I) Les magazines français à tendance mode.

L’arrivée en France dès les années 20 du magazine de mode pour homme symboliquement baptisé Adam inaugure le nouveau rapport de l’homme à son corps. Il inaugure aussi une nouvelle conception de la beauté, laquelle jusqu’alors n’avait été longtemps déclinée qu’au féminin.

a) La difficulté de penser la beauté en dehors du féminin et l’histoire de la mode au masculin.

L’homme peut-il être “ beau ” ? Le langage courant ne désigne pas l’homme par la beauté mais par sa force : “ le sexe fort ” est masculin alors que les femmes sont qualifiées, elles, par cette notion esthétique : ne sont-elles pas évoquées sous l’expression “ le beau sexe ” ? Quelle est l’origine de cette expression ? La beauté a t-elle toujours été “ féminine ” ?

Or, la permanence de la beauté au féminin est une erreur. En effet, dans l’histoire, la représentation de la femme a été bien souvent plus à son désavantage qu’en sa faveur.

Dans son ouvrage La troisième femme, permanence et révolution du féminin 67 , Gilles Lipovetsky retrace l’évolution de la représentation des femmes dans l’art. Les femmes du Paléolithique, dont il n’existe que peu de traces, étaient représentées avec une opposition grossière des membres inférieurs et supérieurs : les jambes et les bras étaient minces alors que le buste et les hanches, massifs, symbolisaient la fécondité. Toutes ces représentations évoquaient la femme dans sa fonction première : celle de mère et soulignaient les zones corporelles utiles à cet effet, sans souci d’un quelconque esthétisme : «le fait que ces figures soient centrées sur la poitrine, les hanches et l’abdomen, qu’elles offrent des têtes souvent atrophiées autorise à les considérer comme des symboles de fécondité» 68 .

Le néolithique va apporter une touche de changement au Moyen-Orient, non pas dans la façon de représenter la femme mais dans le nombre croissant de ses représentations par rapport à celles des animaux. La femme a alors un visage grossièrement évoqué mais qui s’  “ humanise ” vers 6000 avant notre ère grâce aux touches de peinture ajoutées aux yeux. Les figures de la femme se veulent plantureuses, souvent en train d’accoucher assises sur un trône: elles représentent les premières déesses-mères, les premières divinités. La fécondité est l’élément essentiel de l’image de la femme et le signe distinctif des deux sexes, bien avant l’esthétique : «l’attribut souligné n’est pas ma beauté féminine mais la fécondité, la puissance supérieure de vie et de mort. La déesse n’est pas célébrée pour sa beauté, elle l’est en tant que maîtresse des animaux et des forces incontrôlées, pouvoir divin de vie et de mort» 69

Dans les sociétés primitives, la division sexuelle s’effectue de façon à ce que la suprématie masculine soit reconnue. Les activités nobles et valorisées sont attribuées à l’homme contre les activités subalternes aux femmes. Le prestige du pouvoir reste masculin ; or, valoriser la beauté serait donner un pouvoir symbolique aux femmes, la célébration de la beauté est donc exclue. Afin de leur interdire ce pouvoir symbolique de la beauté féminine, les hommes ont attribué aux femmes des activités économiques comme la cueillette... afin que leur reconnaissance passe par leur travail et non par leur beauté.

Pour G. Lipovetsky, l’avènement de la beauté au féminin correspond à l’apparition des classes sociales et fonctionne comme un moyen de distinction entre riches et pauvres. La beauté est alors associée à la femme qui ne travaille pas et dont le temps libre est utilisé à mettre en avant ses atouts esthétiques : «Pendant de longues heures de désoeuvrement dont disposent les femmes des classes supérieures, elles s’emploient désormais à se maquiller, se parer, se faire belles pour se distraire et plaire à leurs maris» 70 . La beauté féminine est alors très représentée pendant la période archaïque grecque avec des statues et peintures en hommage aux femmes. Les déesses du Panthéon (Héra, Athémis, Athéna, Aphrodite) 71 sont dépeintes comme la quintessence de la beauté. Suivront les hommages au mythe de la première femme : Pandora créée par Héphaistos, parée somptueusement ; la composition des parthenia : chants qui célèbrent de jeunes beautés féminines par leur nom...Les célébrations personnelles de la beauté de la femme se multiplient. Mais la force et le physique masculin 72 restent, tout de fois, plus admirés en Grèce que le corps féminin. G. Mosse dans L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne 73 , montre la place importante tenue dans cette société grecque par les Apollons et les Ephèbes et comment cette beauté masculine va se propager vers l’Occident pour aboutir à de nouvelles images de l’homme, notamment dans l’Allemagne des années 1930 avec la figure de l’Aryen, fondée sur le modèle grec. Les représentations de l’homosexualité masculine sont, à l’époque grecque, nombreuses, les hommages aux amours masculines sont évoqués sur les vases... Les hommes sont alors coquets : sous l’Empire romain, les hommes se teignaient et se frisaient les cheveux, se parfumaient et apposaient des mouches pour rehausser leur teint et paraître ainsi plus jeunes.

Bien que les femmes commencent alors à être associées à la notion de beauté comme nous l’avons vu précédemment, elles restent néanmoins perçues négativement par les hommes ; synonyme d’être maléfique, rusé, elle cacherait ses vices sous ses atours esthétiques 74 et sa séduction.

