Le nez humain et la mesure scientifique

Deux postulats étayent notre seconde réflexion :

(i) Structures moléculaires et arômes perçus ne réussissent pas à correspondre de manière parfaitement bijective et leurs analyses respectives constituent en cela deux types d’approche qui, tout en étant complémentaires, restent du ressort de domaines différents. Ainsi,

‘« l’interprétation d’un chromatogramme 162 ne permet pas de percevoir la qualité d’un vin » (Jules Chauvet in Lenoir, 1981), ’

ni la complexité de ses arômes car des molécules dont l’identification peut être voisine émettent des arômes très différents 163 . Autrement dit, tout comme un terme qui quantifie ne préjuge rien de la qualité, la présence d’une molécule ne laisse rien augurer de l’expression de l’arôme. Et réciproquement, l’identification d’un arôme peut ne pas toujours s’expliquer par la présence de la molécule qui en est la cause, ni plus généralement au moyen d’une preuve objective chimique.

Une qualité sensorielle du vin peut donc se vérifier, à la lecture d’un chromatogramme par exemple, mais elle ne se mesure pas objectivement : c’est bien plus l’appréciation du dégustateur qui en rend compte.

(ii) Pour comprendre la correspondance arôme / jugement de la qualité, nous faisons part des réflexions de Genette qui, se fondant sur la distinction entre perception et jugement de goût (ou appréciation), s’interroge sur :

‘« la capacité […] à porter sur [une propriété perçue] ce qu’on croit pouvoir appeler une “appréciation juste” » (1995, 5). ’

Il reprend, après David Hume 164 , l’épisode de Don Quichotte dans lequel Sancho raconte comment deux de ses parents, fameux gourmets, avaient été un jour « tournés en ridicule » : alors qu’on leur faisait déguster un vin, ils avaient détecté, l’un un goût de fer, l’autre une odeur de cuir, avant qu’on eût trouvé, une fois le tonneau vide, « une vieille clé attachée à une lanière de cuir » 165 . Cet exemple permet à Genette d’illustrer le cas où c’est le diagnostic qui est juste et non, ce que croit Sancho qui confond fait et valeur, l’appréciation : la présence de la clé apporte la preuve objective de la perception d’un goût de fer et de cuir, mais ne participe en rien à la justesse d’appréciation qu’ont donnée les parents car :

‘« les deux parents de Sancho n’ont pas exactement diagnostiqué la présence d’une clé, mais seulement perçu un goût de fer et de cuir, dont la cause pourrait être d’un tout autre ordre, et même éventuellement indécelable. A contrario, l’absence constatée de cette clé n’aurait nullement disqualifié leur palais. » (id., 4) 166 . ’

Ce qui fait dire que s’il existe un moyen de vérifier la justesse d’un goût, ce n’est qu’au niveau de la perception et non de l’appréciation (ou jugement), celle-ci ne pouvant être juste que subjectivement 167 . Et Genette va plus loin,

‘« le jugement de l’œnologue est une simple observation sans aucune prétention inductive : le goût de fer, ou de framboise, est un fait en soi, qui ne renvoie à aucune cause » (id.). ’

Certes, parfumeurs et dégustateurs peuvent adhérer à une telle affirmation lorsqu’ils sont en situation de recherche des arômes : déceler l’arôme de framboise ne les contraint pas à en donner la cause, ni ne les compromet dans la suite de leur jugement (sur les caractéristiques ou l’origine du vin). Mais pensons-nous, l’identification d’un arôme ou d’un goût n’est pas non plus pour eux « une simple observation », elle se situe plutôt à la charnière entre perception et jugement :

La démarche effective du parfumeur ou du dégustateur ne se limite pas au stade de la simple description diagnostique (connaître les noms des parfums, des arômes et des saveurs, et en deviner la source) : trouver un goût de fer ou de framboise peut être crucial (ie. avoir justement « une prétention inductive ») et orienter la nature de l’appréciation finale, par des jeux d’association entre arômes ou types de vins dans lesquels on retrouve les mêmes sensations 169 . Et la question de savoir pourquoi un vin a un goût de fer ou de framboise, question que Genette qualifie de « probablement oiseuse » (id., 4), n’intéresse pas le dégustateur si elle vise à dévoiler la preuve tangible de ce goût (un corps étranger comme la clé, ou une molécule). Elle est bien plus orientée vers la recherche de l’origine de ce goût (ou de cet arôme) : le cépage, la région, l’âge du vin, etc.

