-La domination masculine intériorisée pour Bourdieu…

Le masculin et le féminin sont perçus comme des catégories de classement de la société et dont le fondement serait la domination masculine. Cette domination masculine a régi la société avec l’avènement du pouvoir et de la supériorité des hommes, avec l’organisation de la société en patriarcat et autour de la pensée de la femme comme élément mineur dans la société. Pierre Bourdieu a tenté d’analyser le système de fonctionnement, de reproduction de cette domination des hommes sur les femmes ( qui peut être aussi une domination des hommes sur les hommes même si Bourdieu évoque rarement cette situation). Pierre Bourdieu dresse dans la domination masculine une liste des oppositions structurant la différenciation entre le masculin et le féminin par l’effet de l’incorporation de ces oppositions et leur mise en pratique via les habitus, rendant cette différenciation sexuelle incorporée et perçue comme naturelle et évidente, lui conférant ainsi une légitimité. Il énonce une différenciation sexuelle, construite et fondée sur la différence biologique entre le corps masculin et féminin, la différence anatomique des organes génitaux, lesquelles peuvent “ apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres, et en particulier de la différence sexuelle du travail  305 . C’est donc sur la supériorité physique masculine que se fonde la justification de l’ordre masculin, lequel n’aurait pas besoin de discours légitimant sa suprématie, pensée comme naturelle, donc légitime et ratifiée selon Bourdieu, par l’ordre social en une vision androcentriste. C’est donc la domination masculine qui, pour lui, à travers la différenciation sexuelle du travail, la structure de l’espace autour d’une opposition public/privé et la structure du temps, fonde l’ordre social et l’organisation sociétale. Cette domination masculine serait donc intériorisée et reproduite ( notamment à travers les rites d’initiation) par les individus et par les institutions ( famille, Eglise, école, Etat) et c’est, pour Bourdieu, cette domination masculine qui impose aux femmes “ toutes les propriétés négatives que la vision dominante impute à leur nature, comme la ruse ou, pour prendre un trait plus favorable, l’intuition  306 . Pour Bourdieu, les seules armes dont les femmes disposent pour contrer cette domination masculine seraient la ruse, le mensonge, la passivité et l’intuition ; ce recours à des moyens emprunts de merveilleux et qui sont ni quantifiables, ni physiquement appréhendables nous laissent scientifiquement dubitatifs. Pour lui, “ les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles  307 , ils ne peuvent alors penser qu’en relation au dominant, au discours dominant..., et intègrent dès lors la domination comme un principe établi de nature. Pour Bourdieu, ce sont les dominés ( les femmes dans le cas de la différenciation des sexes) qui sont les producteurs de la frontière entre eux-mêmes et les dominants par le biais d’habitus et de comportements négatifs et dévalorisants au regard du discours dominant : l’émotion, les sentiments... C’est ainsi que, pour le sociologue français, la violence symbolique qu’il identifie comme étant une “ magie , est consentie par la femme et confère à l’homme une supériorité 308 qui offre à cette femme, par ricochet, une “ valorisation ”. L’objétisation des femmes participerait, au sein de l’économie des biens symboliques, à la perpétuation ou à l’augmentation du capital symbolique de l’homme et au renforcement de la différenciation sexuelle. Il insiste sur la femme comme être humain perçu par autrui : elle est définie par la perception qu’autrui a de ce corps féminin et qu’il lui renvoie. C’est un des facteurs de la dépendance symbolique des femmes au pouvoir des hommes, lesquels ont pour objet, selon Bourdieu, de “ placer (les femmes) dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’ailleurs par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d’elles qu’elles soient “ féminines ”, c’est-à-dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées. Et la prétendue “ féminité ” n’est souvent pas autre chose qu’une forme de complaisance à l’égard des attentes masculines, réelles ou supposées, notamment en matière d’agrandissement de l’ego. En conséquence, le rapport de dépendance à l’égard des autres ( et pas seulement des hommes ) tend à devenir constitutif de leur être  309 . Ce désir d’attirer et de plaire qu’il désigne par “ hétéronomie , selon lui, dicté par les normes établies par autrui et par la société, suppose l’intervention permanente d’un tiers (individuel et collectif) qui façonne les actions corporelles féminines, en vue d’un bénéfice apporté par les hommes. Ceci suppose qu’une femme ne peut avoir de goûts propres et qu’elle ne peut “ se faire belle ” pour son plaisir et pour elle-même. Nous ne pouvons ici adhérer à l’idée qu’une femme ne puisse être indépendante dans ses choix et que chacune de ses actions puisse être “ téléguidée” par autrui, tout en étant conscients qu’il existe malheureusement des femmes dont la liberté (de choix, de mouvements, d’expression... ) est restreinte et placée sous l’autorité masculine. Pour Pierre Bourdieu, “ la division sexuelle est inscrite, d’une part, dans la division des activités productives auxquelles nous associons l’idée de travail ainsi que, plus largement, dans la division du travail d’entretien du capital social et du capital symbolique qui assigne aux hommes le monopole de toutes les activités officielles, publiques, de représentation, et en particulier de tous les échanges de paroles (dans les rencontres quotidiennes et surtout à l’assemblée), échanges de dons, échanges de femmes, échanges de défis et de meurtres ( dont la limite est la guerre) ; elle est inscrite, d’autre part, dans les dispositions (les habitus) des protagonistes de l’économie des biens symboliques : celle des femmes, que cette économie réduit à l’état d’objets d’échange (...) ; celles des hommes, à qui tout l’ordre social, et en particulier les sanctions positives ou négatives associées au fonctionnement du marché des biens symboliques, impose d’acquérir l’aptitude et la propension, constitutives du sens de l’honneur, à prendre au sérieux tous les jeux ainsi constitués comme sérieux  310 . C’est notamment de cette présentation publique, de ce travail et de l’honneur ( dont les femmes sont exclues puisqu’éloignées des lieux de production de cet honneur) que se constitue l’identité masculine. Il qualifie la masculinité de “ noblesse ” au regard du traitement positif des activités masculines et négatives des activités féminines 311 et en conclut une “ définition dominante de la pratique ”.

