b) Playboy : quand l’emblème des masculins de charme américains investit le marché français.

Jusqu’en 1974, le marché de la presse de charme en France est sous le monopole de Lui et du groupe Hachette Filipacchi. Cette unicité qui vaut au magazine son succès fulgurant attise les convoitises et notamment celle du symbole américain de la presse de charme : Playboy 141 .

Plus qu’un symbole du charme à l’américaine, Playboy est aussi un symbole de la réussite et de l’empire économique américain. Les célèbres pyjamas-parties données dans le manoir californien du créateur de Playboy, Hugh Hefner, ne sont-elles pas courues par les célébrités du monde entier ?

Longtemps employé au service publicitaire de la revue Esquire qui était alors 142 la grande revue luxueuse et sophistiquée du public masculin des Etats-Unis mais dont la formule fondée sur la vie à l’extérieur du domicile avait vieilli en même temps que son public, Hugh Hefner profite de son expérience dans la presse masculine pour fonder sa propre revue. En décembre 1953, il publie son premier numéro avec Marilyn Monroe en couverture et titre : “ Playboy, divertissement pour hommes. Pour la première fois en couleurs dans la presse, les fameux nus de Marilyn Monroe”. Ce premier numéro 143 , au nom prédestiné, se vend à 50 000 exemplaires et accroît rapidement ses ventes en devenant mensuel. Dans l’éditorial de ce premier numéro, H. Hefner donne sa vision de son titre : “ la politique restera en dehors de nos centres d’intérêt. Notre objectif n’est ni de résoudre les grands problèmes du monde, ni d’établir quelque grande vérité morale. Si nous pouvons procurer à l’homme américain quelques éclats de rire et lui faire oublier momentanément les angoisses de l’ère atomique, alors nous aurons justifié notre existence 144 .

Hugh Hefner mise sur l’évolution des moeurs et des habitudes des hommes américains pour créer un masculin en totale rupture par rapport à Esquire et Gentry : ces derniers s’intéressant à la vie extérieure, Hefner base sa formule sur la vie d’intérieur et s’adresse particulièrement aux hommes des villes. Dès le premier numéro, Playboy se présente comme un guide dans les jungles de béton et Hugh hefner écrit dans le premier éditorial : “ je projette de faire passer au lecteur la plus grande partie de son temps chez lui  145 ; et consacre de nombreuses pages de sa revue aux recettes à connaître afin de tirer le maximum de plaisir et de profit du temps imparti pour les loisirs.

Cette nouvelle revue mêle la culture et le charme. J. Mousseau dans son étude définit Playboy comme : “ un cocktail inattendu et émoustillant pour le regard comme pour l’intelligence, d’articles, d’enquêtes, d’éditoriaux ou d’entretiens d’un niveau élevé, de photographies de nus en quadrichromie, de dessins d’humour, de nouvelles signées par des écrivains de notoriété mondiale, de recettes et de conseils garantis “ dans le vent”” 146 . En plus de la couleur, Playboy impose l’image d’une femme dénudée, souvent célèbre ( une grande partie des actrices et beaucoup de sportives américaines ont posé en couverture de ce magazine) qui occupe une place prépondérante dans le magazine.

Cette nouvelle formule fait rapidement recette : en 1959, le cap du million de lecteurs est franchi, ce chiffre a doublé en 1963, triplé en 1965 pour atteindre 5 millions dès 1969 avec 4.2 millions d’exemplaires vendus chaque mois ; le magazine devient alors le 14e meilleur magazine vendu outre-Altantique. La cible de cette revue se révèle être les célibataires masculins de 18-35 ans, qui cherchent à comprendre sur eux-mêmes, à trouver leur place dans la société ; Playboy institaure d’ailleurs une grande interactivité avec son lecteur afin de mieux remplir son rôle de guide.

Le succès fulgurant de cette formule en Amérique et celui de la formule proche de Lui en France incite Hugh Hefner à exporter sa revue sur le vieux continent. Playboy s’installe donc en France dès novembre 1973 en devenant une publication Filipacchi, qui possède déjà Lui. Mais son implantation ne présente pas les mêmes caractéristiques que dans son pays natal. Playboy s’installe sur un marché hégémoniquement occupé par Lui depuis une dizaine d’années et qui connaît alors une augmentation prodigieuse de ses ventes. La concurrence est dure sur un créneau très proche, avec deux formules présentant des similitudes de fond mais dont la forme semble être en faveur de Lui.

La version française de Playboy propose chaque mois une nouvelle écrite spécialement par des écrivains afin d’être publiée dans cette revue : en octobre 1982, Michèle Manceaux ( future éditorialiste de mensuel féminin Marie-Claire) y publie une nouvelle ; le magazine conserve une rubrique qui rappelle son origine, Quoi de neuf aux USA ? sur la création d’entreprises et comporte l’interview d’une personnalité comme le P.D.G. de Sony ; une série de mode, des articles sur le sport et sur les activités branchées et en couverture Jane Birkin, dénudée. Mais la qualité de sa mise en page, des photographies et du savoir-faire de l’équipe rédactionnelle de Lui confortent la place de ce magazine sur la marché de la presse de charme en France. Le “ magazine aux longues oreilles ” en hommage à son lapin rose de mascotte n’atteindra jamais les ventes de Lui, si ce n’est au moment de la chute des ventes de Lui en 1990.

