-  L’homosocialisation ” comme outil de la construction de l’identité masculine.

Cette notion, propre à Daniel Welzer-Lang définit “ les relations sociales entre les personnes de même sexe, à savoir les relations entre les hommes ou les relations entre les femmes  263 . Si cette homosociabilité se renforce avec la puberté, il existe bien avant une “ ségrégation sexuelle ” des enfants. Cette expression est employée par Eléanor E. Maccoby pour montrer la répartition des enfants dans les lieux scolaires : crèches, cours de récréation, ateliers... Au cours de nombreuses études, elle remarque que les enfants ont tendance à former des groupes non mixtes et que ceci s’accroît avec l’absence de consignes données par les adultes, lesquels sont les seuls à pouvoir “ mixiser ” les groupes. Les enfants établissent ainsi d’eux-mêmes leur propre système de ségrégation pour d’une part ne pas être assimilé à l’autre sexe et d’autre part comme un moyen de résistance aux pressions adultes. Pour Maccoby, “ les structures mises en place par les adultes peuvent, à des degrés très divers, renforcer ou au contraire contrebalancer la ségrégation sexuelle des enfants  264 . Pour elle, cette répartition est le fruit de 3 processus : la prédisposition biologique, les pressions socialisatrices de l’entourage et les mécanismes cognitifs de catégorisation. Si les petits garçons ont tendance à se regrouper entre eux, l’homosociabilité, dont ces regroupements sont une illustration, continue son long parcours de socialisation vers la vie d’homme. Nous avons vu au début de cette partie, que le sexe de l’oeuf est déterminé par le spermatozoïde du géniteur. Si le sexe du garçon lui est attribué par son père, c’est encore lui qui l’aide à franchir les diverses étapes du processus de construction de son identité sexuelle masculine et cela passe, nous l’avons vu, par la différenciation avec tout ce qui relève du féminin et en particulier avec sa mère. C’est donc un processus culturel qui s’enclenche et accompagne le garçon dans son «initiation» à la vie d’homme.

