Problématique.

Cette recherche a pour objet de comprendre ce qu’est la presse masculine, récemment apparue sur le marché de la presse magazine française. Cette presse masculine possède une histoire particulière, composée de phases successives qui présentent des singularités intrinsèques. Cette étude porte exclusivement sur la dernière phase de l’histoire de cette presse (de 1998 à l’été 2002) qui, par opposition aux phases précédentes, est évoquée sous l’expression “ nouvelle presse masculine ”, et même, mais plus rarement, la “ néopresse masculine ” 56 .

Composée dans sa grande majorité de titres anglo-saxons importés en France et dont la culture originelle a été conservée, à des degrés divers selon les magazines, impliquant alors des modes de production disparates en fonction de l’importance financière des groupes de presse et de leur origine, la nouvelle presse masculine présente donc des formules novatrices, bouleversant le marché français de presse masculine traditionnelle fondé sur la mode et le charme. Cette nouvelle presse masculine, comme son ancêtre et par ailleurs encore concurrente pour certains titres, offre au regard du lecteur des représentations du masculin et du féminin. Elle apparaît alors comme un des lieux de présentation des figures du masculin et du féminin avec des disparités d’un magazine à l’autre qui sont le reflet des lignes rédactionnelles de chacun des titres. Ces figures masculines et féminines ont elles aussi subi une évolution et sont l’objet d’un traitement diffèrent de celui réservé par les anciens masculins. Quelles sont alors les figures féminines et masculines véhiculées au sein de ces nouvelles publications ?

Les nouveaux masculins s’offrent donc comme des espaces d’observation et de visibilité de ce qu’est la masculinité mais aussi un espace de contribution à la construction de la figure moderne du masculin, notamment par l’apport aux lecteurs de réponses à leurs interrogations sur le corps masculin.

Nous entrons donc dans une histoire en mouvement, dans une histoire en train de se construire. Cette recherche prend la forme d’un “ moment ethnographique ”, cher à Robert W Connell et qui est une étude empirique sur un lieu où les hommes sont en interaction entre eux ou avec des femmes. Cette thèse sera donc “ un moment ethnographique ” qui aura pour sujet “  la nouvelle presse masculine française entre 1998 et l’été 2002 ”.

Apparue “ sans bruit ” au printemps 1998, puis en masse pendant l’été 1999, la nouvelle presse masculine n’a rien d’un épiphénomène. Elle n’est qu’une illustration supplémentaire d’un mouvement plus profond : l’intérêt masculin pour la notion d’hédonisme. Dans un article publié en 1997 57 , Daniel Welzer-Lang évoquait les deux discours masculins apparus avec le féminisme : une parole culpabilisée par les critiques féministes et une parole hédoniste sur la découverte masculine des plaisirs quotidiens. Nous verrons qu’en effet dans les changements imposés aux hommes par l’émancipation féminine, les hommes oscillent entre repli sur eux-mêmes (silence, alcool…) et modification de leurs habitudes (participation aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants…). C’est au nom de ce courant hédoniste que ce sont développés de nouveaux usages masculins et entre autres, la nouvelle presse masculine, émergeant dans un pays où jusqu’alors la presse masculine se résumait à la presse de mode masculine, à la presse de charme, auxquelles venaient s’ajouter les publications spécialisées telles que la presse automobile. Or, nous verrons que même si les hommes participent d’avantage aux travaux domestiques, il n’en demeure que ces derniers restent en majorité effectués par les femmes et que les postes à responsabilités restent masculins.
Avec de nouvelles formules particulièrement accrocheuses dans certains magazines ou plus classiques dans d’autres, les nouveaux masculins rajeunissent tout un pan de la presse magazine française. Mais ce dernier se joue-t-il totalement des anciennes formules des masculins traditionnels en opérant un renouvellement profond de la figure du magazine masculin ou au contraire en adaptant les formules traditionnelles à l’air du temps et aux évolutions sociologiques, psychologiques qui touchent aujourd’hui les hommes ? Attaqués de toutes parts au moment de leur apparition, taxés de mauvaises copies masculines de la presse féminine, de presse des hommes “ écervelés ”, qui pour ce dernier exemple reste un des arguments traditionnellement opposés aux produits populaires, au nom de l’abrutissement des lecteurs, les magazines ont fait de leurs éditoriaux des espaces de légitimation du choix de leur formule et de leur positionnement sur le marché. Comment, via l’instauration de l’espace de légitimation que peut être l’éditorial, les équipes légitiment-elles ces choix rédactionnels et leur statut d’objet populaire ?