Pour Bourdieu, les femmes se satisfont de la domination masculine et ce, par éducation : elles ont été éduquées à servir, “ à entrer dans le jeu par procuration, c’est-à-dire dans une position à la fois extérieure et subordonnée, et à accorder au souci masculin, une sorte d’attention attendrie et de compréhension confiante, génératrice aussi d’un profond sentiment de sécurité  312 , et cette situation ne peut guère évoluer positivement puisque cette soumission est, pour Bourdieu, une forme de renoncement inscrite au plus profond des habitus féminins. Il ajoute que “ la domination masculine trouve un de ses meilleurs soutiens dans la méconnaissance que favorise l’application au dominant de catégories de pensée engendrées dans la relation même de domination et qui peut conduire à cette forme limite de l’amor fati qu’est l’amour du dominant et de sa domination, Libido dominantis ( désir du dominant) qui implique le renoncement à exercer en première personne la libido dominandis ( désir de dominer)  313 . C’est une soumission intégrée et reproduite par les femmes qui assurerait, de manière presque naturelle, la domination masculine. Mais si cette dernière est intégrée et reproduite par les femmes y trouvant un bénéfice, il semblerait difficile que la domination masculine puisse changer.

Or, Bourdieu note qu’en dépit d’un long travail historique de reproduction de la différenciation des sexes, par le biais de la famille, de l’Ecole et de l’Eglise, la notion d’évidence attachée à l’origine de la domination masculine a été remise en question, par les féministes notamment. L’influence de ces institutions dans la reproduction de la domination s’est amenuisée avec la mixité scolaire et surtout la féminisation du travail : “ de tous les facteurs de changements, les plus importants sont ceux qui sont liés à la transformation décisive de la fonction de l’institution scolaire dans la reproduction de la différence entre les genres, comme l’accroissement de l’accès des femmes à l’instruction et, corrélativement, à l’indépendance économique, et la transformation des structures familiales : ainsi bien que l’inertie des habitus, et du droit, tende à perpétuer, par-delà les transformations de la famille réelle, le modèle dominant de la structure familiale et du même coup, de la sexualité légitime, hétérosexuelle et orientée vers la reproduction, par rapport auquel s’organisaient tacitement la socialisation et, du même coup, la transmission des principes de division traditionnelle, l’apparition de nouveaux types de famille, comme les familles composées, et l’accès à la visibilité publique de nouveaux modèles de sexualité contribuent à briser la doxa et à élargir l’espace des possibles en matière de sexualité  314 . Nous verrons, plus tard dans cette partie, comment ces facteurs ont été à l’origine de l’évolution des hommes dans les 20 dernières années. Mais pour Bourdieu, certes la société connaît une évolution en matière de rapport entre les sexes, mais celle-ci “ cache des permanences dans les positions relatives  315 et renforce cette domination. Il souligne les disparités encore importantes entre les sexes et la conservation des écarts ( en matière de salaires par exemple) et évoque ainsi une “ permanence dans et par le changement par un jeu de translation : quand une femme fait des progrès, les hommes en feraient aussi. Bourdieu postule un cantonnement des femmes dans certains domaines proches des fonctions domestiques et peu dans les domaines du pouvoir. Pour lui, 3 principes déterminent les activités professionnelles féminines : tout d’abord, les fonctions convenant aux femmes se situent dans le prolongement des fonctions domestiques, ensuite, une femme ne peut avoir autorité sur des hommes et enfin, l’homme a le monopole du maniement des objets techniques et des machines 316 . Pour Bourdieu, le poids de l’incorporation des habitus explique que les jeunes filles qualifient de naturelle cette domination masculine. Or, aujourd’hui, même si le pouvoir politique reste principalement masculin 317 malgré les avancées dues à la parité, quelques rares postes influents dans l’industrie notamment sont occupés par des femmes 318 alors que pour Bourdieu, le pouvoir ne peut être féminin puisqu’il est signe de virilité. Il ne leur accorde qu’un rôle de représentation, elles sont du côté du plaire et non du faire (l’activité domestique est d’ailleurs invisible car privée et non rémunérée) et selon lui, toute réussite féminine dans le domaine professionnel se répercute négativement dans le domaine privé (il faut noter ici et nous y reviendrons plus loin que ce même argument a été utilisé par les hommes pour faire barrage au travail des femmes dès les années 1870). Pour Bourdieu, les femmes ne peuvent échapper à cette domination que si les hommes s’affranchissent eux-mêmes de ce système de domination : “ porter au jour les effets que la domination masculine exerce sur les habitus masculins, ce n’est pas, comme certains voudront le croire, tenter de disculper les hommes. C’est montrer que l’effort pour libérer les femmes de la domination, c’est-à-dire des structures objectives et incorporées qui la leur imposent, ne peut aller sans un effort pour libérer les hommes de ces mêmes structures qui font qu’ils contribuent à l’imposer  319 . Pour Bourdieu, résister à la domination masculine et s’en échapper est difficile dans la mesure où “ les effets et les conditions de son efficacité sont durablement inscrits au plus intime des corps sous la forme de dispositions .

