- Le pénis et sa castration au centre des débats psychanalytiques.

Freud postule que tout être humain aurait constitutionnellement des dispositions sexuelles à la fois masculines et féminines qui se retrouvent dans les conflits que le sujet connaît pour assumer son propre sexe. Le sujet de sexe masculin n’a qu’à assumer ce sexe, alors que le sujet de sexe féminin doit évacuer sa masculinité initiale au cours d’une phase de refoulement. Pour Freud, la constitution de l’identité masculine est donc linéaire alors que celle de l’identité féminine est constituée de crises et de changements dus à l’assimilation pendant l’enfance du sexe féminin (le clitoris) au sexe viril, lequel clitoris ne devient une zone érogène féminine qu’avec le refoulement de la puberté : la zone vaginale devient la zone érogène alors que celle du petit garçon n’a jamais changé... Luce Irigaray évoque, elle aussi, le parcours identique des deux sexes dans les premiers stades de la libido : la petite fille est en fait un petit garçon : “ nous devons admettre que la petite fille est alors un petit homme. Un petit homme qui subira une évolution plus pénible et plus compliquée que le garçonnet pour devenir une femme normale ” 229 . C’est au stade sadique-anal (entre 2 et 5 ans) dans lequel les deux pôles  sont présents mais sont qualifiés de “ actif ” ou “ passif ” et non encore de “ masculin ” et “ féminin ”, que la petite fille, tout en étant à la recherche d’un équivalent du pénis capable de lui procurer du plaisir, trouve celui-ci sous la forme de son clitoris ( elle n’a encore découvert ni son vagin, ni ses lèvres). Au stade phallique ( entre 5 ans et la puberté), le garçon s’adonne à la masturbation alors que les filles doivent abandonner le plaisir clitoridien pour le plaisir vaginal. C’est notamment dans ce changement de zone érogène que se fonde la différence entre le garçon et la fille : elle doit abandonner l’un pour l’autre alors que le garçon conserve son pénis comme lieu de plaisir. Mais si ce changement de zone érogène fait évoluer la petite fille vers la femme, c’est surtout le “ changement d’objet ” cher à Freud, qui engendre l’évolution de celle-ci. Chez Freud, le choix d’objet s’effectue en deux temps : “ on peut considérer comme un phénomène typique que le choix d’objet s’accomplisse en deux temps, en deux vagues. La première vague commence entre deux et cinq ans et la période de latence entraîne sa stagnation ou son recul ; elle se caractérise par la nature infantile de ses buts sexuels. La deuxième intervient avec la puberté et détermine la conformation définitive de la vie sexuelle  230 . La période Oedipienne est alors le temps de ce changement d’objet, la fille devant se séparer de la mère pour se rapprocher du père et changer ainsi d’objet sexuel : le psychanalyste autrichien résumait ainsi les différents parcours sexuels : “ le premier objet d’amour du garçonnet, c’est sa mère à laquelle il demeure fixé pendant la formation du complexe d’Œdipe et, en somme, pendant toute la vie. Pour la fille aussi, le premier objet c’est la mère ou les personnes qui la remplacent : nourrice, bonne d’enfant… Les premiers investissements objectaux découlent de la satisfaction des besoins vitaux essentiels, les soins étant identiques pour les deux enfants. Toutefois, dans la situation oedipienne, la fille reporte son amour sur son père et elle doit, quand l’évolution s’opère normalement, passer de l’objet paternel au choix objectal définitif. Elle se voit ainsi contrainte de changer et de zone érogène et d’objet ” 231 . Pour Luce Irigaray, se pose alors le questionnement de cette obligation du devenir féminin. Elle revient sur le positionnement du mâle et de la femelle par rapport à leur mère : Freud emploie l’expression “ destin biologique ” pour qualifier la sexualité féminine ( la fille sera avant tout une mère) et ne l’utilise presque jamais pour la sexualité masculine. C’est ainsi que la petite fille doit faire un travail pour échapper à son origine alors que le petit garçon conserve son rapport à sa mère. Pour Freud, le développement sexuel du garçon est le “ plus logique ” et “ le plus accessible à notre entendement  232 car il a pour but final la procréation d’où pour Freud, le parcours linéaire de la masculinité et constitué de crises pour la féminité.