L’implantation de Playboy est difficile, son histoire en France est parsemée de rachat, de revente. Ainsi, il passe sous le contrôle d’un groupe italien en 1985, puis est racheté par le groupe allemand Bauer l’année suivante, et publie alors des photographies de filles françaises alors qu’auparavant elles venaient de la version américaine. Puis cesse de paraître en 1988-1989. Il est repris par la société P and P afin de sortir sous la forme de numéros spéciaux uniquement. Puis il ressort plus régulièrement, sous une forme française très liée à la revue internationale par les crédits photographiques. Les photographies en couleur de nus sont plus esthétiques qu’érotiques même si des “ coups marketings ” 147 sont lancés et réussis avec la mise en une de stars dévêtues, mais le magazine continue son érosion jusqu’en 1996 qui annonça sa disparition.

Hugh Hefner revint en 1994 pour le 40e anniversaire de Playboy sur toute son histoire dans un livre rétrospectif 148 et insista dans son introduction sur le caractère révolutionnaire de ce magazine : “ A une époque où conformisme et pudibonderie étaient la norme, le magazine proposa un modèle de vie révolutionnaire, mélange de sophistication et d’insouciance  149 . Il s’attache alors à démontrer que la Playmate du mois était une “ proclamation politique  dans le but de “ transformer la voisine de palier en symbole sexuel ” et que Playboy a offert aux hommes comme aux femmes une liberté accrue.

Si son succès français fut très mitigé, Playboy demeure le symbole à travers le monde du magazine de charme et notamment à travers sa mascotte : Bunny 150 : Jeannot Lapin, qui deviendra rapidement après sa création le costume officiel des serveuses de certains bars et clubs américains. En 1996, aux Etats-Unis, entre juin et décembre, le numéro se vendait en moyenne à 3 236 000 exemplaires. Il reste le magazine auquel les stars font leurs confidences, vers lequel elles se tournent pour revigorer leur notoriété 151 .

Nous avons montré que l’ancrage de Lui sur le marché français avait été un frein à l’implantation de Playboy en France, mais cette hégémonie du titre français a elle aussi été mise à mal à partir du début des années 80. Si en 1979, il atteint son pic de ventes avec presque 490000 numéros vendus, sa chute est progressive jusqu’à sa disparition en 1993 où le magazine ne se vendait plus qu’à 70 000 exemplaires. Des sorties exceptionnelles ont eu lieu depuis sous le nom “ Lui : le nouveau” mais sans que le magazine retrouve jamais sa verve originelle. Nous verrons après avoir reconstitué l’histoire récente de la presse de charme en France, les raisons explicatives de cette chute vertigineuse des ventes des magazines de charme à partir du milieu des années 80.

J. Mousseau évoquait en 1970 la place hégémonique aux Etats-Unis de Playboy et rapportait l’avis de spécialistes de la presse outre-Atlantique sur le fait que “ se poser en concurrent sur le marché serait journalistiquement une folie et financièrement un suicide  152 .

S’il a conservé sa place de symbole de la presse de charme en Amérique mais aussi dans les esprits français et ce malgré sa disparition, de nouveaux magazines ont tenté l’aventure de la presse de charme sur la marché français, en apparaissant courageusement au moment où les deux symboles de la presse de charme française s’écroulaient.

Notes
141.

Ce magazine aurait du tout d’abord s’appeler Stag Party ( soirée entre hommes), le cerf (stag) étant le symbole américain du célibataire. Mais il existait déjà un magazine Stag donc l’illustrateur dessina non pas un cerf mais un lapin, d’où le bunny comme symbole de Playboy.

142.

La seconde revue américaine pour les hommes était Gentry.

143.

Ce premier numéro de Playboyne fut pas daté afin de pouvoir resté en kiosque le plus longtemps possible. La certitude de sortir un second numéro n’existait alors pas.

144.

Playboy n°1, paru en décembre 1953.

145.

Playboy n°1, ibid.

146.

MOUSSEAU J., 5 dollars pour un empire : le phénomène Playboy, op.cit, p. 22.

147.

La publication en 1987 de photographies de Mme le Pen nue en train de faire le ménage est un record en matière de ventes : 400000 exemplaires. Il fut épuisé en quelques jours et repris en une de nombreux journaux et magazines comme Stern, Sunday Times et Newsweek...

148.

EDGREN G.,  Playboy. 40 ans. Ed Hors-collection, 1996, 336 p.

149.

EDGREN G.,  Playboy. 40 ans, ibid, p. 7.

150.

Bunny est la mascotte représentant un lapin rose, image animalisée de l’homme. Cette représentation sera reprise aussi dans Penthouse sous le surnom de Pet, l’animal domestique.

151.

Madonna a ainsi posé avant de devenir célèbre ( 1979), Sharon Stone en juillet 1990, bien avant le succès de Basic Instinct...

152.

MOUSSEAU J.,  5 dollars pour un empire : le phénomène Playboy, op. cit, p. 10.