Si le but de l’analyse des parfums pour les parfumeurs ou des vins pour les dégustateurs n’est pas d’identifier ni de dénommer la molécule, c’est, entre autres raisons, parce que la confirmation par la preuve chimique ne modifiera pas le jugement du sujet. La nature de l’analyse est du domaine sensoriel et l’évaluation (bonne ou mauvaise) dépend de la finesse de l’analyse. Trouver une clé au fond du tonneau n’a d’ailleurs pas été la cause qui a orienté le jugement des parents : ils s’étaient prononcés avant la découverte de la clé et, comme le précise Genette, l’explication aurait pu aussi bien avoir une autre origine. En revanche, c’est bien leur finesse d’analyse (que Hume appelle “la délicatesse” de goût et Genette, “la justesse de perception”) qui leur a permis de donner un jugement et nous citons le passage de Hume rapporté par Genette :

‘« L’un d’eux le goûte, le juge, et, après mûre réflexion, énonce que le vin serait bon, n’était ce petit goût de cuir qu’il perçoit. L’autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict favorable au vin,, mais sous la réserve d’un goût de fer, qu’il pouvait aisément distinguer » 170 .’

Autrement dit, trouver un goût de framboise ou de banane ne nécessite pas d’en apporter la preuve ou une explication, mais fournit au sujet, si celui-ci est capable de percevoir “justement”, des éléments qui l’orientent à la fois dans son verdict sur la provenance du vin et dans son jugement sur la qualité du vin. Goût de framboise n’est ni une manière de dire qui sous-entend le nom de la molécule ni, comme le pense Genette, un fait en soi puisqu’il est orienté vers ce que Kant (1982) appelle un intérêt, celui de « la satisfaction relative à l’agréable ». C’est un élément d’analyse qui, associé à l’ensemble des perceptions reçues en dégustation, contribue au jugement.

De plus, les noms d’arômes intègrent par leur sémantisme une valeur affective et leur choix n’est pas indifférent à la recherche du plaisir éprouvé. Un terme employé peut donc tout à fait orienter la connotation de la sensation, comme le signalent Peynaud et Blouin à propos de l’arôme du riesling de Moselle :

‘« qu’on y trouve aussi une note imperceptible d’hydrocarbures serait déformer beaucoup la sensation, encore que les terpènes du raisin soient des hydrocarbures ; il est moins choquant de parler d’odeur de truffe blanche » (1996, 59).’

L’arôme peut être évoqué de plusieurs façons :

Notes
162.

Résultat d’un procédé d’analyse en phase gazeuse qui identifie les constituants aromatiques d’un produit, tout en précisant leurs quantités respectives.

163.

C’est entre autres le cas pour la carvone.

164.

Of the standard of taste (1757), traduit par Renée Bouveresse, Les essais esthétiques, II, Vrin, 1974.

165.

Les citations entre guillemets sont de Genette (1995). Pour l’épisode de Don Quichotte : cf. Cervantès (II, 13).

166.

C’est nous qui soulignons.

167.

Genette commente : « Ce que je trouve douteux, et même impensable, c’est qu’une appréciation puisse être objectivement juste ; subjectivement, toute appréciation est juste, au sens où, comme le dit Hume (op. cit., 82) d’une formule qu’il n’assume pas, ou plus, “tout sentiment est juste” » (id., 21, note 8).

168.

Ainsi peut-on retrouver les arômes : pierre à fusil dû au cépage sauvignon ou noix pour le cépage savagnin…

169.

L’exercice d’analyse des arômes et des goûts a un but : il est orienté vers la capacité à juger le produit, bien plus qu’à l’identifier avec précision. La “justesse” de l’analyse pour un vin dégusté à l’aveugle n’équivaut pas à celle du diagnostic donné : un dégustateur peut fort bien faire une description adéquate et se tromper au moment de l’identification. Nous avions d’ailleurs constaté (travail de D.E.A.), lors d’une finale de concours durant laquelle les sommeliers dégustaient plusieurs vins à l’aveugle, que le gagnant n’avait pas réussi à identifier le plus grand nombre de vins, ni a en être le plus proche…, mais son analyse était reconnue par le jury comme la plus juste, et son jugement sur chaque vin sans doute aussi.

170.

C’est nous qui soulignons les termes relatifs au jugement. On remarque cependant que ce jugement n’apparaît pas dans notre traduction française : « L’un goûta du bout de la langue, l’autre ne fit que flairer du bout du nez. Le premier dit que ce vin sentait le fer, et le second qu’il sentait davantage le cuir de chèvre » (Cervantès, 1969, 91). Hume travaillait-il à partir d’une traduction très éloignée ou bien a-t-il fait une interprétation personnelle du texte ?