2.7. Analyse sémantique de quelques cas

2.7.1. Le cas de corps

Il est connu que la réalité spatiale et le corps humain sont des champs sémantiques de prédilection pour décrire un vin dégusté 179  :

‘court, épais, fin, lourd, nerveux, plat… ’

sont des termes qui qualifient le vin et que l’on considère naturellement comme des expressions métaphoriques empruntées à un autre champ sémantique afin de décrire des sensations appartenant au domaine du goût.

Si l’on recense les occurrences de ces termes dans le corpus et que l’on consulte les définitions données par les dictionnaires et les lexiques, on se rend compte que :

  • peu d’expressions sont des créations,
  • la plupart d’entre elles sont tout à fait consensuelles,
  • certaines sont issues d’un emploi polysémique (métaphore lexicalisée).

Étudions le cas de corps et de son dérivé corsé, tous deux utilisés pour décrire le goût de certains vins rouges.

D’après Chatelain-Courtois (1984), la définition du corps a beaucoup varié selon les auteurs. Le lexique donne la définition “actuelle” de avoir du corps :

‘« avoir de la charpente et de la chair, être dense et complet. On sait que la corpulence d’un vin dépend principalement de sa teneur en alcool, en polyphénols et en extraits secs. Pris isolément, aucun de ses composants n’assure l’impression de corpulence, mais ils sont tous nécessaires. Un vin dont le corps est insuffisant ne peut être grand : il est dit maigre, fluet, rachitique » (Hachette, 1996).’

Toujours d’après les définitions du lexique, la charpente réfère aux tanins et aux acides, la chair à l’alcool et à l’équilibre. Dense (en bouche) se dit d’un vin concentré en bouche (ie. très aromatique = exubérant et agréable) et complet se dit d’un vin équilibré, sans défaut. La corpulence, elle, se dit d’un vin qui a du corps et peut être admise comme un synonyme de corps.

Un vin a du corps est donc doté des qualités énumérées (charpente + chair + dense + complet) chacune référant à des composants qui additionnés “assurent l’impression de corpulence” : charpente et chair dénotent la présence “qualitative” de constituants (tanins, acides, alcool), dense dénote la présence “quantitative” (suffisante) et complet dénote un ensemble (synthèse des constituants).

Peynaud et Blouin précisent :

‘« On confond assez souvent la vinosité et le corps [...]. La vinosité est due à l’excipient, au solvant ; par contre l’impression de corps dans laquelle intervient une certaine idée de forme, de volume est donnée par les substances dissoutes, c’est-à-dire par l’extrait et plus particulièrement par le complexe sapide acides + tanins » (1996, 181).’

Leur définition concorde avec celle du lexique puisqu’on retrouve l’idée de charpente (forme, volume), de chair ou de matière (substances dissoutes = extraits secs) et d’équilibre qui n’implique pas uniquement à la vinosité (la teneur en alcool), mais aussi les acides et les tanins.

La définition du dictionnaire 180 , plus succincte, énumère les constituants requis et retient, avec le mot plénitude, l’idée de quantité suffisante en même temps que, sous-entendue, celle du plaisir procuré :

‘Loc. avoir du corps, se dit d’un vin qui donne à la bouche une sensation de plénitude (teneur en alcool, vinosité, tanin).’

Deux questions se posent :

  • Comment et pourquoi le P.R. a-t-il placé la locution avoir du corps dans la première entrée qui est relative à « la partie matérielle des êtres animés » alors qu’elle figurait en cinquième entrée vingt ans auparavant ?
  • Quels traits communs permettent de rapprocher le sens premier de corps de celui employé en dégustation ?

• Il semble que ce soit d’abord la matière, appelée chair en dégustation aussi, qui soit le trait étymologiquement retenu :

‘« corps : Par une autre analogie 181 , le mot exprime la consistance de certains objets : on l’emploie en parlant d’une teinture (1580), d’un vin (1680, avoir du corps) 182 d’un aliment ou d’un tissu, et, plus abstraitement (av. 1715), dans des locutions comme donner du corps, prendre corps, faire corps » 183 .’

Chatelain-Courtois confirme :

‘« le corps serait l’impression de consistance donnée par la richesse en extrait sec. Cette définition a l’intérêt de correspondre à celle que donnait du mot la chimie ancienne ou l’alchimie, qui appelait esprit les substances volatiles, et corps le dépôt qui restait après l’évaporation des premières : c’est très exactement l’extrait sec » (1984, 100).’

• La densité est retrouvée dans la distribution de la locution : avoir du corps ajoute le P.R. :

‘« se dit d’un tissu, d’un papier assez serré, dense (opposé à creux) »’

• Un troisième trait commun qui rapprocherait le corps humain et le corps du vin serait celui, qui reste néanmoins sous-entendu, de la perfection. Dans la troisième acception du P.R. le corps est un organisme ou un :

‘« corps considéré […] dans sa globalité, dans son aspect extérieur, sa conformation […], avoir un beau corps (Être bien bâti, bien fait) »,’

Or, un vin qui a du corps est bien bâti (charpenté) et bien fait (équilibré).

Mais les distributions restent dissociées puisque les locutions :

‘avoir du corps
avoir un beau corps’

ne sont pas acceptées dans les énoncés :

‘*cet homme a du corps
*ce vin a un beau corps.’

