bouche…). Attribués à des propriétés plutôt qu’au vin directement, ils sont souvent corrélés à d’autres termes exprimant la sensation :

‘c’est assez puissant assez fort c’est bien représentatif de l’appellation bordeaux hein quand on est à bordeaux on va pas avoir un vin léger fruité fruits rouges comme on a dans l’beaujolais ou en bourgogne on est vraiment sur euh (Vivier 97 n°6, 134).’

• Dans des corpus oraux, l’évaluation quantitative se mesure sur des axes autres que les hyperonymes 146 fort / faible. Des termes qualitatifs sont utilisés aussi pour marquer une quantité comme puissant vs. discret, ouvert vs. fermé 147 . On trouve fort qui sert à graduer l’intensité d’un constituant mais, sont plus souvent attestées des échelles prenant bon ou bien au rang supérieur :

‘y’a une bonne puissance aromatique 148
le nez est bien (Vinorama n°1, 55)
91 c’est une bonne année pour les rouges (Vinorama n°1, 12) 149

Bon et bien expriment ici une quantité satisfaisante des propriétés requises et moins une évaluation de la qualité (qui serait plutôt formulée: le nez est magnifique / superbe) ou un plaisir (le nez est agréable) 150 .

• L’évaluation quantitative mesure aussi la durée de la persistance de la sensation, parfois même chiffrée (en caudalies) :

‘la mise en bouche est souple’ c’est long’ (Vivier 97),
il a ni l’gras ni la longueur(JJ & Co).’

• En contexte, la graduation 151 est souvent marquée à l’aide des adverbes superlatifs très, beaucoup ou minorants assez, un peu :

‘le nez j’trouve un peu discret quand même moi au nez par rapport au (Vivier 96),
le nez est un- très puissant ensuite hein (Vivier 97),’

ou à travers d’autres locutions modalisantes telles que un petit côté, une pointe :

‘une quantité de glycérol euh: assez importante (Vinorama n°1, 44),
oui un p’tit peu aussi oui un p’tit côté torréfaction (Vinorama n°1, 44),
oui non mais y’a une une toute petite dimension muscat (S.A.V. n°16, 1217),’

ou à l’aide de répétitions :

‘cette odeur est très très forte (JJ & Co n°17, 1413),’

ou au niveau prosodique par des accentuations ou des allongements de syllabes :

‘TRÈS astringent (Vivier 97 n°6, 159).
y’a plus de la::rmes c’est plus épais c’est plus épais (Vivier 97 n°8, 354).’

• La quantification s’applique aussi bien à l’arôme d’un échantillon ou à ceux du vin :

‘le nez j’trouve un peu discret quand même (Vivier 96 n°4, 198) ;’ ‘E. oui le nez est::
A. très puissant (Vivier 97 n°5, 73) ;’

qu’à l’un des constituants gustatifs ou tactiles du vin (acidité, alcool, tanin) par association de l’adverbe (très, beaucoup, légèrement…) et du constituant en question :

‘il a beaucoup d’tanin (JJ & Co n°24, 1519) ;
légèrement acidulé (Vinorama n°1, 94).’

L’expression de la quantité contribue parfois à justifier la qualité du produit dégusté et le plaisir qu’il procure, mais la direction des implications n’est pas systématiquement la même. On parlera en effet, à propos du composant recherché et évalué, de son manque ou de son excès selon qu’il fait partie des composants “attendus” :

  1. La faible intensité d’un composant, de l’acidité par exemple, n’a pas une connotation invariablement positive, pas plus qu’elle ne constitue un critère de qualité a priori.
  2. La forte intensité ne peut être interprétée comme génératrice d’une sensation désagréable, et inversement, une sensation désagréable n’est pas toujours due à la prédominance d’un composant.
  3. Le niveau d’intensité moyen (ni trop - ni trop peu) qui pourrait refléter la notion d’équilibre des constituants, ne rend pas non plus compte de la limite d’acceptation de la qualité considérée ni du degré de satisfaction du dégustateur : un vin dont les constituants auraient chacun un degré d’intensité moyen n’est pas obligatoirement équilibré, d’autres facteurs, comme l’âge et le terroir, rentrant en ligne de compte.

