3.2.3. La relation interpersonnelle

Dans la définition du schéma participatif, nous avions insisté sur le rôle égalitaire des participants : tous sont ratifiés et sollicités à part égale pour prendre la parole et coopérer à l’interaction. Hormis en situation de cours où le professeur dirige l’interaction, aucun participant ne se voyait attribuer au départ un rôle de meneur ou un statut de “plus expert”. Mais tout comportement modifie les données de départ et, selon les ethnométhodologues, l’interaction est bien :

‘« un lieu où se construisent le social, les représentations et les rapports de places » (Vion, 1992, 95).’

Ces places interlocutives s’échafaudent au sein du groupe à mesure que progresse l’interaction. En repérant :

il devient clair que les places interlocutives ne sont pas fixes et que chacun doit les réévaluer au cours des épisodes de désaccord.

C’est d’abord à chaque ouverture de séquence que se repose la question de savoir à qui il revient de parler le premier puis à qui s’adresse l’intervention initiative. On parlera ici d’incertitude énonciative, régnant essentiellement en début de séquence :

‘« en apparence “auto-adressés”, mais émis en présence d’une tiers personne » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, 97),’

sont récupérés (ou “recyclés”) assez rapidement par un deuxième locuteur.

L’incertitude une fois estompée, l’interaction trouve (ou retrouve s’il ne s’agit pas de la première séquence d’enregistrement) son cours favorable.

Une confrontation des registres de langue et du commun ground, terrain commun a priori, peut générer un désaccord sur la dénomination par exemple :

‘D. moi j’sens les la banane là hein
M. la banane’
D. l’acétate d’iso-amyl en tout cas
[rire]
M. oh mais t’es trop savant toi
[rire]
M. j’sens pas du tout d’banane (S.A.V. n° 15, 795).’

À plusieurs reprises au cours de l’enregistrement, D. réussit à démontrer sa compétence de chimiste bien qu’elle ne soit aucunement efficiente dans les échanges négociés : ni pour lui (qui ici laisse sous-entendre, avec le connecteur en tout cas, que l’énoncé de la molécule est interactivement plus faible que celui de l’arôme), ni pour M. qui rejette en définitive le signifiant banane. Les univers sensoriels respectifs ne répondent pas aux mêmes critères référentiels et terminologiques 295 .

Un désaccord n’entraîne pas nécessairement une négociation. Tout dépend du thème (de l’objet), des statuts (liés aux savoirs par exemple) et de la relation entre les participants. Par exemple, L2 exprime son désaccord et argumente sans qu’il soit question de résoudre le conflit avec L1 : chacun pourra rester sur son avis. Dans l’extrait suivant, A. le professeur précise l’impression ressentie par l’élève (elle lui demande s’il trouve que le vin manque de longueur) puis, sans vraiment montrer son désaccord, elle fait comprendre que ce “manque” n’est pas gênant pour un vin de cette appellation.

‘E. quand même il manque euh
A. i manque un p’tit peu d’longueur’
E. ouais
A. moi j’trouve que c’est bien fondu agréable c’est équilibré moi pour moi i’m’va bien i- il mérite bien son appellation, parce que c’est pas (Vivier 97 n°8, 404).’

La négociation, s’il elle avait eu lieu, aurait porté sur l’évaluation hédonique (dont nous avons dit qu’elle était peu sujette aux désaccords) : L1 n’est pas satisfait du manque de longueur, L2 au contraire est satisfait, pensant que ce n’est pas un défaut pour ce type de vin dégusté à l’instant.

Elle n’a pas lieu pour une deuxième raison : en situation de cours, la relation élève-professeur n’autorise que très rarement la mise en avant d’un désaccord de la part de l’élève. Ici, le professeur justifie sa position, mais l’élève, qui découvre peut-être ce vin, n’a pas de réponse à l’argumentation alors qu’il aurait pu maintenir le désaccord avec par exemple : /j’ai déjà bu des vins de cette appellation qui avaient plus de longueur…/.

Dans cette suite d’échanges, on ne peut parler de véritable désaccord puisque L2 récupère en fait la proposition de L1 pour en faire l’argument de la sienne : /il manque de longueur, oui mais justement, on ne lui en demande pas/.

Il arrive que des avis opposés ne soient pas négociés et l’on trouvera deux ou plusieurs interventions “parallèles”, apposées successivement, par exemple :

‘[à propos de l’échantillon noix]
M. moi je: j’reste sur safran moi
J. moi c’est- ça m’rappelle aussi la noisette donc euh (Oingt n°29, 483).’

C’est alors un des locuteurs (comme nous l’avons vu précédemment dans le cas du consensus sur la catégorie de l’arôme) qui, après plusieurs propositions divergentes, tentera de réunifier le groupe par une nouvelle proposition accompagnée d’un connecteur de reformulation, comme en tout cas :

‘[après les signifiants : caramel, vétiver, confiture, vanille, fût de chêne]
M. ça fait sucré en tout cas
D. ça c’est en tout cas c’est toujours euh
M. pour moi c’est sucré
D. au moins double ou triple
P. ah oui c’est
D. y’a plusieurs dimensions
P. ah oui ah oui c’est pas c’est pas simple hein
M. (non inspiré) (S.A.V. n°11, 132).’
Notes
295.

Cette discordance entre univers sensoriels est rencontrée plusieurs fois au cours des enregistrements : il est reconnu que le domaine de la chimie n’appartient pas à la dégustation, pas plus d’ailleurs que celui du vécu personnel (ça fait penser à mon shampooing ou l’odeur de quincaillerie chez moi ou mes mains quand j’ai mangé une mandarine ou quand ma cheminée sent comme ça i va pleuvoir…). Ces types d’énoncés aident sans doute son auteur, mais visiblement pas le groupe : ils provoquent la surprise, agrémentée quelquefois d’une boutade.