La perspective populiste et le récepteur actif.

Le courant britannique des Cultural Studies, né dans les années 60 en Grande Bretagne sous la direction de Richard Hoggart, propose d’étudier “ les formes, les pratiques et les institutions culturelles et leurs rapports avec la société et le changement social ” 28 . Le centre de recherches de Birmingham créé en 1964 et qui s’intéresse à l’apparition des formes culturelles liées à l’industrialisation fait, dans les années 60-70, de la culture populaire, l’objet principal de ses études. Elle sera analysée en opposition avec les thèses critiques de l’Ecole de Francfort, montrant que le récepteur est actif et doté de différents moyens de décodages des textes des médias. Stuart Hall en 1973 dans son article Encoding/Decoding 29 propose trois types de décodage : dominant (on décode les messages avec le sens commun), oppositionnel (on décode avec une vision du monde contraire) ou négocié ( on décode avec le sens commun tout en y associant des arguments puisés dans la vie personnelle qui font office de réfutateur). Ces différents décodages possibles montrent le caractère polysémique des articles. Le récepteur est alors libre de donner sa propre signification au texte. Nous verrons dans l’analyse des lettres envoyées par les lecteurs aux rédactions des nouveaux masculins l’appropriation de certains termes employés par les magazines et leur réutilisation pour s’adresser à ces rédactions, pour leur énoncer des louanges, mais aussi des critiques.

Les études culturelles réhabilitent les pratiques populaires, en insistant sur le plaisir éprouvé par les récepteurs à leur usage, la notion de plaisir devient alors le concept fondamental développé par certains chercheurs : Ien Ang montre ainsi au travers d’une étude sur la réception de Dallas que les téléspectateurs éprouvent avant tout du plaisir à regarder ce programme. De nombreuses recherches succéderont à celle-ci pour attribuer un sens à certains programmes télévisés régulièrement dévalorisés : ainsi Dominique Mehl dans la télévision de l’intimité 30 montre que les reality shows ont fait l’objet d’attaques, par les intellectuels et les autres média, pour le peu de prétention culturelle qu’ils offraient aux spectateurs. Elle leur rétorque, que ces programmes avaient pour fonction d’aider les participants et que pour certains d’entre eux, ceci fut bénéfique. Dominique Pasquier dans son étude sur la réception de la série Hélène et les garçons 31 explique que regarder la série pour les jeunes filles représente un moyen de comparer son expérience personnelle à l’expérience collective, au sein de communautés formées par des téléspectatrices fans de la série, et est aussi une forme d’éveil et d’apprentissage de la vie sentimentale. C’est aussi cette authenticité du rapport entre la fiction et la vie des spectateurs et la possibilité donnée aux lecteurs d’y trouver des informations réutilisables dans leur propre vie que tente de montrer Sabine Chalvon-Demerçay dans son enquête La confusion des conditions, une enquête sur la série télévisée Urgences 32 .

Richard Hoggart, lors de son étude ethnologique sur les pratiques culturelles des classes populaires britanniques, démontre que, contrairement aux discours communs, la presse spécialisée dans le traitement de la vie privée des célébrités n’a pas une grande influence dans les modes de pensée des lecteurs et qu’elle est surtout une source de plaisir et de distraction : “ le volume des publications qui est actuellement produit par l’industrie culturelle est tel que le chercheur est toujours inconsciemment incliné-en quelque sorte par l’effet de poids-à surestimer leur influence sur les classes populaires. Il ne faut jamais oublier que ces influences culturelles n’ont qu’une action fort lente sur la transformation des attitudes et qu’elles sont souvent neutralisées par des forces plus anciennes. Les gens du peuple ne mènent pas une vie aussi pauvre qu’une lecture, même approfondie, de leur littérature, le donnerait à penser. Il n’est pas aisé de démontrer rigoureusement une telle affirmation, mais un contact continu avec la vie des classes populaires suffit à en faire prendre conscience ” 33 . Il dénie quelques pages auparavant l’identification totale des lecteurs avec les célébrités, bien souvent avancée par les détracteurs de la “ presse people ” : “ le fait que la diffusion de cette presse n’ait guère affecté jusqu’ici le style de vie des classes populaires porte en pleine lumière-c’est un leitmotiv de cet ouvrage- la capacité des gens du peuple à maintenir une séparation solide entre les deux univers dans lesquels ils vivent : le monde du foyer dans son opposition au monde extérieur, la vie “ réelle ” considérée comme distincte du divertissement.(...) C’est, certes, une source de plaisir, mais qui est sans rapport avec la vie de tous les jours  34 . Hoggart défend ainsi sa position, en incriminant les discours prônant l’identification totale : “ Ce serait faire injure aux membres des classes populaires que prétendre qu’ils s’identifient profondément à ce qu’ils lisent dans les fins heureuses des feuilletons. (...). On croit trop communément que les membres des classes populaires sont profondément “ conditionnés ” par leurs lectures. ” 35 . C’est ce que montre aussi Sylvette Giet dans sa thèse consacrée au magazine de romans photos Nous-Deux 36 en concluant sur les effets limités de la lecture sur les lectrices.

