-Le rapport de l’enfant avec la mère, au cœur du sentiment d’appartenance à un sexe.

Mais c’est dans la relation entre l’enfant et la mère que se joue, pour Freud comme pour Stoller, le sentiment d’appartenir à un sexe. Nous avons vu que pour Freud, le rapport entre le garçon et sa mère est constructif, notamment en matière d’image de la femme futurement désirée alors que pour Stoller, la fusion serait source de vulnérabilité plus grande pour ce dernier que pour la fille et serait à l’origine d’une bisexualité plus forte chez les garçons que chez les filles. Stoller s’oppose alors à Freud sur la solidité des “ mâles ” et sur l’hétérosexualité masculine engendrée par la fusion enfantine entre le fils et sa mère et l’homosexualité féminine que celle-ci engendrerait. Pour éviter cette fragilité à laquelle le fils ne peut échapper sans une rupture, Stoller invite le fils à un travail de désidentification à sa mère afin de construire lui-même son identité de genre : la masculinité. N. AUBERT dans l’homme flou : du clivage au brouillage identitaire résume la pensée stollérienne en ces termes : “ Pour Stoller, le sentiment que l’on a d’être mâle et son développement ultérieur, la masculinité, sont un peu moins ancrés chez les hommes que ne le serait le sentiment de la fémellité et de la femme chez les hommes. Cette plus grande fragilité viendrait de ce que les hommes ont, dès le début de leur vie, une relation très intime en un temps où la structure du moi est encore très fragile et où ils sont très “ perméables ” avec quelqu’un du sexe opposé et qu’ils doivent surmonter une trop grande fusion avec la mère. Chez la petite fille, au contraire, cette même fusion ne ferait, pour Stoller, que renforcer le sentiment qu’elle a de sa fémellité ” 249 . Si Freud oppose à la construction identitaire masculine linéaire et sans crise, une construction identitaire féminine chaotique, Stoller lui oppose, quant à lui, une masculinité menacée qui serait toujours tentée par une régression à l’état originel de fusion avec la mère et qui serait source d’une lutte permanente contre cette tentation.

