La théorie critique de l’Ecole de Francfort et le récepteur passif.

Pour certains chercheurs et courant de pensée, la culture de masse, dès les années 40, devient “ l’ennemi de la culture ”. L’Ecole de Francfort fait de la critique de cette culture de masse son cheval de bataille. Adorno prend la musique comme objet d’étude et entreprend sa critique ; son évolution est le symbole, pour lui, de l’impact de l’industrialisation sur la culture : “ la musique contient des contradictions sociales dans sa structure propre, même si sa relation à la réalité sociale est problématique. Comme tous les autres phénomènes culturels, elle n’est ni pur reflet, ni réalité totalement autonome. Cependant son autonomie est gravement menacée de nos jours. La musique présente la plupart du temps les caractéristiques d’une marchandise, où ce qui compte est donc bien plus la valeur d’échange que la valeur d’usage. La véritable dichotomie n’est pas celle qui oppose “ grande musique ” et “ musique légère ” mais plutôt celle qui sépare la musique produite en fonction d’un marché et celle qui ne l’est pas ” 22 . Cette citation résume à elle seule la pensée de cette Ecole en matière de culture de masse. L’Ecole de Francfort fonde ses études sur la critique de l’industrie culturelle, expression créée par Horkheimer, et considérée comme le stade ultime de la domination, car elle se répercute dans la façon de penser, dans les loisirs, dans le temps-libre. La notion de liberté est exclue des analyses; la notion d’aliénation est prépondérante : Adorno, dans le texte Critique de la culture et de la société déclare : “ le concept de liberté d’expression et même de liberté de l’esprit dans la société bourgeoise, le fondement de la critique de la culture, a sa propre dialectique. Car, en s’émancipant de la tutelle théologique et féodale, l’esprit est devenu, par la socialisation progressive de tous les rapports humains, la proie d’un contrôle qui ne lui reste pas extérieur mais qui a envahi sa structure interne.

Cet ordre pénètre l’esprit autonome, aussi inexorablement que les ordres hétéronomes qui jadis maîtrisaient l’esprit assujetti. L’esprit ne se contente pas de se soumettre au principe de la vénalité marchande et de reproduire ainsi les catégories socialement prédominantes. Il s’adapte objectivement à l’ordre établi, même lorsque subjectivement il ne se change pas en marchandise. Partout les mailles se resserrent selon le modèle de l’échange. L’espace qui reste à la conscience individuelle se rétrécit ; elle est de plus en plus préformée ; la possibilité de la différence, rabaissée au rang de simple variété dans la monotonie des produits offerts, lui est pour ainsi dire interdite à priori. En même temps, la liberté apparente a pour effet de rendre incomparablement plus difficile la réflexion sur la non-liberté que ne l’était dans l’opposition à la non-liberté manifeste, et par là accentue la dépendance ” 23 . La dialectique infrastructure/superstructure, fondamentale dans les théories marxistes, se retrouve ici. Ce sont les moyens de production, en l’occurrence la production de masse, qui influent sur les comportements individuels. La production de masse est relayée par les médias de masse qui, avec leur diffusion importante et leur capacité de manipulation, entraînent une uniformisation et une aliénation idéologique. La manipulation des esprits, pour l’Ecole de Francfort, implique que le consommateur de biens culturels n’a guère la possibilité de réagir. Il apparaît alors comme un récepteur passif, pris sous le joug d’un appareil dominant. Adorno qualifie le public de “ jouet passif de cette industrie ”, qui “ lorsqu’il se révolte contre l’industrie culturelle, n’est capable que d’une faible rébellion ” 24 . Les hommes apparaissent comme des êtres dépourvus de ressources pour résister à la domination. Martin JAY dans L’imagination dialectique. L’Ecole de Francfort 1923-1950 explique page 248 que “ l’expression “ industrie culturelle ” fut choisie par Horkheimer et Adorno dans Dialectique de la raison pour bien signaler qu’ils ne croyaient pas à cet aspect prétendument “ populaire ” auquel fait référence l’expression “  culture de masse ”. L’Ecole de Francfort ne détestait pas la culture de masse parce que celle-ci était démocratique, mais précisément parce qu’elle ne l’était pas. La notion de “ culture populaire ”, disaient-ils, est idéologique. L’industrie culturelle nous approvisionne en une culture “ en toc ”, réifiée, sans spontanéité. L’ancienne distinction entre formes culturelles supérieures et inférieures est presque disparue dans la “ barbarie stylisée ” de la culture de masse ” 25 .