Ces études culturelles, très développées outre-Manche, trouvent quelques retentissements chez quelques chercheurs français. Edgar Morin développe sa “ sociologie du présent ” et analyse les rapports que les spectateurs peuvent entretenir avec les stars. Dans les deux tomes de L’esprit du temps 37 et dans Les stars 38 , il utilise les concepts d’identification et de projection pour caractériser les rapports entre spectateurs et ceux qu’il nomme les “ Olympiens ”. Pierre Sansot, dressera trente années plus tard, d’autres portraits sur les pratiques culturelles populaires dans son ouvrage Les gens de peu 39 . Nous verrons que l’identification du lecteur à certains modèles masculins véhiculés dans la nouvelle presse masculine est chez certains lecteurs importante ; en effet les lettres des lecteurs citent régulièrement, comme exemple de l’homme à atteindre, le mannequin de couverture et l’acteur pornographique.

J-C Passeron a mené plusieurs études sur les classes populaires. En 1970, dans sa présentation de l’édition française de La culture du pauvre de Richard Hoggart, il dénonçait l’ethnocentrisme de classe qui régnait au sein des études des intellectuels, lesquels portaient un regard dévalorisant sur les pratiques populaires : “ S’il est vrai que les intellectuels ne révèlent jamais mieux leur propension à monopoliser la définition sociale de la culture que dans l’incapacité à voir dans les autres groupes sociaux autre chose que des prétextes à traiter de leurs propres contradictions culturelles ( par un ethnocentrisme dont témoignent également, quoique sous des formes en apparence opposées, l’aristocratisme et le populisme), la démarche qui conduit Hoggart à démontrer, pour mieux s’en affranchir, quelques unes des illusions intellectuelles inhérentes à la sociologie des classes populaires, enferme au moins le principe d’une interprétation sociologique de la valeur idéologique que les prises de position sur la culture populaire doivent à la position sociale des différentes catégories d’intellectuels. Autant dire que l’originalité même de l’ouvrage risque de déconcerter quelque peu ses lecteurs : parce qu’il remet en question les naïvetés des intéressés, l’ethnocentrisme de classe ou les anachronismes latents de nombre d’analyses aujourd’hui largement reçues sur “  l’homogénéisation culturelle des sociétés de consommation ”, sur les pouvoirs maléfiques ou bénéfiques de la grande presse, de la radio ou de la télévision, sur “ l’atomisation ” et la “ massification ” du public urbain ou sur l’anéantissement du mode de vie traditionnel des classes populaires...  40 . En 1989, il publie Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature 41 , dans lequel il oppose deux perspectives : une perspective légitimiste et une perspective relativiste-culturelle. Le relativisme culturel pose le principe que les cultures doivent être décrites et non hiérarchisées, à partir du constat que tout groupe social possède ses propres codes et valeurs, et que ce sont celles-ci qui sont utilisées pour la description. La notion de populisme y est très répandue. La perspective légitimiste quant-à -elle a pour principe de “ restituer le sens des différences culturelles au système de force entre les groupes d’une même société -celui prend en compte le rapport de domination, c’est-à-dire le système complexe de mécanismes et d’effets de hiérarchisation qui, dans une société de classes constitue une réalité sociale ” 42 . Cette perspective renvoie à la notion de misérabilisme. Ce sont les deux manières antagonistes de décrire une culture populaire. Le rapport de domination, présent dans la perspective de légitimité culturelle, fait intervenir le concept d’ethnocentrisme.