Comment se déroule cette initiation à la vie d’homme ? Daniel Welzer-Lang s’est particulièrement intéressé à ce processus d’initiation des garçons. En 1994, dans un ouvrage consacré à l’homophobie 265 , D. Welzer-Lang, P-J Dutey et M. Dorais évoquent l’utilisation de lieux monosexués pour l’éducation des jeunes garçons que sont les lieux sportifs, les cafés, les cours d’écoles en particulier, et plus globalement tous les lieux dont les hommes s’attribuent exclusivement l’usage. Ces lieux ont pour objet l’apprentissage des rites de la virilité et de la différenciation par rapport à la féminité, laquelle passe par le développement et l’affirmation de cette virilité 266 . L’ensemble de ces lieux a été baptisé par Welzer-Lang “ la maison-des-hommes  en référence aux travaux de l’anthropologue Maurice Godelier 267 qui, à travers la vie des Baruyas de Nouvelle Guinée, décrit l’existence d’une “ maison des hommes ” dans laquelle se transmettent secrètement ( et surtout à l’abri des femmes) les composantes de la domination masculine de ces dernières. Daniel Welzer-Lang décrit dans les détails cette “ maison-des-hommes ” 268 dans son article Pour une approche proféministe non homophobe comme le lieu symbolisant la construction de la masculinité : “ dans cette maison-des-hommes, à chaque âge de la vie, à chaque étape de la construction du masculin, est affectée une pièce, une chambre, un café ou un stade. Bref, un lieu propre où l’homosociabilité peut se vivre et s’expérimenter dans le groupe de pairs. Dans ces groupes, les plus vieux, ceux qui sont déjà initiés par les aînés, montrent, corrigent et modélisent les accédants à la virilité. Une fois quitté la première pièce, chaque homme devient tout à la fois initiateur et initié  269 . Nous avons vu que les pères jouent un rôle important ( pour S. Mimoun, le père est le premier initiateur) dans la construction identitaire des garçons auxquels ils servent de modèles 270 , puis ce rôle s’efface en faveur de celui d’hommes extérieurs à la sphère familiale : ce sont des hommes plus âgés qui tiennent le rôle d’initiateurs : les entraîneurs de sport, les copains plus âgés, les grands frères ou les cousins en ce qui concerne le cercle familial, les animateurs dans les quartiers... Ce sont des pairs ( et non forcément des pères) qui servent de modèles, d’initiateurs, de référence... et qui regroupent les jeunes hommes par affinités 271 : groupes musicaux... mais ce sont surtout les groupes sportifs qui représentent la plupart des lieux d’initiation à la masculinité. Qu’apprend-on dans ces “ maisons-des-hommes ” ? C’est l’apprentissage de ce qu’est “ être un homme ” qui prédomine et ce, par assimilation à un groupe détenteur des codes et des rites de la masculinité et de la virilité. Welzer-Lang évoque les rites d’initiations comme “ les compétitions de zizis, marathons de branlettes (masturbation), jouer à qui pisse (urine) le plus loin, excitations sexuelles collectives à partir de pornographie feuilletée en groupe, voire même maintenant devant des strip-poker électroniques où l’enjeu consiste à déshabiller les femmes... A l’abri du regard des femmes et des hommes des autres générations, les p’tits hommes s’initient aux jeux de l’érotisme. Ils utilisent pour ce faire, les stratagèmes, les questions (la taille du sexe, les capacités sexuelles) légués par les générations précédentes. Ils apprennent et reproduisent alors les mêmes modèles sexuels, quant à l’approche et à l’expression du désir  272 . Nous verrons à travers l’analyse du courrier des lecteurs des magazines masculins comment ces derniers participent à cette éducation, en répondant notamment aux questions liées à la taille du sexe, à la durée de l’acte sexuel... ; c’est pourquoi nous adhérons aux travaux de ce sociologue. R. Bly dans L’homme sauvage et l’enfant. L’avenir du genre masculin 273 retrace, à travers les contes merveilleux et les légendes les images masculines véhiculées dans la culture populaire. Il repère 5 phases successives dans l’initiation du jeune garçon vers sa vie d’homme : tout d’abord, l’attachement à la mère puis sa séparation d’avec elle, l’attachement au père puis sa séparation d’avec lui, l’arrivée d’une “ mère masculine ” ou d’un mentor, l’apprentissage d ’un “ ouragan ” qui prend la forme d’un rite et enfin le mariage avec une femme. C’est dans la disparition de certaines de ces phases, voire de la totalité d’entre elles, que R. Bly fonde les difficultés éprouvées par certains hommes, difficultés sur lesquelles nous reviendrons plus tard dans cette partie.