Il ressort de cette opposition que les constructions identitaires ( du sexe masculin comme du sexe féminin) se façonnent par opposition et différenciation d’un sexe avec l’autre. Margareth Mead a montré dans L’un et l’autre sexe que chez les populations vivant nues ou presque nues, les enfants acquièrent rapidement la certitude d’être garçon ou fille et ce, par comparaison avec les autres enfants : “ dans une société où les individus vivent nus ou peu vêtus, la petite fille apprend vite qu’elle est de sexe féminin et qu’il suffit d’attendre pour devenir mère un jour. Le petit garçon découvre qu’il est de sexe masculin et qu’en accomplissant des actions viriles, il deviendra un homme et pourra donner toute sa mesure. Lorsqu’il regarde les filles et les femmes et qu’il compare leur corps au sien, il peut se dire simplement, en toute équité : “ je suis un homme et elle ne pourra jamais l’être ” ou bien : “ je suis un homme mais si je devenais une femme! ” ou encore “ après tout, est-ce que les femmes ne sont-elles pas elles-même des hommes ?  250 Mead montre comment s’opère la différenciation sexuelle hommes/femmes : elle est naturelle pour les filles qui entrent dans le cercle des femmes avec les menstruations et plus encore avec la maternité alors que pour les garçons, l’initiation et le passage par des rites et épreuves sont nécessaires au devenir homme. Chez le petit garçon, le sentiment d’appartenir à un seul des deux sexes intervient avant le stade phallique situé entre 2 et 5 ans mais aussi en relation très étroite avec la résolution du conflit oedipien. La connaissance d’appartenir à un sexe ( je suis un mâle) qui est produit biologiquement, commence à se développer bien avant le sentiment d’appartenir à un genre ( je suis masculin), ce que J. Cournut appelle le “ jeu des identifications inconscientes ”. Elle apparaît dès le début de la vie sans que le pénis soit essentiel à ce sentiment d’appartenance à un sexe : des forces psychologiques et biologiques font se développer chez le garçon une conscience qu’il est lui-même. En fait, il prend conscience de sa différence par comparaison et opposition à l’autre sexe et notamment par la comparaison de la forme des organes génitaux. La petite fille prend elle aussi conscience de son sexe dès la naissance. Si Freud postule que la vie sexuelle de la petite fille se divise en deux phases dont la première a un caractère masculin et la seconde est, suite à des crises et des changements, féminine, Stoller quant à lui, évoque la question de la sexualité primaire ou secondaire de la femme. Selon lui, la petite fille vit les mêmes développements que le petit garçon : à savoir, une conscience de genre dès les premières années de la vie, une perception du vagin présente mais pas essentielle ( comme le pénis pour les garçons) mais surtout la certitude de son sexe qui lui est inculquée par les parents. Nous avons vu que pour Freud, les petites filles ont le sentiment d’être des garçons châtrés et doivent d’abord renoncer à cette idée afin de devenir féminines, ceci impliquant donc que la première phase de la vie des petites filles soit assimilée au masculin. Alors que chez Stoller, la culture, l’éducation et le rôle des parents sont fondamentaux dans la prise de conscience de la féminité : “ la conviction qu’a une fille d’être une femelle naît de la conviction de ses parents, mais sa connaissance de l’état femelle qui vient de ce qu’elle ressent de ses organes génitaux peut varier selon l’anatomie et la physiologie de ses tissus ( sans que cette variation change quoi que ce soit à sa croyance d’être une femelle)” 251 . Stoller résume l’identité de genre comme une création après la naissance et le résultat d’influences psychologiques : trois séries d’éléments viennent collaborer à cette prise de conscience identitaire : en premier lieu, l’anatomie, la physiologie des organes sexuels et la sensation qu’ils procurent, en second lieu, l’action des parents et de l’entourage ( avec l’importance particulière des enfants du même âge qui permettent une comparaison) dans la confirmation du sexe et en dernier lieu, une force biologique qui paraît fournir une énergie nécessaire à la formation de l’identité de genre. Stoller revient dans la conclusion de Recherches sur l’identité sexuelle sur l’importance du rôle des parents dans la formation de la masculinité et de la féminité et aussi sur l’opposition fondamentale qui le différencie des thèses freudiennes : là où, chez Freud, la masculinité est un état naturel et la féminité une modification réussie de cette masculinité, chez Stoller, c’est inversement le petit garçon qui doit s’affranchir de sa mère et de son image à laquelle il est soumis ; c’est dans l’affranchissement à la mère que Stoller trouve les origines de l’effémination, de la passivité, de la fragilité ou au contraire de l’hypermasculinité rencontrée chez certains hommes ; et là où Sigmund Freud trouve, pour le garçon, un modèle de sa femme future.

La psychanalyse focalise donc sur les rapports mère-fille et mère-fils dans les premières années de la vie qui sont, nous l’avons vu, prépondérantes dans la prise de conscience de l’identité sexuelle des sujets, car la différenciation s’effectue pour le garçon dans une opposition au féminin et à la mère qui en est l’incarnation : la désidentification à la mère est nécessaire puis s’accompagne d’une différenciation d’avec la fille ( de l’entrée dans le complexe d’Œdipe jusqu’à la fin de la phase pré-pubère) et d’une distanciation par rapport au père pour un désir hétérosexuel envers une femme. Le père trouve ensuite sa place et toute son importance dans la socialisation sexuelle des enfants, et ce pendant de longues années. Le père devient un modèle pour le garçon.

Pour Luce Irigaray, l’homme est un sujet séparé puisqu’il est né d’une femme et qu’il ne peut enfanter et pour échapper à la relation qu’il entretient avec sa mère, il se bâtit un monde pour se construire en s’affranchissant de l’influence maternelle : “ l’identité masculine est une identité construite, une identité fabriquée ou créée au-delà de l’identité naturelle. L’homme, en effet, doit renoncer à celle-ci, renier celle-ci, pour échapper à la puissance maternelle qui l’a engendré. De ce point de vue, l’univers masculin est soumis à un modèle de création au-delà du naturel, un modèle culturel, religieux, par exemple...  252 C’est donc en opposition à la mère que l’homme construit donc son identité alors que la fille construit la sienne en parallèle de celle de sa mère : “ Du même sexe ou genre que sa mère, l’enfant fille est de naissance dans une vie relationnelle plus facile. Elle commence sa vie dans une relation entre mêmes, entre complices. Là où l’homme vient au monde dans la différence, la femme vient au monde dans la mêmeté. L’homme se construira une autonomie dans l’identité à soi, dans la relation entre semblables, la femme dans la relation à l’autre, ce qui n’implique pas le mépris du même comme nous l’a souvent enseigné notre tradition  253 . Aux identités biologiques et culturelles, Luce Irigaray ajoute alors une troisième identité, intermédiaire aux deux précédentes et qui est l’identité relationnelle dans laquelle les hommes et les femmes sont particulièrement différents. Cette identité relationnelle des hommes est produite par l’homosociabilité, l’apport d’autrui de sexe masculin dans la construction identitaire personnelle de l’homme.