Importés de publications anglo-saxonnes, les nouveaux masculins imposent une identité et un concept étranger. En quoi la nationalité du groupe d’appartenance influe-t-elle sur le contenu, sur le mode de production et sur l’organisation des rédactions ? Que retiennent les rédactions de leur héritage anglo-saxon ? Sont-elles productrices d’une culture “ locale ” ou d’une culture “ internationalisée ”? Outre la nationalité du groupe d’appartenance, les groupes détenteurs des magazines masculins présentent des diversités budgétaires à l’incidence importante sur le mode de fabrication des magazines. Les groupes les plus importants fabriquent-ils entièrement les magazines et les groupes plus petits sous-traitent-ils ? Il semblerait que le groupe Jalou, aux moyens financiers moins importants que Emap ou Hachette ait choisi un mode de production moins avantageux en terme de coût, mais qui correspond plus à l’identité et à la philosophie du groupe et de ses journalistes.
A cette organisation économique du mode de production de la nouvelle presse masculine, les rédactions ajoutent une organisation sexuelle de cette production, en confiant l’écriture aux hommes et la technique, la mise en page, aux femmes. Si l’origine du magazine et l’importance du groupe jouent un rôle important dans le mode de production des titres, qu’en est-il de la répartition sexuelle des rédactions ? De multiples études ( S. Naihef et G.W Smith 58 , V Aebischer 59 ...) ont analysé le caractère sexué de l’écriture. En quoi, notamment, la particularité du sexe des journalistes peut-elle avoir une incidence sur les figures masculines et féminines qui sont véhiculées à travers les textes et photographies ? Quelle place est accordée à la femme dans ces nouveaux masculins, quand dans le presse masculine traditionnelle de charme elle n’était que dévêtue ? Comment sont appréhendés les homosexuels dans une presse qui, éloignée du marché de la presse homosexuelle, s’adresse aux hommes, en leur proposant des figures d’idéal masculin en couverture ?

  1. Les magazines masculins, par leurs choix rédactionnels ( proposer aux hommes des recettes pour leur bien-être), laissent, à des degrés divers, une place importante à l’interactivité avec leurs lecteurs. En invitant leurs lecteurs à prendre la plume, pour témoigner, questionner, critiquer… les magazines multiplient les formes de courrier dont ils se servent pour alimenter leurs pages. C’est autour de son double rôle de récepteur-émetteur que le magazine articule un partie de son contenu. Comment les rédactions gèrent-elles ce double rôle ? En instaurant une interactivité parfois importante dans la place qu’elle tient au sein du mode de fabrication du magazine, les rédactions instaurent avec leur lectorat, souvent jeune, un lien étroit que ce dernier utilise pour voir ses questions et demandes résolues. Quel rapport les épistoliers instaurent-ils avec le magazine, avec les interlocuteurs ? De quelle manière évoquent-ils ce lien particulier qui parfois les incite à écrire à plusieurs reprises ? C’est autour du rapport existant entre le lecteur et les magazines que s’articule la troisième partie de cette thèse qui s’appuie en grande partie sur l’analyse du courrier reçu par les rédactions.

La “ crise de l’identité masculine ” est un concept très usité pour expliquer l’évolution des hommes. De nombreux ouvrages 60 ont fait de ce concept leur thèse générale. En choisissant d’analyser le courrier des lecteurs envoyé à la nouvelle presse masculine, nous chercherons à établir si ces hommes donnent d’eux une image d’un homme en “ crise ”, argument explicatif du recours et du succès de cette presse, ou au contraire une toute autre image de lui qui reste alors à définir ?

Déconstruire la presse masculine française pour mieux comprendre le masculin, voilà l’objet de cette thèse, qui s’inscrit dans les études de genre, en posant un regard empirique sur ce que sont les usages sociaux des identités sexuelles et particulièrement du masculin à travers cette presse. C’est s’immiscer dans un univers de presse masculin où les hommes en quête d’une masculinité renouvelée y puisent les éléments de la construction de leur propre identité masculine.

Notes
56.

Cette expression a été employée par François Reynaert dans un billet intitulé “  la nature a horreur du bide ”, consacré à la presse masculine dans le Nouvel Observateur du 28 octobre 1999.

57.

WELZER-LANG D., “ Les hommes : une longue marche vers l’autonomie ”, Les Temps Modernes, n° 593, avril-mai 97, pp. 201-218.

58.

NAIFEH S. et SMITH G.W., Ces hommes qui ne communiquent pas. Le Jour Editeur, 1987, 218 p.

59.

AEBISCHER V., Parlers masculins, parlers féminins. Paris, Delachaux et Niestlé, 1992, 226 p.

60.

cf entre autres

BADINTER E., XY de l’identité masculine. Paris, O. Jacob, livre de poche, 1992, 319 p.

DORAIS M., L’homme désemparé. Montréal, VLB Editeur, 1988, 160 p.

MAUGUE A.,  L’identité masculine en crise au tournant du siècle. Paris, Rivage, 1987, 195 p.

MOSSE G., L’image de l’homme : invention de la virilité moderne. Paris, Abbeville, 1997, 216 p.

RAUCH A., Le premier sexe : mutation et crises de l’identité masculine. Paris, Hachette Littérature, 2000, 297 p.