Qu’en est-il enfin de la presse masculine ?

En 1994 dans La Féminité : de la liberté au bonheur  45 , Perla Servan-Schreiber évoquant la presse féminine abordait parallèlement la presse masculine et dressait le constat suivant : “ Les hommes n’ont pas de presse équivalente parce qu’ils ne se reconnaissent pas le droit de parler de leur intimité. Il y a bien depuis une dizaine d’années des magazines traitant de l’esthétique masculine, de la mode masculine, et c’est déjà un grand progrès, mais leur diffusion en est confidentielle. Jusque là, il n’était question de parler que de sport, ou de voiture, ou de “ charme ” en dehors des sujets dits sérieux comme l’économie, la politique ou la culture. Mais d’intimité, point encore ; pas en France. Cela risquerait de contrarier l’image de la virilité! ” En 8 ans, que de chemin parcouru entre cette citation et cette thèse!

Les manques de la presse masculine, soulignés par l’écrivaine, sont ceux qui sont à l’origine de la création de la seconde génération de magazines masculins en France. Outre la convivialité, la sociabilité et le loisir masculin qui étaient les éléments de la presse masculine traditionnelle, ces éléments qui restent au cœur de la nouvelle presse masculine ont été enchéri par le rapport au corps masculin. Cette seconde génération de presse masculine est constituée par les magazines masculins qui sont apparus sur la marché français depuis 1998, renouvelant ainsi un genre de presse se constituant autour de la mode (Vogue Homme International, Le Magazine de l’Optimum…), du charme (Newlook, Playboy, Penthouse…), de formules mixtes comme Max qui lie le charme à l’actualité... La nouvelle presse masculine, par référence à la presse féminine est la famille de publications qui s’adressent aux hommes en leur offrant des articles en réponse à leurs aspirations d’hommes : sont désormais entendus sous l’expression “ presse masculine ” les magazines s’adressant aux hommes et à leur corps en général. Les titres donnés à ces publications en sont le reflet : FHM ( for him magazine : un magazine pour lui), M Magazine qui au commencement avait été baptisé M comme masculin, Men’s Health( la santé au masculin)... Ce sont ces mensuels, s’adressant aux hommes et à leur ego masculin qui feront ici l’objet d’une étude. Ils se répartissent entre les magazines spécialisés dans le pôle santé-forme (M Magazine et Men’s Health) et les généralistes traitant peu du corps masculin, mais plutôt du charme et des centres d’intérêt plus masculins comme l’automobile, le sport… et ce, pour FHM sur un ton humoristique décalé. Voici les quatre mensuels parus en France depuis 1998 et qui constituent la nouvelle presse masculine :

Magazines Groupe de presse date d'apparition en France Positionnement
M Magazine Excelsior puis
Ediexcel
mars-98 spécialisé santé-forme
Men's Health Rodale puis
Axel Springer
avr-99 spécialisé santé-forme
FHM Emap juil-99 généraliste charme, humour
jeunes célébrités, actualité
Maximal Hachette nov-00 généraliste charme, jeunes
célébrités, actualité

Mais ces magazines, qui possèdent des chiffres d’audience relativement importants, ont fait l’objet d’une campagne de dénigrement. Les articles journalistiques ont été particulièrement critiques lors de leur émergence, en leur attribuant, pour la plupart, un caractère dénué de sens et d’intérêt et emprunt de stéréotypes. Dès 1997, les quotidiens anglais 46 , comme ici The Independant, s’alarmaient devant une nouvelle presse qui envahissait les kiosques, dépassant les tirages des féminins, en les qualifiant de “ miroirs de l’homme moderne, ces nouveaux magazines renvoient l’image d’un individu fou de sexe, assoiffé d’ aventures érotiques inédites, accro du shopping, habillé de vêtements de créateurs hors de prix, lisant des romans branchés et jouissant des vacances les plus exotiques qui soient ” 47 . En France, le bilan dressé ne fut guère plus laudatif ( “ un contenu souvent pauvre ” pour Le Monde Diplomatique) 48 , même si l’article s’intéresse plus à la présentation des conditions de l’émergence et au contenu proposé qu’à leur critique. Enfin, et pour ne citer que ces 3 articles 49 , un article issu du journal Culture Pub d’avril/mai 2001 dresse ironiquement un état des lieux de la presse masculine en s’interrogeant de la sorte : “ Un marché resté vierge pendant des années est-il un eldorado ou bien un no man’s land qu’aucun explorateur n’a encore osé défricher ? Nul doute que l’invention du téléphone mobile entre dans la première catégorie, mais que penser alors de l’émergence soudaine d’une presse masculine ? Sinon que l’homme a passé ces dernières grandes vacances à apprendre à lire et qu’il peut désormais investir une douzaine de magazines quasi inexistant, il y a quelques années ” 50 . Les arguments de l’adaptation de la formule des féminins au masculin, de la contribution des formules de la nouvelle presse masculine à l’abêtissement des hommes ne sont-ils pas autant d’arguments donnés pour ne pas évoquer les véritables conséquences sur le marché de la presse magazine de l’arrivée de nouveaux titres aux formules novatrices : leur prise de part de marché et de lecteurs aux autres publications, et notamment à celles lues jusqu’alors par les hommes ? La presse masculine a donc dès son arrivée en France subi les critiques inhérentes à sa condition d’objet populaire, et ce par les quotidiens et magazines dits “ sérieux ”, les magazines masculins ont alors utilisé leurs éditoriaux pour répondre à ces différentes attaques et eux-mêmes en lancer contre leurs détracteurs. L’opposition entre la culture “ populaire ” et la culture “ lettrée ” prend ici toute sa dimension.