Cette méfiance vis-à-vis de la beauté des femmes et le dénigrement de celle-ci ont perdurés dans la tradition judéo-chrétienne assimilant longtemps les femmes au Diable (elles sont souvent présentées sous la forme de serpents...). Seule, la Vierge Marie est représentée en beauté vers 1100. Elle est beauté car elle est mère, alors que toutes les autres femmes doivent inspirer la méfiance. En effet, dans la Génèse, la beauté d’Eve n’est nullement évoquée, mais son caractère tentateur est mis en avant. Dans la Bible, la beauté des héroïnes a partie liée avec le mensonge et la ruse. Seule Marie est épargnée : «vierge et mère du Christ, elle est tout sauf le symbole de la femme. Exhaler la Vierge ne signifiait pas vouloir rendre hommage au genre féminin, lequel est racine du mal, l’  «Arme du Diable»» 75 .

C’est à la Renaissance que l’on doit l’avènement définitif de la beauté féminine : pour G. Lipovetsky, il y a alors reconnaissance de la supériorité esthétique de la femme et glorification de cette beauté. La femme est alors considérée comme “ le chef-d’oeuvre ” de Dieu, les poètes et écrivains  louent sa beauté...Aux hommes, le quasi-monopole de la rhétorique, aux femmes celui de la beauté. Les peintres immortalisent cette beauté sous les traits de Vénus, celle de Botticelli notamment... Vient ensuite la valorisation des peintures de nus féminins. Ce nu, jusqu’alors symbole de la perversité féminine et de l’envoûtement des âmes masculines engendré par celui-ci, devient la “matière première” de l’art pictural : les poses se font ainsi plus langoureuses (Le sommeil de Vénuspar Giorgione vers 1509).

Mais si la femme est synonyme de beauté, elle n’en retire pas pour autant un pouvoir. La beauté reste, pour beaucoup, un argument de l’infériorité des femmes : puisqu’elles ne peuvent jouer aucun rôle de pouvoir (politique, économique, social...), elles utilisent la beauté comme un argument de leur existence et comme un pouvoir spécifiquement féminin mais symbolique, basé sur la séduction qui leur confère la reconnaissance 76  : nous verrons dans l’évolution de la mode masculine que les femmes, notamment au début du XIXe, reflètent à travers leur habillement, le pouvoir de leur mari ou amant.

Mais cette reconnaissance ne s’est effectuée que dans les milieux aisés : ce sont les femmes de la Cour qui lancent les modes en matière d’habillement mais aussi en matière de beauté. La beauté reste dans les milieux défavorisés associée à la “dépravation”. Ce n’est qu’au cours du XXe siècle, avec l’industrialisation et la démocratisation des produits de beauté que cette dernière s’est généralisée. C’est ainsi qu’en dehors de la production de produits agissant sur le corps, les mannequins sont devenus les symboles de la beauté : elles ne sont que peu évoquées pour les vêtements portés mais bien plus pour leur plastique idéale 77 . Afin de se convaincre du caractère féminin de la beauté, il suffit de s’intéresser à la disparité sexuelle, médiatique mais aussi historique des mannequins : les mannequins-hommes ne sont que peu connus, peu médiatisés et cette maigre médiatisation est récente : le 26 février 1960, Pierre Cardin lance la première collection masculine, suivi dans les années 70 par Cerruti et Armani avec les premières collections de prêt-à-porter de luxe... alors que la première collection féminine montrée sur des mannequins vivants datait de 1858 par Charles Frédéric Worth, un anglais fixé à Paris. Le décalage entre la beauté féminine et la beauté masculine reste donc important.

Comment dans une telle assimilation de la beauté au monde féminin, la mode a-t-elle pu investir l’univers masculin ?

Notes
67.

LIPOVETSKY G., La troisième femme, Permanence et révolution du féminin. Paris,Gallimard, 1997, 328 p.

68.

LIPOVETSKY G., La troisième femme, Permanence et révolution du féminin, Ibid, p. 103.

69.

LIPOVETSKY G., La troisième femme, Permanence et révolution du féminin, Ibid, pp. 103-104.

70.

LIPOVETSKY G., La troisième femme, Permanence et révolution du féminin, Ibid, p. 107.

71.

Ces déesses ont été reproduites sur des coupes, des vases, des amphores, des statues...Les dessins sont souples, précis, toutes les parties du corps sont représentées avec la même minutie et finesse. Les ornements, guirlandes, draperies, bijoux...font ressortir une image de la femme bien loin de celle jusqu’alors représentée sous des formes grossières.

72.

Pour G. Lipovetsky, si la beauté féminine est peu louée en Gréce, c’est parce que la culture homosexuelle qui y est développée a privilégié la beauté des jeunes hommes.

73.

MOSSE G.,  L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne. Paris, Abbeville, 1997, 216 p.

74.

La coquetterie féminine et l’usage des fards étaient systématiquement condamnés en Grèce.

75.

LIPOVETSKY G., La troisième femme, Permanence et révolution du féminin, Ibid, p. 113.

76.

Nous verrons que l’usage du vêtement et de la beauté auquel il contribue a été, notamment au début du XIXe, un des arguments utilisés pour paraître et montrer son appartenance à une classe sociale élevée.

77.

Dans les années 90, Elle Mac Pherson n’était-elle pas surnommée “ The Body ” ?