Notes
305.

BOURDIEU P., La domination masculine, op. cit, p. 16.

306.

BOURDIEU P., La domination masculine, ibid, p. 37.

307.

BOURDIEU P., La domination masculine, ibid, p. 41.

308.

Pour Bourdieu, si les femmes choisissent généralement des conjoints plus grands, c’est une domination consentie, qui permet de donner un supplément de dignité à l’homme, dignité qu’elles reçoivent par ricochet. Choisit-on un conjoint par sa taille ? Ne le choisit-on par seulement par goût, par amour, par affinité... et non par recherche d’un quelconque bénéfice lié à sa grande taille ?

309.

BOURDIEU P., La domination masculine, op. cit, p. 73.

310.

BOURDIEU P., La domination masculine, ibid, p. 53.

311.

Bourdieu prend deux exemples : pour qu’une fille puisse exercer un métier de représentation (comme à la télévision), elle doit avoir recours aux “ armes des faibles ” : sourire, caprices... Il évoque l’existence en Kabylie, terrain principal de son enquête, d’un “ double standard qui instaure une dissymétrie radicale dans l’évaluation des activités masculines et féminines ”,où certaines tâches, comme la couture, sont décriées quand elles sont effectuées par une femme alors qu’elles sont à la mode si elles sont effectuées par un homme.

312.

BOURDIEU P., La domination masculine, op. cit p. 86.

313.

BOURDIEU P., La domination masculine, ibid., p.87.

314.

BOURDIEU P., La domination masculine, ibid. p. 96.

315.

BOURDIEU P., La domination masculine, ibid. p. 97.

316.

BOURDIEU s’appuie, pour désigner ces 3 principes sur une enquête américaine de B. R Bergman parue en 1986 dans The Economic Emergence of Work et qui propose un classement de 335 métiers selon leur proportion de membres féminins. Aux premiers rangs des métiers féminins, figurent les professions de soins aux enfants, aux malades, aux maisons, aux personnes...

317.

Sylviane AGACINSKI dans son article «L’universel masculin ou la femme effacée. Lettre à G. Lipovetsky» paru dans la revue Le Débat n°100 de mai-août 1998, évoque la construction d’un système politique dans lequel les femmes ne pouvaient avoir une place puisqu’elles appartenaient à la sphère privée. Si les femmes ne sont guère représentées dans le monde politique, c’est que la sphère démocratique s’est refusée à intégrer la différence des sexes. C’est à la “ continuité d’un habitus démocratique mâle ” que la philosophe attribue le fait que les femmes n’aient jamais acquis de légitimité politique.

318.

Si Anne Lauvergeon, Claudie André-Deshays... tiennent soit dans le public, soit dans le privé des postes particulièrement exposés, elles restent des exceptions. Dans Dossiers et documents du Monde n° 284 de février 2000 consacré aux Hommes/femmes : la marche vers l’égalité, Martine Bulard propose p. 5 un article intitulé les femmes sont sous-représentées dans les postes à responsabilité. Elle montre qu’à âge égal, diplômes égaux, les chances pour un homme et pour une femme d’occuper un poste à responsabilité passent de 50.4% pour un homme de 30 ans à 28 % pour une femme du même âge. Les femmes doivent montrer plus d’excellence, elles sont sélectionnées plus sévèrement... Pour elle, “ le désert féminin dans les hautes sphères du pouvoir tient moins des réflexes de  machos ”, soucieux de préserver leur territoire, que de mécanismes complexes qui poussent les femmes à se couler dans des schémas masculins de déroulement de carrière, particulièrement rigides ”.

319.

BOURDIEU P., La domination masculine, op. cit, p. 122.