Elisabeth Badinter s’est longuement intéressée aux relations entre les sexes en publiant notamment l’un est l’autre 254 dans lequel elle revient sur la complémentarité des deux sexes au fil de l’histoire 255 . Elle s’est aussi intéressée à l’identité masculine en postulant une féminité naturelle fondée sur les menstruations alors que la masculinité serait le fruit d’étapes et d’épreuves à relever afin que le petit garçon devienne un “ Vrai Homme ”. Pour Badinter, l’homme est une “ sorte d’artefact ” qu’il convient de construire. Elle évoque la nécessité de l’apprentissage des interdits dans la construction du masculin et ce, en opposition aux critères du féminin : pour devenir un homme, il faut s’affranchir de ce qui symbolise la féminité. Le premier devoir d’un homme est de ne pas être une femme. Pour elle, et contrairement à la thèse freudienne, le garçon, ayant été élevé dans le ventre maternel a développé une telle fusion avec sa mère qu’il en a incorporé certains traits et doit, pour affirmer son caractère masculin, abandonner de nombreuses habitudes féminines. E. Badinter pose alors la question de l’influence du passage dans le ventre maternel sur la vie du fœtus mâle. Il est alors (mais autant que la fille) dépendant de sa mère qui le nourrit. Mais si pour la fille, cette fusion est le lieu d’identification avec la figure féminine à laquelle elle va tendre, pour le petit garçon, cette fusion va être un des premiers lieux à combattre : “ pour devenir un homme, il devra apprendre à se différencier de sa mère et à refouler au plus profond de lui cette passivité délicieuse où il ne faisait qu’un avec elle ” 256 . Elle évoque ainsi une proféminité du petit garçon, lequel doit se développer en “ devenant le contraire de ce qu’il est à l’origine ” 257 . Cette proféminité est absente dans les travaux de Freud puisque la masculinité est originelle et naturelle. E. Badinter postule qu’en fonction du degré de fusion entre la mère et l’enfant, ce dernier a plus ou moins de difficultés à se séparer de l’influence de celle-ci et à se construire une identité masculine et, seuls les garçons pouvant s’abstraire rapidement et sans difficulté à l’emprise féminine et à la féminité auront la possibilité de développer une identité de genre : la masculinité. Comme nous l’avons montré en tout début de cette partie, la formule chromosomique XY ne fournit pas pour autant au sujet de type masculin, l’identité masculine : E. Badinter rejoint ici Stoller : “ il ne suffit pas d’être XY et d’avoir un pénis fonctionnel pour se sentir un homme. Inversement, on peut se croire un homme malgré divers anomalies ou dysfonctionnements. Mais pour l’immense majorité, la première étape fondamentale de la différenciation masculine commence avec XY et s’achève avec le regard de ses parents. Durant cette phase, le fœtus aura “ lutté ”, selon l’expression d’A. Jost, pour ne pas obéir au programme de développement féminin. Cette lutte toute biologique est peu de chose à côté de celle que l’enfant mâle va avoir à mener dès sa naissance, et pendant longtemps, pour devenir un homme ” 258 , et ajoute que la masculinité est “ à créer ”, seconde et peut être mise en danger par la relation fusionnelle entre le garçon et sa mère. Cette masculinité est construite en fonction des rapports mère-fils : l’enfant reproduit alors les sentiments inspirés par sa mère : si la mère est aimante, l’enfant aimera les femmes et exprimera ses sentiments ; en revanche, avec une mère insensible, l’enfant sera incapable d’exprimer ses sentiments 259 . Pour Badinter et Stoller, la relation à la mère est la condition même de l’identité du mâle. Que ce soit pour une identification ( de la fille à la mère) ou au contraire une désidentification ( du garçon à sa mère), la relation maternelle reste prégnante dans la formation des identités sexuelles. Cette phase de désidentification à la mère est la première étape d’un long parcourt d’opposition à tout ce qui relève du féminin : “ le propre de l’identité masculine ( par opposition à l’identité féminine) réside dans l’étape de la différenciation à l’égard du féminin, la condition SINE QUA NON du sentiment d’appartenance au groupe des hommes. Leur ressemblance et leur solidarité se construisent par la mise à distance des femmes, et d’abord la première d’entre elles, la mère  260 . Cette différenciation des femmes et la recherche de l’appartenance aux groupes exclusivement masculins sont les leitmotivs de nombreuses congrégations, clubs, associations, notamment sportives 261 ... desquels les femmes sont exclues au nom de la nécessité de “ l’homosociabilité ” 262 .