Apprendre la vie d’homme est avant tout faire preuve de virilité. Ce sont des épreuves, fondées pour la plupart sur la force physique, la douleur et la résistance psychologique, qui servent d’étalons à cette virilité. Pour Welzer-Lang, apprendre à être un homme “ contraint le garçon à accepter la loi des plus grands, des anciens. Ceux qui lui apprennent et lui enseignent les règles et le savoir-faire, le savoir-être homme  274 . Le garçon doit faire preuve de virilité, de courage, de combativité afin d’être tout d’abord au niveau des autres garçons et ensuite de les dépasser. En effet, la virilité se mesure principalement, en dehors des atouts physiques qui y participent en lui donnant une visibilité physique ( pilosité, la carrure, la voix... ), à la pugnacité, à la résistance, à la détermination... Welzer-lang note, qu’à la différence des filles dont l’éducation se fait aussi par mimétisme, le mimétisme masculin est violent, et s’apparente à une guerre contre soi et contre les autres. La virilité n’a-t-elle pas longtemps été symbolisée par les guerriers ? Ne l’est-elle pas aujourd’hui sous la forme des bizutages ? Mais ces codes, aussi violents qu’ils puissent être, sont associés à l’incorporation de la masculinité et participent au plaisir de montrer, pour le jeune homme, qu’il n’a rien d’une fille et qu’ en appartenant à un groupe d’hommes, il est reconnu comme étant l’un d’entre eux : “ pour accéder au statut d’hommes, les garçons doivent montrer par des signes redondants qu’ils sont différents des femmes. Apprentissages des codes virils et de la violence (violence contre soi et son corps pour correspondre à la normalité masculine, violence entre hommes, violence par suite contre les femmes) sont concomitants et associés au plaisir de l’homosociabilité masculine. Du moins, plaisirs pour les accédants qui réussissent à passer les grades de l’apprentissage, à incorporer “ la ” masculinité  275 . L’homosociabilité est donc prépondérante dans la constitution de l’identité masculine, mais elle structure hiérarchiquement les rapports entre les hommes. En effet, nous avons vu que les aînés jouent un rôle considérable dans l’initiation, ils apparaissent comme les détenteurs d’un savoir qui s’assimile à un capital culturel et symbolique dont ils font bénéficier les plus jeunes. Pour Daniel Welzer-Lang, la hiérarchie des rapports entre les sexes est reproduite dans la hiérarchie des rapports intra-sexe : “ l’éducation masculine, chez les hommes eux-mêmes, structure les rapports entre les hommes à l’image hiérarchisée des rapports hommes/femmes. Etre un homme, c’est être admiré par ses pairs, être récompensé, détenir des privilèges ; ne pas l’être, c’est être assimilé à une femme, et risquer dérision et agressions  276 . C’est autour de cette dichotomie être un homme/ne pas être un homme, que se fonde l’expression “ vrai homme ” par opposition au monde féminin. Cette dichotomie se fonde sur les aspects physiques de la virilité ( “ en avoir ou pas ”) et génère une hiérarchie avec les femmes mais aussi avec les hommes : Welzer-Lang appelle “ les Grands-Hommes  ceux qui “ ont des privilèges qui s’exercent aux dépens des femmes ( comme tous les hommes) mais aussi aux dépens des hommes  277 , ces privilèges étant l’argent, l’honneur et le pouvoir et qui contribuent à accentuer la virilité.

Notes
263.

WELZER-LAND D., «Pour une approche non-féministe non homophobe des hommes et du masculin»,, in WELZER-LAND D (sous la dir.), Nouvelles approches des hommes et du masculin . Toulouse, PUMirail, 2000, p. 115.

264.

MACCOBY E., «Le sexe, catégorie sociale», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 83, juin 1990, p. 17.

265.

WELZER-LAND D, DUTEY P-J et DORAIS M., La peur de l’autre en soi : du sexisme à l’homophobie. Montréal, VLB, 1994.

266.

En 1980, dans un ouvrage collectif consacré à la certitude d’être mâle. Une reflexion hétérosexuelle sur la condition masculine, Fontenay H de (sous la dir.), J. Basile Editeur, 1980, 258 p., G. Boudreau énonçait page 57 de son article «Le corporel : corps découvert, corps perdu», une thèse différente quant à l’origine de ces lieux exlusivement masculin. Pour lui, “ le corps de l’homme est inhibé au point qu’il lui est nécessaire de se confiner sur des lieux, des terrains où non seulement il excelle, mais où la femme ne peut pas compétitionner. C’est le sexisme ”.

267.

Maurice GODELIER dans La production des grands hommes. Paris, Fayard, 1982 montre que l’initiation des jeunes garçons de la tribu Baruyas consiste en une ingestion de sperme qui symbolise la vie, la force, la nourriture et qui donne la force à la vie. Cette ingestion est répétée plusieurs fois afin de rendre les garçons plus forts et plus grands.

268.

