2.3.3. Le jugement hédonique

Dans ses travaux, Lehrer (1975) constate que le consensus se réalise plus fréquemment sur l’aspect hédonique qu’analytique. Le plaisir procuré par les arômes ou le vin dégusté fait bien souvent l’unanimité tandis que l’identification des arômes et des goûts nécessite un travail de coopération plus ardu. Les jugements du beau, du bon et de l’agréable sont presque toujours partagés sans restriction :

‘[à propos de l’aspect olfactif]
F1 c’est banal mais i sent bon
[rire]
P c’est pas banal
F1 i sent très bon
JP (oui c’est vrai) qu’ ça sent bon
F1 ah:: vraiment euh
JP de c’côté là j’crois qu’on est tous d’accord
F1 ah oui oui (JJ & Co n°24, 1305).’

La proposition (i sent bon), d’abord minimisée par F1 avec la formule préliminaire (c’est banal mais), est reformulée par P puis par JP qui éliminent l’atténuation de l’appréciation. C’est d’abord P qui enchaîne : il reprend l’assertion et infère à banal un sens qui porte moins sur la proposition il sent bon que plus spécifiquement sur le nez du vin /c’est un nez pas banal, justement/ donc, implicitement /y’a unbeau nez/. C’est aussi à partir de cette inférence que JP enchaîne : on est tous d’accord /qu’il s’agit d’un beau nez/.

Le jugement hédonique est plus souvent donné en fin de dégustation, surtout chez les professionnels, avions-nous fait remarquer :

‘[à propos de l’impression finale]
E. c’est beau
A. c’est agréable ça
E. …
A. çA c’est agréable
E. ça euh agréable... avec de la viande gibier (Vivier 97 n°8, 392).’

L’impression générale finale et l’évaluation de la qualité sont les thèmes de la concorde : lorsque le vin est équilibré (ou le contraire), ou lorsqu’il est bien vinifié et conforme aux attentes du dégustateur (ou le contraire), aucun participant n’émet un avis opposé ou nuancé. Le degré de plaisir apporté par le vin semble être naturellement unanime.

Nous avons démontré que les enchaînements organisés vers l’accord (celui du signe surtout) sont fréquentset variés quant aux thèmes. Leur forme, elle, reste relativement constante, caractérisée très largement par une tendance à la répétition et à la reformulation : lorsqu’une proposition est avancée, elle est reprise en chœur, étant ainsi cautionnée, ratifiée par l’ensemble des participants. On a affaire au véritable consensus spontané, quelquefois hypertrophié par une succession de oui ou par la réitération quasi-compulsive d’un même signifiant.

Mais ces formes de consensus et de « mini-négociations » ou ajustements, dopées en quelque sorte par la finalité de chaque séquence 289 ne sont pas non plus un but en soi dans la dégustation ou la discrimination d’arôme à plusieurs :

‘« Quand tout le monde est d’accord, il n’y a plus rien à se dire » 290 .’

On peut alors admettre qu’une succession de propositions ou d’actes évaluatifs puisse être un mode de description plus complet :

‘« Les dégustateurs s’opposent moins par leurs sensibilités que par leurs interprétations. Chacun, selon sa formation, se fait une image personnelle des normes de qualité d’un type de vin ou attribue plus ou moins de gravité à un défaut. Si les dégustateurs étaient toujours d’accord, le travail en équipe n’aurait pas sa raison d’être et l’avis d’un seul suffirait. Par opposition, l’opinion moyenne d’un groupe ne représente qu’une partie de la diversité, de la richesse des sensations perçues. En s’adressant à plusieurs, on ouvre l’éventail des références et le “parapluie” contre les erreurs » (Peynaud et Blouin, 1996, 91).’

La diversité est donc génératrice de désaccords et de mini-conflits mais aussi d’enrichissements - comme dans toute interaction verbale. Ces désaccords apparaissent en priorité à certaines phases de la séquence, sur des thèmes précis et certains vont pouvoir évoluer vers le consensus grâce au travail de coopération des participants.

Notes
289.

À la manière des rituels observés dans l’acte du compliment dont une fonction essentielle est de « de renforcer la solidarité existant entre les interlocuteurs, et de manifester euphoriquement leur communauté de goûts et d’intérêts » (Kerbrat-Orecchioni, 1994 a, 214).

290.

Moeschler cité par Kerbrat-Orecchioni (1992, 148).