5. Les procédés de négociation

La pluralité des perceptions et celle des moyens de l’exprimer restent une énigme à laquelle se sont et seront encore confrontés les chercheurs, mais que les dégustateurs semblent intégrer dans leur pratique. Comme le font remarquer respectivement les dégustateurs (Peynaud et Blouin, 1996, 91) et les linguistes, le signe n’est pas forcément négocié lors d’une dégustation :

‘« The fact that people apply words somewhat differently, and have different standards of comparison, does not mean that we can never know exactly what another speaker means. It is possible, at least in some cases, to discover those standards » (Lehrer 1975, 917).’

Si l’univocité terme / sensation n’existe pas et si la qualité informative de la proposition ne peut jamais atteindre un degré satisfaisant, on peut tout à fait se demander comment les participants font valoir leur point de vue respectif  et de quels moyens de persuasion ils disposent. Les procédés mis en œuvre relèvent à des degrés divers du principe de suggestivité qui vise à influencer le point de vue de l’interlocuteur. Il s’agit soit, de ce que nous appellerons une mise en subordination d’un énoncé par rapport à un autre, soit de l’usage de la question rhétorique, soit encore de la présentation d’un argument.

quand un énoncé générique vient étayer l’énoncé spécifique :

‘[à propos du caractère douceâtre des vins allemands, en milieu de bouche]
comme dans tous ces types de vins (Vivier 96 n°2, 74).’

ou inversement, quand une situation conjoncturelle vient illustrer le point de vue accompagnée des connecteurs : ça, là, tu sais

‘ah prends-le comme ça et pense à violette... tu vas voir ça va v’nir tout de suite (S.A.V. n°14, 668),
la banane bien mûre écrasée là avec des p’tits: avec du yaourt (JJ & Co n°24, 1379),

[allusion aux bonbons]
les fraises euh tu sais les fraises rouges là au sucre (S.A.V. n°12, 300),
puis à l’aromatisation des dentifrices
le le dent- genre dentifrice à la fraise(S.A.V. n°12, 302).’ ‘moi j’sens les la banane là heinl’acétate d’iso-amyl en tout cas (S.A.V. n°15, 795),’

ou affectif :

‘vous allez trouver tout d’ suite j’suis sûre (Vivier 96 n°3, 139),
quelque chose que tu adores (Oingt, n°26, 137).’ ‘6 à 7 caudalies hein on est sur un vin qui a une belle matière 298 (Vivier 97 n°8, 427),’

c’est la durée de la persistance en bouche qui est mesurée (6-7 secondes) et qui constitue un critère de qualité ; dans le suivant :

‘on n’a pas l’acidité on n’a pas les tanins qui gênent c’est très rond c’est très agréable (Vivier 97 n°10, 666),’

apparaît sous-entendu que, pour avoir un vin qui fait plaisir, ni l’acidité ni les tanins ne doivent dominer : ils doivent au contraire s’équilibrer.

‘non mais les moi c’que j’trouve typique du blanc c’est le une odeur un peu piquante quoi (S.A.V. n°15, 787).’ ‘C. oui oui c’est ça voilà voilà les bonbons moi j’ai horreur j’ai horreur de- de ces bonbons-là(S.A.V. n°12, 301).’

La question rhétorique vise aussi à rallier les interlocuteurs :

‘on peut dire qu’c’est un fruit rouge déjà non’ (JJ & Co n°18, 52),
vous trouvez pas la banane bien mûre’ (JJ & Co n°24, 1373),
est-ce que vous n’sentez pas un peu la cire d’abeille moi j’trouvelà sur ce nez-là (Vivier 96 n°4, 226)
est-ce qu’vous trouvez pas un p’tit côté euh: viandé animal une petite pointe animale hein (Vivier 97 n°8, 368).’

Rares sont les épisodes où l’on assiste à une négociation de forme argumentée. En cas de désaccord, l’argumentation visant la nature du référent (sauf si celui-ci est jugé dénaturé) ou son signifiant (défini au départ pour les échantillons d’arôme) est difficilement concevable. Les arguments utilisés reposent bien plus sur des savoirs proprement subjectifs. On relève un argument d’autorité :

‘(oh non) c’est d’la vanille framboise j’connais (qu’ça)(S.A.V. n°12, 284), ’

et un argument par la preuve :

‘vas-y renifle (S.A.V. n°12, 280).’

Nous avons vu que c’est la préférence pour l’accord qui est partie intégrante des interactions en discrimination et en dégustation puisqu ‘il répond au but prédéfini en début de séquence, tandis que le désaccord est toujours marqué et ne donne pas systématiquement lieu à une négociation : nos interactions, contrairement à ce qui est démontré par Roulet (1986, 190), peuvent être poursuivies sans que soit satisfaite la contrainte du double accord.

Notes
298.

Belle qualifie ici non seulement la qualité, mais aussi l’intensité de matière : dans un tel énoncé justifié par la longueur de la persistance en bouche (6-7 secondes), belle possède le même trait /intense/ que bon décrit précédemment.