Notes
249.

AUBERT N., «L’Homme flou : du clivage au brouillage identitaire», in TOUATI A (sous la dir.), Femmes et Hommes. Des origines aux relations d’aujourd’hui. Marseille, Ed Hommes et Perspectives, 1994, p . 47.

250.

MEAD M,. L’un et l’autre sexe. Paris, Denoël/Gonthier, Folio Essais, 1966, p. 99.

251.

STOLLER, R., Recherches sur l’identité sexuelle, op. cit., p. 84.

252.

IRIGARAY L., «Femmes et hommes : une identité relationnelle différente», in La place des femmes. Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, op. cit, p. 139.

253.

IRIGARAY L., «Femmes et hommes : une identité relationnelle différente», in La place des femmes. Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociale, ibid. p.140.

254.

BADINTER E., L’un est l’autre. Paris, O. Jacob, le livre de poche, 1986, 382 p.

255.

Elisabeth Badinter retrace l’évolution des rapports entre les sexes, en montrant la complémentarité des activités masculines ( la chasse) et féminines ( la cueillette) chez les chasseurs-cueilleurs et la différence des pouvoirs détenus par les hommes ( pouvoir guerrier fondé sur la force physique) et par les femmes ( pouvoir de procréation) : l’homme et la femme se valent alors : “ l’un vaut l’autre ” ; elle revient sur le patriarcat qui règne de la Gréce Antique à la Révolution Française et donne un pouvoir absolu à Dieu, à l’homme, au père, au citoyen... en dépourvoyant les femmes de tout pouvoir : c’est alors le règne de “ l’un sans l’autre ” ; ce patriarcat se meurt avec la révolution française de 1789, la figure du Roi disparaît, les femmes commencent à être considérées et dans un long processus de reconnaissance, elles obtiennent l’égalité des sexes par le Code Civil Napoléonnien ( qui rétablit en même temps la nécessité de l’obéissance de la femme à son époux), et bien plus tard le droit de vote, le droit de disposer de leur corps... et enfin dans une dernière partie s’attache à démontrer que les sociétés modernes connaissent actuellement une ressemblance des sexes et une rédéfinition des contours de la masculinité : “ l’un est l’autre sexe ”.

256.

BADINTER E., XY de l’identité masculine. Paris, O. Jacob, le livre de poche, 1992, p. 76.

257.

BADINTER E., XY de l’identité masculine, ibid, p. 77.

258.

BADINTER E., XY de l’identité masculine, ibid, p. 70.

259.

La mère violente envers son fils, castratrice... a été un personnage beaucoup utilisé dans la littérature avec Poil de Carotte de Jules Renard, L’enfant de Jules Vallès, Génitrix de François Mauriac... Mais cette corrélation entre le degré de fusion entre la mère et son fils et la construction identitaire du fils se retrouve aussi dans les relations père-fils et la construction identitaire de ce dernier : G. Corneau a consacré en 1989 un ouvrage à ce sujet : “ père manquant, fils manqué ”.

260.

BADINTER E., XY de l’identité masculine, ibid, p. 85.

261.

Si le rugby est l’un des sports emblématiques du cloisonnement masculin, notamment lors des célèbres “ troisièmes mi-temps ”, un pas vers l’ouverture aux femmes a été franchi lors de la victoire du grand chelem de l’équipe de France le samedi 6 avril 2002 où les femmes ont été invitées à partager la soirée des rugbymen, pour la première fois officiellement.

262.

Dans le robot mâle, M Feigen Fasteau évoquait en 1980 les clubs exclusivement masculins non pas comme des endroits d’homosociabilisation, mais comme des lieux de mise à distance des femmes, lesquelles menaceraient la virilité. Il prend notamment pour exemple, les conversations et montre que les hommes n’aiment pas perdre la face devant une femme et que c’est pour éviter cette menace que les hommes préfèrent se réunir loin de leur présence.