La quantité reste difficile à objectiver pour ce qui concerne la sensation. Des dégustateurs professionnels ont tenté de codifier la notion de quantité des termes qualitatifs en les ordonnant sur quatre principaux axes 152  (depuis l’excès jusqu’au manque) :

Une telle gradation permet de dégager les traits sémantiques relatifs à la quantité et imbriqués à ceux de la qualité et à ceux du jugement hédonique. Les extrêmes expriment très souvent un défaut et les autres, selon le vin considéré, une qualité. Ainsi âpre indique-t-il une forte quantité de tanins en même temps qu’une qualité médiocre, alors que tannique, qui indique aussi une quantité importante des tanins, est rarement péjoratif :

De même, fondu, gras, charnu, souple décrivent un vin dont la quantité en sucre est perçue agréablement tandis que pâteux traduit une sensation désagréable.

La quantité est une dimension que les dégustateurs s’efforcent de traduire à l’aide d’unités discrètes (nombre de caudalies, échelles à quatre ou cinq rangs placés sur un axe de très à peu pour chacun des constituants), mais elle repose essentiellement sur divers continuum d'évaluation de la sensation.

Notes
146.

Fort peut se placer comme l’hyperonyme exprimant le plus haut degré d’intensité de la sensation olfactive ou gustative et il serait le plus spontanément évoqué par un sujet non entraîné. Chez les dégustateurs, fort mesure spécifiquement le degré d’alcool, signifiant l’excès, tout comme douceâtre exprime le plus fort degré de sucre et acerbe celui de l’acidité.

147.

« Est discret un vin qui donne des perceptions olfactives et gustatives de faible intensité » (Chatelain-Courtois, 1984, 126).

Un vin (ou un nez) est fermé si « les arômes sont peu perceptibles » (Hachette, 1996) : ce phénomène est soit temporaire étant lié à l’âge du vin, soit irrémédiable lié à la qualité ou à l’année de récolte.

148.

Extrait du corpus D.E.A. (1993).

149.

En tant que qualité extrinsèque du vin, l’année de la récolte intervient aussi dans l’appréciation, soit a priori lorsque l’étiquette est lue avant, soit a posteriori pour un vin dégusté à l’aveugle. Il existe, pour chaque type ou région de vins millésimés, une échelle d’appréciation moyenne par année : allant de petite année, puis année moyenne, bonne année, grande année jusqu’à l’année exceptionnelle voire l’année prestigieuse. On voit que pour les millésimes, bonne est situé cette fois non plus au rang supérieur, mais à un niveau intermédiaire.

150.

Cette quantification est encore plus évidente au cours de l’évaluation de la couleur lors de la phase visuelle de la dégustation : une bonne couleur est une couleur “normale” relative à la norme de la couleur d’un vin, bien fait, qui a bien évolué, qui n’est pas passé et dont l’intensité n’a pas faibli ni la teinte viré.

Bon a ici le même type d’emploi que dans les exemples « une bonne pincée de sel » ou « une bonne partie [du tout] » donnés par le Petit Robert qui définit dans ce cas bon par extension, comme ayant une valeur intensive « qui atteint largement la mesure exprimée », mais sans excès (à la différence des deux autres sens où bon est associé soit à l’idée de ce qui convient soit à l’idée de bonté).

151.

La graduation peut même s’appliquer aux substantifs, dans des locutions modalisantes que nous avons fait remarquer en début de chapitre, à propos des expressions elliptiques : il est très fleur blanche hein (JJ & Co n°22, 1051).

152.

D’après les définitions du lexique Hachette (1996) et les représentations figurées dans le triangle de Vedel : au centre de ces axes sensoriels, des adjectifs qualifient l’équilibre qui est une association des sensations agréables :

complexe, équilibré, étoffé, fin, fondu, plein, riche, rond…