3.4.3. Interprétations

La dégustation est un exercice de description grâce auquel une chose présente est dévoilée par le biais des sensations perçues individuellement. Les constructions qui viennent d’être décrites expriment pour beaucoup la double présence du sujet et de l’objet distinct. On voit comment la subjectivité fortement marquée par l’utilisation de formes personnelles (avec je, moi…), peut être contrebalancée par celle des constructions impersonnelles tournées vers l’objet.

Il semble que le locuteur, très impliqué dans l’introspection que lui requiert la tâche en cours, veuille atténuer son égocentrisme en réduisant la subjectivité explicite de son discours. En décrivant ses sensations, il prend le risque que celles-ci ne soient pas partagées. Or, son intention est que le contenu de ses assertions soit approuvé, non pas seulement en tant qu’impressions subjectives, mais aussi en tant que caractéristiques de l’objet évalué 211 . Les tournures impersonnelles contribuent à cette objectivation puisqu’elles reposent en partie sur un « présupposé de connivence » à l’instar de ces deux énoncés sémantiquement proches, dont l’un détaché du locuteur produit « un effet d’objectivité » :

‘« (i) “je trouve ça beau” ne préjuge en rien de l’opinion des autres en la matière », ’

tandis que :

‘« (ii) “c’est beau” signifie : “je trouve ça beau” + “j’ai de bonnes raisons de supposer que vous, et la plupart des gens, êtes d’accord avec cette appréciation ou le seriez le cas échéant” » (Kerbrat-Orecchioni, 1980, 151).’

Le discours de la dégustation trouve dans sa forme un équilibre entre constructions personnelles et impersonnelles. Le moyen, entre autres, de substantiver l’adjectif :

‘le côté viandé, une pointe animale, des choses herbacées, une touche boisée…’

traduit l’intention du locuteur de se distancier par rapport à son évaluation.

La mise à distance entre le locuteur et le contenu de son énoncé peut s’inscrire dans l’énonciation, et plus encore si le locuteur propose un terme qu’il a l’intention de faire accepter à ses interlocuteurs :

‘« When speakers propose a conceptualization, they often mark it for how confident they are that it will be understood and adopted by their addresses. When they are confident, they simply presuppose a conceptualization. When they are not so confident, they may mark a reference as provisional by using hedges, as in a kind of […] » (Brennan et Clark, 1996, 1491).’

On pourrait appeler “hedge” ou “bush” - selon la métaphore de Lakoff (1973) - ce principe de “couverture” qui vise à détacher le locuteur de son évaluation subjective et que Caffi nomme “buisson” :

‘« Dans le cas des buissons, il y a désintensification de l’adhésion par rapport au contenu propositionnel […] : les buissons diminuent le degré d’adhésion au contenu propositionnel » (2000, 94).’

La substantivation en est une preuve 212 .

Notes
211.

La tâche du dégustateur est explicite : « analyser les qualités organoleptiques du vin dégusté avant de porter un jugement personnel » (d’après la définition de la dégustation analytique).

212.

Semprun rapporte ainsi au cours de sa biographie : « J’avais essayé d’être le plus objectif possible, d’éviter les adjectifs et les adverbes, en restant extérieur à mes émotions » (1994, 379).