Cette divergence entre les différents chercheurs de l’Ecole de Francfort surgit avec la notion de plaisir. Pour Adorno et Horkheimer, le loisir est une “ dégradation ” du temps-libre alors que pour Benjamin, la valeur culturelle de l’oeuvre d’art a été remplacée par sa valeur spectaculaire, qui fait intervenir la notion de divertissement, postulant ainsi un récepteur moins passif que chez ses collègues. Veblen, le premier théoricien des loisirs, utilise quant à lui la notion de bonheur, en l’associant à celui éprouvé par une consommation ostentatoire.

L’Ecole de Francfort dresse donc une anthropologie pessimiste de la culture de masse en décrivant une société de masse aliénante et dominant les individus uniformisés et passifs. Manipulés par des instances idéologiques, les sujets sont démunis de moyens de résistance.

Habermas, ultérieurement, propose une solution, pour l’individu, afin de résister à la domination ; cela passe par la communication et par l’espace public. Cette ouverture vers un récepteur actif se fit au fil des avancées théoriques et des différents courants, comme les Cultural Studies et les Uses and Gratifications.

Le postulat du récepteur passif subissant les articles et programmes proposés, a été associé, par certains chercheurs, à la réception de certains genres de presse, dits populaires. La presse féminine a longtemps été définie comme un des genres néfastes aux lecteurs. Joke Hermès, dans l’introduction de son ouvrage Reading Women’s magazines, explique que beaucoup d’enquêtes sur le sujet ont été menées pour montrer le caractère pernicieux d’une telle lecture : “Almost all of these studies show concern rather than respect for those who read women’s magazines. Concern belongs to what Joli Jensen has called the “ modernity discourse ” in media criticism. Jensen shows how the media in this type of discourse are seen as a Janus-faced monster : agent of change and progress, but also the devil in disguise, agent of alienation, anomy and despair in the powerfully seductive guise of provider of entertainment and excitement ” 26 . De même, la  presse spécialisée dans le traitement de la vie privée des célébrités a ainsi été qualifiée par Marc Paillet de “ hebdomadaires apaisants, anti-anxiété, neuroleptiques ” 27 . Cette référence aux médicaments aux effets sédatifs sur le système nerveux, rappelle l’utilisation de l’expression “ aiguille hypodermique ” de Lasswell désignant l’audience comme un groupe amorphe. Nous verrons que ces arguments de lecteur passif ont été utilisés, notamment par la presse féminine, pour qualifier la lecture de la nouvelle presse masculine, utilisant alors des arguments dont elle fut elle-même la victime à ses débuts. La culture populaire trouve ainsi des détracteurs partisans du postulat de récepteur passif, subissant sans résistance la domination d’un média très puissant. A ces chercheurs, se sont opposés des analyses légitimant cette culture, la culture de masse et la lecture de la  presse populaire.

Notes
22.

JAY M., L’imagination dialectique. L’Ecole de Francfort 1923-1950. Paris, Payot, 1977, p.214.

23.

ADORNO T., Prismes. Critique de la culture et de la société. Paris, Payot, 1955, p. 9.

24.

ADORNO T, “ La dialectique de la raison ”, in La sociologie, textes essentiels. Paris, Larousse, 1992, p. 551.

25.

JAY M,  L’imagination dialectique; L’Ecole de Francfort 1923-1950, op. cit, p. 248.

26.

HERMES J., Reading women’s magazines. Polity press, 1995, p. 1.

27.

PAILLET M.,  Le journalisme : fonctions et langages du Ive pouvoir. Paris, Denoël, 1974, p. 138.