Le masculin : un concept moins usité que le féminin.

Au commencement, fut la presse féminine. Apparue en France au XVIIIe siècle sous la forme de petits journaux consacrant leurs contenus aux tendances vestimentaires et aux styles de vie pour les élites de la société et sous les titres Le Journal des Dames, le Courrier de la Nouveauté, Le Cabinet des Modes et Le Petit Echo de la Mode, elle s’est rapidement diversifiée pour connaître son succès actuel 2 . La presse féminine n’est qu’un maillon d’un phénomène plus important : celui de la mise en avant de tout ce qui touche au féminin, et ce dans presque tous les domaines. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les rangées des bibliothèques universitaires mais aussi municipales : plusieurs centaines 3 d’ouvrages sur la condition féminine, le rôle des femmes dans l’espace public, dans l’espace privé, dans l’histoire, dans la politique, dans les diverses classes sociales, des témoignages...pour une petite vingtaine d’ouvrages sur les hommes et la condition masculine. S’il est aisé de trouver un ouvrage sur l’histoire et la place de la femme en France 4 , il est plus compliqué de constituer un fonds conséquent de travaux sur le masculin. Les raisons de cette pénurie de recherches sont multiples : Sylvain Mimoun explique que prendre un homme pour “ objet d’étude ” peut “ paraître bizarre ou vraiment suspect car enfin “ un homme, c’est un homme ” 5 . Pourquoi l’homme ne pourrait-il être un sujet d’interrogation ? L’intégration d’une supériorité naturelle et de l’invulnérabilité masculine serait-elle si importante dans les esprits masculins que nul ne songerait à s’intéresser à un objet qui, de fait, n’aurait pas lieu d’être ? Nous verrons dans cette thèse qu’aujourd’hui l’expression “ un homme, c’est un homme ” n’est pas si évidente et que de multiples interrogations sur ce qu’est un homme naissent chez les chercheurs et les hommes eux-mêmes. Cette absence de questionnements sur ce qu’est l’homme supposée par Mimoun ne serait-elle pas la cause des premiers travaux sur le masculin menés par des femmes : la littérature féministe a abordé les questions masculines avant que le masculin ne le fasse lui-même. Simone de Beauvoir dès 1949 dans l’introduction du Deuxième Sexe évoquait déjà la résistance des hommes à se questionner sur eux-mêmes : “ un homme n’aurait pas idée à écrire un livre sur la situation singulière qu’occupent dans l’humanité les mâles ” 6 . En 1975, Nadine Lefaucheur et Georges Falconnet s’intéressent alors dans La Fabrication des mâles  7 , à la vie au quotidien des hommes, à leurs rapports au pouvoir, à l’amour..., des groupes de paroles sont mis en place souvent sous l’égide des mouvements féministes, en 1987 Annelise Maugue dans L’Identité masculine en crise au tournant du siècle  dresse le même bilan, les accusant de s’“ être arrêté à la phallocratie, à cette pointe de l’iceberg que le regard des femmes rendait visible et incontournable. Sur le reste, sur les racines et les contours du modèle masculin considéré dans son ensemble, ils n’ont guère éprouvé, semble-t-il, l’envie ni le besoin de s ’interroger ” 8 , et l’année suivante, en publiant Les Hommes d’aujourd’hui  9 , Catherine Castelain-Meunier ajoute une pierre à l’édifice féminin des ouvrages consacrés au silence des hommes. En 1996, l’anthropologue Françoise Héritier confirmait à son tour ce vide de recherches en rappelant que “ pour (elle), une de (ses) premières interrogations a porté sur l’absence d’étude systématique sur l’âge d’homme et de la masculinité proprement dite, dans les travaux historiques, sociologiques, anthropologiques. Il va tellement de soi que c’est le référent ultime et qu’il est inutile d’en parler ”. 10 Désormais, des hommes se sont attelés à rattraper ce retard en participant à des groupes de dialogues, à des groupes de travail et ceci jusqu’au sein de l’université où des groupes de chercheurs se sont formés et spécialisées dans les questions relatives au masculin et aux rapports entre les sexes.

Daniel Welzer-Lang, un des premiers chercheurs français à s’être intéressé à ces questions masculines, notamment en 1988 sur le viol au masculin, s’interroge dans un article paru en 1992 11 sur le silence concernant les hommes, qu’il attribue à une grande volonté d’expliquer plutôt l’aliénation des femmes dans la sphère domestique, impliquant ainsi la multiplicité des études sur les femmes et le désintérêt pour les hommes. Il fut aussi un des pionniers à évoquer un lien de résistance entre le monde universitaire et la question masculine. Pour lui, les hommes-chercheurs ne semblent pas avoir envie de déconstruire et d’explorer le masculin car l’université opposerait un véto à ces recherches qualifiées de non-sujets universitaires, contribuant ainsi au retard de la France en matière d’études et de travaux sur les questions sexuelles et de genre.