Ces exemples montrent que le contexte syntaxique contribue à préciser le sens de corps qui possède ici deux usages totalement différenciés et qui devient polysémique. Il semble difficile d’établir un continuum sémantique permettant de rapprocher deux domaines référentiels intégralement dissociés :

‘Le corps du vin réfère aux constituants internes,
Le corps humain bien bâti fait référence au physique extérieur. ’

Ce n’est encore qu’implicitement que la spécification de beau dans le syntagme avoir un beau corps est susceptible d’associer les termes force et vigueur retrouvés dans la première définition lexicographique du Grand Vocabulaire françois (1769) :

‘« Corps, se dit aussi de la force & de la vigueur de certains vins, de certaines liqueurs. C’est un vin rouge qui a du corps » (cité dans Coutier, 1997, 71).’

En revanche, le trait animé n’est retenu nulle part. On peut présumer que les lexicographes ont décidé de considérer le vin comme une matière vivante (en particulier durant sa maturation) et de l’inclure dans la classe des êtres animés. Mais cela n’expliquerait plus le rapprochement avec tissu et papier.

L’étude du dérivé corsé dont le signifié est plus flou n’aide pas à retrouver les traits retenus :

‘« corsé : se dit d’un vin à la fois bien structuré, puissant et souvent fort en alcool. Ce terme est l’un des plus ambigus du vocabulaire de l’œnophile. L’erreur la plus commune est d’employer l’adjectif corsé pour évoquer uniquement une forte teneur en alcool. Or, un vin fort en alcool, mais déséquilibré n’est ni corsé ni opulent. Au contraire, il est maigre.
L’autre ambiguïté provient du sens courant du terme corsé. Dans la terminologie de la dégustation, cet adjectif n’indique en aucun cas une forte sapidité du vin » (Hachette, 1996).’

Celle du P.R. peu éclairante renvoie aux définitions de corps, corser et montant :

‘« corsé : adj. 1819 ; “ qui a du corps ” ; de corser. Vin corsé, qui a du montant ».
« corser : v. tr. (XVIème “ prendre au corps ” ; “ renforcer ”, 1860 ; de corps). Donner du corps, de la consistance à. Corser du vin, en y ajoutant de l’alcool... »
« montant : Goût relevé, saveur piquante. Donner du montant à une sauce.  corser. Vin qui a du montant, de la force et du bouquet... » 184

Peynaud et Blouin renvoient également à la notion de corps et avouent la complexité de la définition :

‘« Corsé signifie qui a du corps, c’est-à-dire de la consistance. Le corps est lié à la teneur en polyphénols, à l’alcool, à l’extrait sec, à la constitution générale ; mais certains éléments du goût interviennent, difficiles à définir. Le goût du vin est une notion imprécise à laquelle se rattachent le corps, la force, en même temps que la race et le terroir » (1996, 179). ’

L’étymologie de corsé est complexe : dérivé de corser (lui-même dérivé de cors), il a d’abord qualifié un animal ou un objet (DHLF) au sens de corpulent“qui a un corps robuste” puis un repas (consistant) et une sauce (relevée) avant de prendre son sens actuel relatif au goût du vin.

Le sens de corps“consistance de certains objets” dans l’expression avoir du corps pour un vin, est antérieur à l’adjectif corsé qui, attribué au vin, a rendu les deux expressions corsé et qui a du corps synonymiques. Mais, il semble que les contextes de corsé ne seront pas assimilés à ceux de corps :

  • corsé, comme consistance, sont des évaluatifs donc des termes facilement gradués 185 ,
  • corps, en revanche, a un emploi absolu : un vin a du corps ou n’en a pas (un vin dont le corps est insuffisant n’a pas de corps).

Prenons deux énoncés, le premier extrait du corpus :

‘avec des beaux tanins des beaux tanins qui sont bien présents qui tapissent bien la bouche donc c’est dommage aujourd’hui parce que c’est 92’ mais il a- il peut:: il va certainement être très bon et là on peut presque déjà le prendre avec du gibier parce qu’en fait il a d’la matière là hein il a d’la mâche il a du corps vous aimez ce type de vin’ (Vivier 97 n°9, 501).’

Le deuxième, qui est l’attestation textuelle la plus ancienne de la locution connue à ce jour :

‘« Ce terroir [savigny] produit d’excellents Vins veloutez, moëleux, qui ont du corps & de la délicatesse » 186 .’

L’interprétation en contexte ne fait nullement allusion à la force et à la vinosité : on retrouve d’abord la matière (la mâche), la sensation tactile (des tanins qui tapissent la bouche, les vins veloutez) et l’expression d’un plaisir (des beaux tanins, du moelleux et de la délicatesse). On peut interpréter avoir du corps par le rapprochement, non plus de deux matérialités, mais de deux sphères sensorielles :

‘corps évoquant une forme visuelle (dans l’espace)
matière, tapisser, mâche, la sensation tactile.’
Notes
179.

Cf. travaux de Coutier (1994, 1996, 1997).

180.

P.R. 1993.

181.

Est signalée avant une autre analogie avec corps « tronc » par opposition à membre(s).

182.

« On ne dispose pas d’attestation du mot corps, appliqué au vin, antérieure à celle que donnent FEW et TLF, à savoir Richelet 1680, où la locution avoir du corps, non explicitée, apparaît dans une succession d’exemple illustrant des emplois “figurés“ de corps » (Coutier, 1997, 69).

183.

Dictionnaire historique de la langue française (1992, tome A-L, 501).

184.

D’après le lexique, avoir du montant est attribué à un vin « capiteux, fort en alcool, en composants volatils et en arômes » (Hachette, 1996). Ce qui est plutôt négatif et discordant avec la définition de avoir du corps et de corsé dans le lexique.

185.

Corsé et consistance ne sont pas attestés en dégustation dans notre corpus.

186.

De l’ouvrage de l’abbé Arnoux Dissertation sur les vins de Bourgogne. À Londres, Imp. Samuel Jallasson, 1728, cité par Coutier (1997, 70).