C’est ce statut d’objet novateur, dénigré mais immédiatement porteur en terme de ventes 51 qui impose aux différents magazines masculins un travail interne de légitimation de leurs contenus auprès de leur public, et externe en participant à de nombreuses émissions télévisées 52 . Comment légitime-t-on un magazine qui apparaît comme un objet illégitime? Quels sont les discours qui participent à cette légitimation ? Nous verrons que ce travail de légitimation au sein du magazine passe chez certains magazines masculins par un travail de dénégation et d’illégitimation de la concurrence et de réécriture de l’histoire du marché de la nouvelle presse masculine. Quels arguments chacun des magazines masculins utilise t-il alors pour s’autolégitimer et illégitimer ses concurrents ?

Ce statut d’objet populaire et novateur lui vaut, d’être un objet universitairement vierge de toute recherche en science de l’information et de la communication. En dehors des articles consacrés par la presse quotidienne, par la presse spécialisée, aucun texte français 53 n’a abordé ce sujet. Cette absence est regrettable pour le caractère historique de ce mémoire et pour l’apport précieux qu’il aurait pu être à cette thèse. Peu de travaux existaient au commencement de cette dernière 54 , débutée en octobre 1999, soit un an et demi après le premier magazine des nouveaux masculins, mais le sujet est devenu de plus en plus porteur en matière de recherche, dans diverses disciplines, particulièrement variées avec des études en marketing, en langues étrangères appliquées, dans différentes écoles de commerce, à l’école des mines de Paris...Les demandes de renseignements, d’entretiens... se multiplient dans les rédactions et montrent l’intérêt croissant pour ce sujet, qui s’inscrit dans une multitude de questionnements sociologiques 55 .

Si tout concourt à constituer la popularisation de l’objet “ presse masculine ”, cette thèse a pour objet de mieux faire connaître cet objet récent, de faire entrer le lecteur dans un univers au fonctionnement méconnu, appréhender son mode de fabrication, son contenu…, répondre aux questionnements sur son lectorat, sur les liens établis entre le lecteur et les magazines et s’articulent autour de la construction masculine, sur les attentes des hommes en matière de contenu de la presse, en matière de conseils sur le corps, sur les rapports avec les femmes… et renvoient à l’image que les hommes ont de ce que sont, pour eux, la masculinité et l’  “ homme ” en ce début de siècle. Nous verrons, que contrairement à l’idée répandue d’une “ crise de l’identité masculine ”, identité masculine qui, pour nous, se veut plurielle, les hommes écrivant à la presse masculine y trouvent des conseils pour s’améliorer, pour correspondre à l’image qu’ils ont de l’homme idéal, et qui s’apparente plus à une évolution naturelle, notamment en réponse à l’évolution féminine qu’à une crise profonde de cette identité. C’est en homme qui se construit et non en crise que nous avons cotoyé au sein de la nouvelle presse masculine.

Notes
45.

SERVAN-SCHREIBER P.,  La Féminité : de la liberté au bonheur. Paris, Stock, 1994, 308 p.

46.

Nous verrons que l’Angleterre est une des terres, avec les Etats-Unis, de naissance de la plupart des publications de la nouvelle presse masculine paraissant aujourd’hui en France.

47.

Courrier International, n° 361 du 2 au 8 octobre 1997, p. 39.

48.

Le Monde Diplomatique de mars 2000.

49.

Une recherche effectuée en octobre 2001 dans le centre de documentation du groupe Emap France, propriétaire de FHM France, dans le dossier de presse concernant la presse féminine fait état depuis l’été 1995, de 59 articles sur la presse masculine française. Chaque nouvelle arrivée est commentée, l’évolution des ventes analysée...Ce sont Stratégies et CB News avec respectivement 16 et 18 articles qui couvrent le plus fréquemment l’activité de la presse masculine. Le Figaro semble s’intéresser lui aussi de près à cette presse en lui consacrant 8 articles.

50.

Culture Pubn° 3, avril/ mai 2001, pp. 88-92.

51.

Le premier numéro de M Magazine s’est vendu à 170 000 exemplaires, celui de Men’s Health à 320 000, celui de FHM à 250 000 et celui de Maximal à 150 000 exemplaires.

52.

C’est dans l’air sur France 5, en octobre 2001 pour le premier rédacteur en chef de M Magazine, Ciel mon mardi sur TF1 en octobre 2000 sur les machos et les féministes pour l’ancien rédacteur en chef de FHM et son successeur fin octobre 2001 sur Fun TV dans 30 minutes sans pub pour un débat entièrement consacré à la presse masculine. Et bien d’autres émissions ont fait appel aux différents rédacteurs en chef pour illustrer des programmes et débats sur la masculinité en France.

53.

Une enquête de réception à partir de Focus Groups a été menée en Grande-Bretagne par Peter Jackson, Nick Stevenson et Kate Brooks et est parue sous le titre Making Sense of Men’s Magazines. Polity, 2001, 214 p. et David Gauntlett, dans Media, Gender ans Identity. Paperback, 2002 , 288 p. utilise la presse masculine en Grande-Bretagne comme un des exemples du traitement de l’identité à travers la presse.

54.

Au début de cette recherche, on ne trouvait trace que d’un travail au sein de l’université, une maîtrise d’information et de communication soutenue en 1987 au CELSA, MESMACQUE L., La presse masculine de style de vie : quelle presse pour quel homme, Mémoire de maîtrise d’information et de communication, CELSA, Paris IV, 1987, mais qui s’intéressait à la presse masculine traditionnelle.

55.

Nous reviendrons dans la partie consacrée à la méthodologie utilisée dans cette thèse, sur les conséquences de cette multitude de projets de recherches sur notre travail.