d) La nouvelle presse masculine, une affaire de religions ?

Il apparaît que les cultures héritées du catholicisme romain et du protestantisme présentent des caractéristiques qui se retrouvent dans cette répartition mondiale de la presse masculine. En effet, la naissance des magazines consacrés au bien-être masculin, au corps et aux recettes permettant une amélioration générale de la vie, ne s’est pas effectuée par hasard dans les pays anglo-saxons protestants et non dans l’Europe latine.

Sans retracer ici ni l’histoire du protestantisme, ni celle du catholicisme dont nous ne sommes pas spécialistes, il apparaît dans ces deux religions une relation au corps différente. Les pays protestants anglo-saxons ou germaniques sont fondés sur l’autonomie de l’individu et la recherche de l’accomplissement et du dépassement de soi, et ce dans le souci de l’élection future auprès de Dieu. C’est ce que montre Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : “ la vie du “ saint ” était exclusivement dirigée vers une fin transcendante : le salut. Pour cette raison précisément, elle était totalement rationalisée en ce monde, et dominée entièrement par ce but unique : accroître sur terre la gloire de Dieu ” 195 . Comme le rappelle Olivier Christin dans Les Réformes. Luther, Calvin et les protestants, c’est la foi et les bonnes actions quotidiennes et non une action de type pécuniaire, par exemple qui sauve au moment du salut: “l’homme, irrémédiablement corrompu par le péché, est incapable de vouloir par lui-même faire le bien : en accomplissant des bonnes oeuvres, que lui dicte son intérêt ou son orgueil, il se berce d’une fausse sécurité qui l’éloigne d’autant plus de son salut qu’il croit y concourir. Dieu pardonne gratuitement au pêcheur, en le revêtant de sa justice grâce à la médiation du Christ rédempteur. L’homme, en même temps justifié et pécheur (simul justus et peccator), doit s’en remettre à Dieu dans la foi 196 . Pour Weber, “ le “ désenchantement ” du monde- l’élimination de la magie en tant que technique de salut- n’a pas été mené aussi loin par le catholicisme que par le puritanisme. Le catholique avait à sa disposition l’absolution de son Eglise pour compenser sa propre imperfection. Le prêtre était un magicien accomplissant le miracle de la transsubstantiation et il disposait du pouvoir des clés. On pouvait se tourner vers lui dans le repentir et la contribution ; en administrant les sacrements il dispensait le rachat, l’espoir de la grâce, la certitude du pardon, assurant par là la décharge de cette monstrueuse tension à laquelle son destin condamnait le calviniste, sans évasion possible, ni adoucissement aucun. Pour celui-ci, point de ces consolations amicales et humaines. Il ne pouvait non plus espérer – comme le catholique ou même le luthérien- compenser ses heures de faiblesse et de dissipation par une bonne volonté accrue. Le Dieu du calvinisme réclamait non pas des bonnes œuvres isolées, mais une vie toute entière de bonnes œuvres érigées en système. Pas question du va-et-vient catholique, authentiquement humain, entre péché, repentir, absolution, suivis derechef du péché. Ni de tirer d’une vie, considérée dans son ensemble, un solde qui puisse être compensé par des pénitences temporelles, expié par le moyen des grâces de l ‘Eglise ” 197 . Les deux religions s’affrontent donc sur une vision opposée d’aborder le passage à  la vie éternelle. L’homme protestant doit respecter ce que Dieu lui a donné : “ Délivré de la mort, l’homme est libéré dans sa vie terrestre de l’angoisse fondamentale. Mais ce don gratuit accordé à quelques uns ne va pas sans contrepartie. Le protestant vit sa religion un peu comme il réaliserait les termes d’un contrat. Le Créateur a, par avance, tenu ses engagements ; au croyant de les tenir à son tour pendant son existence temporelle 198 . Libéré de cette angoisse, il utilise cette force à la réalisation dans les meilleures conditions de son existence terrestre. Ainsi, il prend soin de son corps, son principal outil, don de Dieu. C’est ainsi que nous avons vu que le fondateur du groupe Rodale, propriétaire américain du titre Men’s Health avait créé une gamme de magazine sur la santé et la vie en extérieur ; ceci tient à la religion protestante américaine. Sophie Body-Gendrot montre dans son texte Une vie privée française sur le modèle américain ? 199 comment, depuis les années 60, les américains s’intéressent particulièrement au corps et notamment au “corps gagnant”, les américains fréquentent plus les médecins, dentistes, centres antitabac (grâce, en partie, à une législation virulente contre le tabac)... Cet esprit de perfectionnement corporel peut donc être rapproché de l’éthique protestante : ainsi, sont proscrits en pays protestants la paresse, l’oisiveté 200 , le sexe.... Le travail est la source de l’affirmation de soi qui est un des buts de la vie protestante et qui passe par le dépassement de soi, l’effort mais aussi la maîtrise de soi-même. Il faut progresser et ce, dans tous les domaines ( travail, richesse...), se montrer sous son meilleur aspect.

Les femmes protestantes ont rapidement eu recours aux régimes, à la chirurgie esthétique...et ce par le biais des magazines féminins qui leur fournissent des recettes pour que leur corps puisse être entretenu ; les hommes protestants ont eux-aussi leurs magazines pour répondre aux attentes de leur éthique religieuse. C’est pourquoi les magazines masculins comme Men’s Health prônent (nous verrons les thèmes majeurs abordés dans la partie consacrée à Men’s Health en France) particulièrement la performance, qu’elle soit sexuelle, sentimentale, au travail, dans le sport... Tout y est question de “ rentabilité ”, de chiffres et de résultats les plus visibles en le moins de temps possible ( car la perte de temps dans l’éthique protestante est une perte de vie).