La réhabilitation des classes populaires par Grignon et Passeron, qui accordent à celle-ci un pouvoir de résistance, se retrouve dans les écrits de Michel de Certeau. Ce dernier, avec la “ sociologie du quotidien ”, analyse les pratiques et les arts de faire comme autant de réponses aux théories du récepteur passif. Il revient surtout sur la thèse prônant la vulgarité de certains programmes : “ Les protestations contre la vulgarisation/vulgarité des médias relèvent souvent d’une prétention pédagogique analogue ; portée à croire ses propres modèles culturels nécessaires au peuple en vue d’une éducation des esprits et d’une élévation des coeurs, l’élite émue par le “ bas niveau ” des canards ou de la télé postule toujours que le public est modelé par les produits qu’on lui impose. C’est là se méprendre de l ’acte de “ consommer ” ” 43 . Il conclut son chapitre consacré à la lecture par une mise au point : “ Mais là où l’appareil scientifique (le nôtre) est porté à partager l’illusion des pouvoirs dont il est nécessairement solidaire, c’est-à-dire à supposer les foules transformées par les conquêtes et les victoires d’une production expansionniste, il est toujours bon de rappeler qu’il ne faut pas prendre les gens pour des idiots ” 44 . Il présente les pratiques comme les instruments d’une signification donnée au monde social, et qui permettent une réappropriation de l’espace social.

Les objets populaires sont alors sujets à un débat qui, même s’il semble aujourd’hui s’être pour le moins apaisé avec la confortation des théories sur le plaisir ( Mattelart se questionne sur “ comment penser les plaisirs ordinaires ? ”) et la liberté de choix de ses pratiques culturelles, reste dans certaines sphères sociales et notamment dans les sphères dominantes de la société, vivant et parfois même virulent. Il semblerait, et nous tâcherons de le démontrer, que la nouvelle presse masculine française, qui est un objet populaire notamment en raison de ses chiffres d’audience et de diffusion, a depuis son émergence subi les foudres et critiques de la presse féminine, ce qui tendrait à montrer une reproduction et un déplacement des arguments d’opposition aux biens culturels populaires, et ce par les biens populaires anciennement méprisés qui remettent alors en question une légitimité culturelle qui leur a fait, à eux aussi, cruellement défaut au départ.

Notes
28.

MATTELART A. et NEVEU E., “ Cultural studies stories : la domestication d’une pensée sauvage ? ”, Réseaux, n° 80, nov-déc 1996, p. 16.

29.

HALL S., “ Codage/décodage ”, in BEAUD P (sous la dir.).,  Sociologie de la communication,. Réseaux, CNET, 1997, pp. 61-71.

30.

MEHL D., La télévision de l’intimité. Paris, Seuil, 1996, 254 p.

31.

PASQUIER D., “ Identification au héros et communautés de téléspectateurs : la réception d’ “ Hélène et les garçons ” ”, Hermès, n° 22, 1998, pp.101-109.

32.

CHALVON-DEMERCAY S.,  “ La confusion des conditions, une enquête sur la série télévisée “ Urgences ” ”, Réseaux, n° 95, 1999, pp. 239-280.

33.

HOGGART R.,  La culture du pauvre, op. cit, p. 379.

34.

HOGGART R., La culture du pauvre, Ibid, p. 294.

35.

HOGGART R., La culture du pauvre, Ibid, p. 295.

36.

GIET S., Nous-Deux. Parangon de la presse de coeur. Transformation des formes, métamorphoses de l’amour et révolution sociale. thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, université Robert Schuman, Strasbourg III, 1997.

37.

MORIN E., L’esprit du temps. Névrose, op. cit et L’esprit du temps. Nécrose. Paris, Grasset, 1975.

38.

MORIN E.,  Les stars. Paris, Editions du Seuil, 1972, 188 p.

39.

SANSOT P., Les gens de peu. Paris, P.U.F, 1992, 223 p.

40.

PASSERON J-C., “ Présentation ”, , in HOGGART R., La culture du pauvre, op. cit, p. 8.

41.

GRIGNON C et PASSERON J-C., Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature. Paris,Gallimard, 1989, 260 p.

42.

GRIGNON C et PASSERON J-C., Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Ibid., p. 34.

43.

DE CERTEAU M. , L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris, Gallimard, 1990, p. 240. 

44.

DE CERTEAU M., L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Ibid., p. 255.