Nous avons vu que pour Freud, au commencement, la petite fille est un petit garçon ( il n’y aura donc jamais eu de petite fille), mais dépourvu de pénis : cette castration supposée de la petite fille engendre alors une envie d’en posséder un pour devenir une femme et c’est ce manque qui amène les petites filles à se rapprocher des hommes. Cette absence de pénis, est vécue longtemps par les petites filles comme un manquement qui sera résolu puisque, dans leurs esprits, le pénis va pousser. Or, devant ce qui apparaît comme le résultat d’une castration, la petite fille se résout à l’idée de la castration définitive. C’est sur cette absence de pénis que les hommes ont fondé l’infériorité et le mépris des femmes : “ chez l’homme, toute la dépréciation de la femme, l’horreur de la femme, la prédisposition à l’homosexualité, découlent de cette conviction finale que la femme n’a pas de pénis ” 233 . Le sexe masculin est alors considéré comme supérieur car il est visible alors que celui du sexe féminin ne l’est pas : la femme apparaît inférieure parce qu’intériorisée : le sexe féminin est vu comme un sexe masculin à l’envers, creusé. La découverte de la castration engendre alors chez la petite fille un tournant décisif qui lui ouvre trois voies possibles: soit elle se développe normalement en une femme, soit se forme un complexe de virilité dû au manque, soit elle aboutit à une inhibition sexuelle ou à la névrose. Le développement vers la féminité ne peut avoir lieu qu’avec l’intégration et le refoulement de la castration, la fillette doit alors renoncer à son activité phallique.