La “ maison-des-hommes ” est constituée de ce que Welzer-lang appelle “ vestibule de la cage à virilité ” qui est un lieu à riques d’abus, un étroit couloir obligatoire dans lequel se retrouvent les non encore initiés et les fraichement initiés qui viennent transmettre leur savoir. Des hommes plus âgés peuvent aussi s’y trouver ( ce sont les moniteurs...) et initient de jeunes “ recrues ” parfois violemment et sous la contrainte. La phase d’initiation dure longtemps et les cafés,les stades... tous les lieux de rencontres masculins sont des “  annexes de la maison-des’hommes ”.

269.

WELZER-LAND D, «Pour une approche proféministe non homophobe», in Welzer-Lang D (sous la dir.), Nouvelles approches des hommes et du masculin, op. cit, p.115.

270.

En 1980, G. Boudreau dans «Le corporel : corps découvert, corps perdu» évoquait une sélection de 3 catégories d’hommes faisant office de modèles positifs : l’homme d’affaire ( il possède la prestance corporelle de la réussite, il symbolise la performance et la prestance de l’assurance), l’athlète ( sa puissance physique intimide et lui confère l’image de la performance incarnée) et l’intellectuel qui délaisse la force physique pour la “ force ” neuronale. 20 ans plus tard, Pascal Duret montrera dans Les jeunes et l’identité masculine que désormais les modèles positifs de référence des jeunes hommes appartiennent soit au monde du spectacle ( chanteur, acteur...) soit au monde sportif . Nous verrons que le courrier des lecteurs envoyé à la rédaction de FHM évoque le monde de la célébrité et le monde sportif.

271.

Pour FEIGEN FASTEAU M., Le robot mâle. Paris, Denoëel/Gonthier, 1980, 229 p., Femme, l’amitié masculine ne peut être que superficielle car les hommes doivent être compétitifs et cette compétition ne laisse aucune place à la communication et à la vulnérabilité. Il ajoute que montrer ses sentiments ou ses difficultés est contraire à l’image de ce qu’est un “ homme ”. De plus, la peur d’être assimilé à l’homosexuel est, pour lui, un arguement de l’absence d’épanchement masculin: “ la peur d’être pris pour un homosexuel joue un grand rôle dans ces inhibitions. Dans notre société, c’est la plus grande terreur de l’homme hétérosexuel. Passer pour un homosexuel, c’est voir détruire d’un seul coup toute sa prétention à l’identité masculine : c’est comme si l’on détruisait les fondations d’un immeuble ” ( p. 28). S. NAIFEH et G. W. SMITH dans Ces hommes qui ne communiquent pas. Le Jour Editeur, 1987, 218 p. évoquent l’absence, dans le langage masculin, qu’ils décrivent comme un “ langage concret ”, de terme décrivant les révélations intimes et porte plus généralement sur le monde professionnel, le sport mais aussi sur le sexe mais avec un ton plus plat, agrémenté de blancs, de ruptures, d’emphases... que le langage féminin. Il convient de noter que ces travaux datent désormais, et que même si les hommes expriment d’avantage leurs émotions, nous verrons que le silence et la fuite restent des moyens très employés, par les hommes, face aux difficultés.

272.

WELZER-LANG D., «Pour une approche proféministe non homophobe», in Welzer-Lang D (sous la dir.), Nouvelles approches des hommes et du masculin , op. cit, p. 115.

273.

BLY R., L’Homme sauvage et l’enfant. L’avenir du genre masculin. Paris, Seuil, 1992, 347 p.

274.

WELZER-LAND D., «Pour une approche proféministe non homophobe», in Welzer-Lang D (sous la dir.), Nouvelles approches des hommes et du masculin, op. cit, p.116.

275.

WELZER-LANG D., «Les transgressions sociales des définitions de la masculinité», in La place des femmes. Enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, op. cit, p. 447.

276.

WELZER-LANG D., «Les hommes : une longue marche vers l’autonomie», Les temps modernes, op. cit, p. 213.

277.

WELZER-LAND D., «Pour une approche proféministe non homophobe», in Welzer-Lang D (sous la dir.), Nouvelles approches des hommes et du masculin, op. cit, p. 122.