Or, si tous ces auteurs évoquent “ l’homme ”, on ne naît pas homme, mais qu’on le devient. L’homme est une catégorie construite notamment par rapport à celle des femmes, à travers des initiations (bizutages, clubs de sports….) mais aussi en fonction de la représentation de ce qu’est “ un homme ” et des critères constituant la masculinité dans les différents milieux sociaux. Nous verrons notamment à travers les travaux de Pierre Bourdieu , Luc Boltanski, Pascal Duret… comment les capitaux culturels, économiques, symboliques et les habitus hérités au sein des différentes classes sociales influent sur la perception et le rapport au corps ; il n’existerait donc pas une identité masculine mais des identités masculines construites en fonction des systèmes de valeurs et représentations existants au sein des différentes classes sociales. Nous verrons que la nouvelle presse masculine est un des lieux de construction de la masculinité, les lecteurs venant y chercher des conseils et informations pour augmenter les attributs physiques (poils, sexe, muscles…) et pour devenir performant dans tous les domaines, ces attributs et la performance étant deux des éléments dominants de ce qui constitue, dans l’imaginaire, un “ homme ”. C’est autour de la masculinité et de ce qu’est la représentation de l’ “ homme ” aujourd’hui par les lecteurs, et particulièrement, par ceux écrivant aux magazines de presse masculine, que s’articule cette thèse.

Notes
2.

Selon l’enquête AEPM ( audiences études de la presse magazine) de Juillet 2000 à Juin 2001, le magazine Elle compte 2 241 000 lecteurs chaque semaine, Femme Actuellequi est le féminin français le plus vendu avec 8 524 000 lectrices, Biba 994 000 lectrices, Cosmopolitan 967 000, Marie-Claire 3 395 000 lectrices, Marie-France1 998 000, Modes et Travaux 4 043 000...Ces féminins figurent en bonne place parmi les meilleurs ventes de magazines, même si les chiffres AEPM montrent une légère érosion du nombre des lecteurs pour les féminins classiques comme Elle et Marie-Claire et une progression pour les féminins plus “ jeunes ” comme Cosmopolitan, Biba...Cette dernière tendance semble se confirmer par l’arrivée sur le marché de titres comme Isa chez Hachette-Filipacchi, Muteen aux Editions Jalou... qui visent notamment pour ce dernier le public des moins de 20 ans. On assiste dès lors à une plus grande segmentation des titres en fonction de l’âge du lectorat féminin : cet été, la presse féminine française s’est enrichie d’un titre Lolie pour les pré-adolescentes afin de combler un vide. En effet, le premier féminin souvent acheté par les jeunes filles reste Jeune et Jolie vendu à 1 067 000 lecteurs dont plus de 80 % sont des femmes. Puis Cosmo, Isa, Biba prennent le relais, suivis de Elle et Marie-Claire, Femme Actuelle et enfin Prima, Modes et travaux rencontrent un public plus âgé. Cette segmentation engendre la multiplication des titres et des contenus et implique un champ d’action plus large que n’en ont beaucoup de familles de magazine, et en particulier la presse masculine.

3.

En 1995, S. MIMOUN dans son ouvrage intitulé L’univers masculin , aux éditions Seuil, notait qu’il existait alors 3500 livres sur les femmes sur le marché contre seulement quelques uns sur les hommes. Si la proportion est toujours largement en faveur des écrits sur le féminin, les travaux sur le masculin ont augmenté ces dernières années.

4.

Cf PERROT M.,  Les femmes ou les silences de l’histoire. Paris, Flammarion, 1998, 494 p....

5.

MIMOUN S., L’Univers Masculin. Paris, Ed du Seuil, 1995, p. 11.

6.

DE BEAUVOIR S.,  Le Deuxième Sexe. Paris, Gallimard, Tome 1, 1949, p.14.

7.

FALCONNET G. et LEFAUCHEUR N.,  La Fabrication des mâles. Paris, Seuil, 1975, 186 p.

8.

MAUGUE A., L’Identité masculine en crise au tournant du siècle 1871-1914. Paris, Payot, 2001, p. 225

9.

CASTELAIN-MEUNIER C., Les Hommes aujourd’hui : virilité et identité. Paris, Acropole, 1988, 273 p.

10.

HERITIER F.,  Masculin Féminin . La pensée de la différence. Paris, Odile Jacob, 1996, p. 303.

11.

WELZER-LANG D.,  “ Le double standard asymétrique ”, in WELZER-LANG D. et FILLIOD J-P, Des Hommes et du masculin. Lyon, Bulletin d’informations et d’Etudes Féminines (BIEF), PUL, 1992, pp. 127-146.