Pour Irigaray, si Freud passe sous silence le désir du plaisir féminin, c’est parce qu’il focalise la formation de la féminité sur la volonté de posséder un pénis dans un but d’homogénéité sexuelle en faveur du sexe masculin : “ que Freud résolve ce problème en affirmant que la fille a toujours été un garçon et que sa féminité se caractérise par “ l’envie du pénis ”, c’est sans doute son point de vue d’homme qu’il défend, et son désir de perpétuer l’homogénéité sexuelle : un non-sexe, un sexe “ châtré ” ou “ l’envie du pénis ”, ne constituant en rien une hétérogénéité sexuelle, mais la représentation d’un type de négativité qui soutient, et confirme, l’homogénéité du désir masculin ” 234 . On assiste donc à une différenciation sexuelle en faveur du sexe masculin... Elisabeth Roudinesco qualifie Freud de “ phallocentriste, c’est-à-dire que chaque sexe se croit porteur du phallus et donc d’un attribut de puissance  235 . C’est à partir de la possession ou non du principal organe sexuel des hommes que Freud définit la masculinité et la féminité ; pour lui, la masculinité comprend “ l’ensemble des traits physiques et psychologiques caractéristiques des hommes, et de leurs attributs dont, précisément, on redoute la perte. Forte mais vulnérable, la virilité est toujours sous la menace de la castration, qu’elle tente de défier ” 236 et la féminité “ un ensemble de qualités, celles qui appartiennent aux femmes et qu’enrichissent encore beauté, grâce, parures… La féminité d’une femme signifie que celle-ci est pourvue, qu’elle n’est pas démunie, qu’elle a ce qu’il faut et qu’elle est comme il convient pour ne pas évoquer la castration et pour éveiller ainsi le désir masculin sans déclencher l’angoisse ” 237 . C’est donc la peur de la castration qui, pour Freud, est la peur majeure des hommes. Pour lui, l’homme est associé à l’activité car il est le procréateur et la femme est passive car réceptacle du produit masculin et c’est autour de cette opposition ACTIF/PASSIF qu’il répertorie et classe les comportements masculins et féminins. Cette dépossession féminine du pénis est, pour Freud, une des luttes à laquelle les femmes tentent de remédier en voulant acquérir un pénis dont elles ont été dépossédées et qui engendre la peur masculine de la castration. J. Cournut évoque dans son ouvrage Pourquoi les hommes ont peur des femmes la représentation du pénis pour l’homme : “ pour un homme, c’est la partie la plus narcissiquement investie, celle qui lui confère une identité, celle qui l’inscrit dans une filiation comme fils ou géniteur. Lieu de sa puissance virile, c’est en quelque chose, l’étalon à partir duquel se marquent les différences. C’est le lieu, et l’instrument de la plus forte excitation, et du plus grand plaisir, éprouvé, reçu et donné. C’est enfin le lieu et l’organe ayant la valeur symbolique la plus haute, symbole de la coupure qui défusionne et de la séparation, nostalgique peut-être, mais créatrice ” 238 . La question du pénis est récurrente dans les travaux sur la masculinité : en plus d’être le principal attribut sexuel de l’homme, le moyen par lequel il peut se reproduire et constituer ainsi une lignée, il est l’objet de la différenciation entre les deux sexes. Marc Chabot établit une dichotomie entre ceux qui en possèdent un et celles qui n’en possèdent pas. Il rappelle qu’ “ il fut un temps où le pénis donnait le monde aux hommes. Rappelons-nous ce temps encore tout proche où il suffisait de l’avoir pour tout avoir. Ca se passait avant que nous apprenions à en rire, avant que nous nous mettions, et surtout les femmes, à inventer autrement le monde. Les réalités étaient bien construites. Il y avait des terrains délimités, des frontières, des espaces privés et publics. Une géographie du masculin, une géographie du féminin  239 . Il définit le genre homme comme “ le genre pénis ”. Cette focalisation sur le pénis dans la construction des identités sexuelles établit celui-ci comme étant un des facteurs constitutifs de l’identité masculine, laquelle passe par la performance sexuelle. Nous verrons dans la troisième partie de cette thèse que cette performance sexuelle est au cœur des préoccupations des épistoliers de la nouvelle presse masculine. S. Mimoun situe dans cette recherche perpétuelle de la performance sexuelle masculine les raisons de l’absence de la spontanéité des hommes : “ A force de mettre trop l’accent sur le phallus ( qui est symbole), l’homme s’est trop tourné vers son sexe anatomique, vers le dehors et le ponctuel, et en a presque oublié sa totalité et sa spontanéité, ce qui touche l’ensemble de son vécu  240

Mais c’est sur le point de l’assimilation du jeune garçon à sa mère comme lieu d’apprentissage (notamment dans ses rapports futurs avec le sexe opposé) que certains psychanalystes et parmi eux notamment Stoller fondent leur opposition aux thèses freudiennes.

Notes
229.

IRIGARAY L., Spéculum de l’autre femme. Paris, Ed de Minuit, 1974, p. 26.

230.

FREUD S., Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris, Gallimard, Folio Essais, 1987, p. 131.

231.

IRIGARAY L., Spéculum de l’autre femme, op.cit, p. 32.

232.

FREUD S., Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit, p. 143.

233.

IRIGARAY L., Spéculum de l’autre femme, op. cit, p. 69.

234.

IRIGARAY L., Spéculum de l’autre femme, ibid, p. 74

235.

ROUDINESCO E., «un nouvel équilibre», Revue des deux mondes, n° 7/8, juillet -août 2000, p. 25.

236.

COURNUT J., Pourquoi les hommes ont peur des femmes. Paris, PUF, 2001, p.64.

237.

COURNUT J., Pourquoi les hommes ont peur des femmes, ibid, p.64.

238.

COURNUT J,. Pourquoi les hommes ont peur des femmes, ibid, p. 67.

239.

CHABOT M., «Genre masculin ou genre flou» , in WELZER-LANG D et FILIOD J-P ( sous la dir.), Des hommes et du masculin . Lyon, Bulletin d’informations et d’etudes féminines (BIEF), PUL, 1992, p. 180.

240.

MIMOUN S., L’univers masculin,. Paris, Seuil, 1995, p. 33.