Tocqueville, dans sa monographie sur l’Amérique, montre les répercussions de la religion sur toutes les sphères de la vie américaine, autant publiques, politiques que privées. Pour lui, les américains suivent au quotidien une “ méthode philosophique ” dont il énonce les traits principaux : “  échapper à l ’esprit de système, au joug des habitudes, aux maximes de famille, aux opinions de classe, et jusqu’à un certain point, aux préjugés de nation ; ne prendre la tradition que comme un renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour faire autrement et mieux ; chercher par soi-même et en soi seul la raison des choses, tendre au résultat sans se laisser enchaîner au moyen, et viser au fond à travers la forme 201 . Les américains respectent ainsi les préceptes protestants : tendre au perfectionnement et ce par soi-même et non par des intermédiaires car l’homme est indéfiniment perfectible et les magazines spécialisés dans la santé et le bien-être au masculin participent à cette campagne de perfectionnement, du corps notamment. C’est dans cet esprit de perfectionnement de l’humain mais aussi de la vie quotidienne, publique comme privée que les hommes se sont réunis en associations. Tocqueville a montré le rôle primordial des journaux dans la diffusion des idées de ces associations mais aussi leur collaboration à la rencontre des futurs membres des associations. Les associations se structurent en parallèle de l ’organisation sexuelle de la société : ce sont les hommes qui en sont à la tête, la répartition des rôles entre l ’homme et la femme est stricte même s’ils demeurent égaux. Tocqueville rapporte que “les américains ont pensé que toute association, pour être efficace, devait avoir un chef, et que le chef naturel de l’association conjugale était l’homme 202 . Aujourd’hui encore, les hommes se regroupent dans des clubs, des comités dans lesquels ils s’adonnent aux loisirs, à la discussion...mais les femmes, elles aussi, se réunissent et ce notamment depuis les mouvements féministes pour lesquels elles ont crée des lieux de rencontres.

Si les magazines masculins, spécialisés dans la forme masculine se sont implantés dans les pays protestants (la presse masculine spécialisée s’étant développée d’Angleterre vers l’Allemagne, puis pays nordiques et que ces formules spécialisées marchent moins bien dans les pays catholiques), ne serait-ce pas en accord avec l’obligation protestante de l’entretien du corps ? Outre cette hypothèse que nous ne pouvons étayer plus encore, il demeure la question de la naissance sur ces sols protestants de formules masculines à tendance charme fonctionnant très bien telles que Playboy et FHM  tout en dérogeant à la règle protestante de la non-jouissance de la vie, quand la jouissance de la vie est coutumière dans les pays latins ? Le corps, et notamment le corps féminin assimilé à la tentation dans la tradition chrétienne, a perdu, avec la laïcisation de la société contemporaine, son caractère tabou et se montre désormais, dans la sphère privée comme publique. C’est ainsi que les couvertures des magazines masculins en pays latins sont nombreuses, que le loisir y tient une place de plus en plus importante (notamment la fête...).

La nouvelle presse masculine apparue dans les pays protestants dans les années 90 semble donc très liée, dans sa répartition mondiale aux religions en vigueur dans les différents pays : formules androcentrés, spécialisées dans l’entretien du corps masculin dans les pays protestants et formules gynécentrées, généralistes laissant une place importance au corps féminin dénudé dans les pays latins. Mais il laisse inexpliqué le succès de certaines formules charmes en Angleterre, Etats-Unis et Allemagne et le succès de Men’s Health en Italie. En revanche, les pays musulmans ne sont pas investis par la nouvelle presse masculine, l’interdit y est trop puissant, notamment celui du corps, pour que ces publications y paraissent.

En prenant la France comme terrain de l’objet de cette thèse et en y analysant le marché de la nouvelle presse masculine entre 1998 et fin 2002, nous arriverons peut-être, par le biais de l’analyse des formules et positionnements des différentes publications existant sur ce marché à confirmer ou à infirmer l’existence d’un lien entre la religion du pays d’implantation et le succès des différentes formules. Mais en dehors de cette possible contingence religieuse, des contingences économiques, sociologiques et historiques ont favorisé l’implantation sur le sol français de magazines pour les hommes.

Notes
195.

WEBER M., L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris,Plon, Pocket, 1964, p. 135.

196.

CHRISTIN O.,  Les Réformes. Luther, Calvin et les protestants. Paris, Gallimard, 1995, p. 37.

197.

WEBER M., L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, ibid, p. 134.

198.

GARRISSON J.,  L’Homme protestant. Paris, Ed Complexe, 1986, p. 78.

199.

BODY-GENDROT S., «Une vie privée sur le modèle américain ?», in ARIES P et DUBY S ( sous la dir.) Histoire de la  vie privée. De la 1ère guerre mondiale à nos jours. Paris, Seuil, 1987, Tome V, pp. 529-579.

200.

GARRISSON J cite dans L’Homme protestant. Paris, Ed Complexe, 1986, p.98 les vers du pasteur Yves Rouspeau issus de Quatrains spirituels de l’honneste Amour nouvellement mis en lumière, datant de 1586, écrits afin de convaincre les fidèles des nécessites de la vertu :

Ne sois jamais oisif, oisiveté vilaine Oisiveté qui es la mère de tout vice

Rend le cours inutile de ceste vie humaine Tu conçois et nourris l’amour fol de nos coeurs

Celuy qui n’a esgard qu’à son aise et séjour Ceux qui de tes désirs veulent estre vainqueurs

Sera plus vicieux demain, qu’il n’est ce jour. Doivent toujours vaquer à honneste exercice.

201.

TOCQUEVILLE A de.,  De la démocratie en Amérique. Paris, Gallimard, 1961, tome II, p. 13.

202.

TOCQUEVILLE A de, De la démocratie en Amérique, ibid, p. 293.