La correspondance binaire molécule / nom de l’odeur

Si l’on admet qu’à une molécule ou qu’à une structure chimique définie, correspond une odeur identifiée et dénommée, alors l’énoncé cassis en situation de dégustation, est une manière indirecte de référer à la molécule correspondante.

L’opération de dénomination pourrait alors être interprétée comme une métaphore dans laquelle cassis serait le comparant et son odeur, le lien référentiel qui justifie l’analogie entre le fruit et le vin considéré. La présence d’une molécule odorante prouve qu’il existe une propriété commune (l’odeur), au niveau des choses que représentent cassis et vin dégusté. Mais en situation de dégustation, cassis est énoncé pour référer uniquement à son arôme et non au tout. Et c’est aussi de l’odeur du vin qu’on veut parler, non pas du vin : cassis ne peut se substituer à vin (alors que dans le cas de la métaphore faucille d’or, ce ne sont pas les propriétés communes dont on veut parler - la forme en croissant ou la couleur - mais bien la lune).

Les découvertes de la chimie du vin auraient opéré en quelque sorte un “déclassement” de la métaphore en lui “surimprimant” un rapprochement (le lien référentiel chimique) hors de l’imaginaire : si la connaissance des constituants chimiques du vin ne forme en aucun cas un préalable à la dégustation, il est cependant toujours possible, en énonçant cassis, d’apporter ultérieurement la preuve par l’analyse chimique, de la présence de cette molécule.

On peut se demander si l’on a plutôt affaire à un processus métonymique : cassis ne réfère en dégustation qu’à l’odeur de cassis et non au tout. Or, cette odeur semble être un des constituants à n’avoir pas de nom : alors qu’il est possible de nommer séparément, pour les décrire, des éléments issus d’un découpage certes arbitraire, mais dont les contours sont visuels et palpables (la peau, la pulpe, le grain, voire la couleur du fruit, ou bien la tige, la feuille et le bourgeon de la plante), cassis désigne en même temps le fruit et, pour les parfumeurs et les dégustateurs, une partie du cassis, son odeur, qui n’a pas d’autre signifiant. Nous sommes en présence d’une partie du cassis que nous nous croyons certains de bien délimiter grâce à notre aptitude perceptive alors que nous ne la nommons pas 159 !

Pourtant, dès l’instant où l’on sait que cette odeur est due à la présence d’une “molécule X” qu’il est possible d’isoler (et même de synthétiser), et qu’une odeur se définit effectivement comme une structure moléculaire 160 , on peut dire qu’elle possède une référence réelle, autonome et nommable et qu’il est ainsi facile de la baptiser du nom de cette molécule. Le nom “X” de la molécule ne désignerait plus seulement l’odeur du cassis même, mais toutes celles de certains vins ou autres produits dans lesquels est présente cette molécule “X”, au même titre que le signifiant de couleur “Y” se charge de qualifier différents objets de la couleur Y. Mais /odeur-de-cassis/ n’équivaut en rien référentiellement à “molécule X” parce que nous ne sommes pas dans les mêmes domaines : ce n’est pas X que se représente le dégustateur, mais bien une idée qu’il s’est construite de l’odeur de cassis et il serait, selon Constantin de Chanay,

‘« illusoire de croire qu’une organisation partie / tout peut être une propriété naturelle des choses et non de la représentation que nous en avons » (1996, 81). ’

Cassis représente bien plus l’image de l’odeur que nous en avons acquise que celle d’une certaine molécule qui la constitue et :

‘« la compréhension des mots et l’identification des objets sont deux choses qu’il ne faut pas confondre » (id., 82).
« On les assimile pourtant implicitement lorsqu’on trouve par exemple suffisant pour étudier le lexique des odeurs de recueillir et analyser les productions verbales provoquées par la présentation d’échantillons (?) » (id. note, 82). ’

La découverte des structures moléculaires rendues responsables des odeurs a pu “dé-figurer" le principe de dénomination par la source odorante mais, en tout état de cause, elle ne l’a pas détrôné puisqu’en pratique, les parfumeurs et les dégustateurs préfèrent toujours dénommer une odeur par son support naturel plutôt que par la substance chimique pure de référence 161 . C’est pourquoi, dans le domaine des odeurs et de la pratique d’identification et de dénomination des arômes, on ne pourra pas vraiment parler de métaphore ni de métonymie ; il s’agit plus simplement d’une désignation par analogie et moins d’une qualification (comme pour les termes du champ précédent). On le constate pour les couleurs : rouge est une qualification qui n’a pas, dans l’énoncé une robe rouge le même statut sémantique que cerise dans une robe cerise.

Notes
159.

De la même manière, il existe en langue différentes autres “choses” qui sont des “parties” susceptibles d’être évoquées, mais qu’aucun nom spécifique ne désigne, comme le souligne Constantin de Chanay (1996, 80, note 5). Il donne en exemple : « cette partie d’une cuillère qui n’est pas le manche » et ajoute : « Il semble que si l’on doit en parler, on aura tendance à user du nom dont le sémème possède comme trait spécifique l’explicitation de la fonction à laquelle ces parties sont spécialement dévolues : c’est-à-dire “cuillère” ([pour prendre les liquides]) ». Dans notre cas où il ne s’agit pas d’expliciter une fonction, mais une partie (ou attribut), l’on constate que la définition de cassis consultée dans le P.R., précise la propriété odorante des baies noires et des feuilles. Nous pouvons donc aller dans le même sens, en disant que, dans le domaine des odeurs, le tout (support odorant ou source) peut servir à désigner une de ses parties (le référent odeur). Bien que le problème soit plus complexe encore.

160.

Voir la deuxième partie odeurs et goûts.

161.

Cf. Peynaud et Blouin (1996, 199) qui détaillent les raisons de ce choix en citant Léglise : « les termes de chimie sont rébarbatifs et inconnus, alourdissent la mémoire et rendent impossibles des associations de nature euphorique et agréable… » et qui opposent plus loin « la qualité et les qualités des vins » (id., 232-235).

Sur l’art des parfumeurs qui est de reproduire, non pas « une réplique de la nature »,, mais une impression évocatrice d’un parfum : cf. Chastrette (1995, 127 et sqq.).