- Quand l’affranchissement des femmes au pouvoir masculin bouleverse une société androcentrée.

Si nous nous intéressons particulièrement aux changements des hommes dans la période contemporaine, il convient de noter que ces derniers ont connu, dans l’histoire, des périodes de troubles et de changements. Elisabeth Badinter évoque dans XY de l’identité masculine 326 les diverses crises de l’identité masculine à travers l’histoire. La première remise en cause du patriarcat et de la suprématie masculine apparaît, pour Badinter, au XVII et XVIII siècle en France et en Angleterre. Ce sont les Précieuses françaises 327 , ces femmes du XVIIe qui, en réaction contre les moeurs du temps qu’elles jugeaient vulgaires, cherchaient à se distinguer par la délicatesse des manières, l’élégance subtile de l’expression, le raffinement des sentiments... en affirmant la supériorité du goût sur les règles et le savoir des pédants. Quant aux Saint-Simoniennes, elles travaillent et signent de leur prénom et profession ( X, lavandière) brandissant ainsi leur identité d’affranchies ; elles ont été à l’origine de la première remise en cause masculine. En s’affranchissant des règles établies par les hommes, elles apparaissent comme les ancêtres des féministes du XXe siècle : elles sont plus libres que les autres femmes, choisissent de rester célibataires, de ne pas se remarier et renversent ainsi les modèles traditionnels des rapports entre les hommes et les femmes même si leur mouvement reste plus frileux qu’outre-Manche où les femmes réclament des droits supplémentaires ( droit à la jouissance, ne pas être abandonnées pendant une grossesse...). En France, Flora Tristan, initatrice du féminisme, lutta pour le divorce et l’amour libre. La crise de l’identité masculine en Grande-Bretagne fait rage pendant la Restauration, période à laquelle les femmes réclament des hommes moins “ macho ”, plus féminins, tout en se heurtant à la ténacité de l’image de l’homme viril et à l’assimilation de la féminité chez l’homme comme trait de l’homosexualité.

Le siècle des lumières apporte une mise en avant des valeurs féminines face au déclin de celles des hommes, les salons dans lesquels les femmes brillent par leur conversation, leur esprit... apportent à celles-ci une certaine influence. Or, la Révolution Française de 1789 met un point final à cette avancée des femmes. André Rauch montre dans son ouvrage Le premier sexe : mutation et crise de l’identité masculine 328 comment ces salons ont été discrédités et remplacés par des clubs et comités révolutionnaires, exclusivement masculins, comment l’éloquence et la rhétorique sont qualifiées alors comme étant masculines, les femmes sont “ renvoyées ” à la sphère privée ( d’où elles gèrent l’intendance nécessaire à la Révolution) et les hommes occupent la sphère publique. Le mythe du guerrier, du combattant renforce la domination des hommes. Cette domination masculine s’étend jusqu’en 1870 date à laquelle, le premier conflit franco-allemand impose à toutes les femmes de travailler pour subvenir aux besoins de leur famille et faire fonctionner une industrie, pour laquelle les femmes travaillaient déjà en nombre, en plein développement. Des mouvements féministes se créent et s’organisent autour de la volonté d’affranchir la femme de l’image d’écervelée, de maléfique... que lui confèrent les hommes. Nous avons vu au début de cette partie la description menée par Annelise Maugue de l’image des femmes avant 1870. A partir de 1870, les mouvements féministes se développent, produisent une littérature féministe, les femmes peuvent désormais exercer des professions plus reconnues comme la médecine, la recherche... infirmant ainsi les thèses masculines sur l’inintelligence des femmes. Les hommes étant ainsi dépossédés d’un des arguments majeurs de l’infériorité des femmes, ils déplacent leur argumentation vers le travail des femmes comme facteur de désintérêt pour la famille et pour l’éducation des enfants. L’arrivée sur le marché du travail des femmes a pour conséquence le licenciement d’une partie de la main d’oeuvre masculine consacrée à la production minutieuse. Ainsi dans l’artisanat notamment, des “ petites mains ” sont embauchées pour leur minutie, renvoyant les hommes à des travaux plus “ lourds ”. Avec le travail féminin, vient l’apport d’un salaire qui assure aux femmes une petite autonomie avec laquelle elles peuvent s’adonner à quelques emplettes : c’est l’heure de la consommation à outrance si bien décrite par Zola dans Au bonheur des Dames, des mondaines, de l’affirmation du moi féminin... Comment réagissent les hommes à cet affranchissement de leurs épouses et filles ? Pour Annelise Maugue, les hommes se sentent menacés, en cette fin de XIXe siècle, dans leur pouvoir, dans leur identité devant l’introduction des femmes dans les espaces masculins et qu’ils assimilent à la disparition des hommes : ils ont peur notamment de devoir devenir des hommes au foyer “ tâches serviles donc et  bonnes pour des “ vaincus ”... Or, voilà que l’homme doute assez de son être pour se soumettre à lui-même ce triste destin et prévoir l’avènement proche d’un matriarcat auquel ne songent point les féministes. C’est qu’à vrai dire, il ne se sent pas menacé seulement par les “ cervelines ”. Celles-ci visent à la tête qui constitue assurément le point nodal mais elles ne sont que les éléments d’un mouvement immense : à en croire leurs adversaires, la liste des émancipées est véritablement interminable  329 . Si les femmes s’émancipent, les homosexuels revendiquent leur existence au travers notamment d’une littérature d’avant-garde ayant pour emblème Oscar Wilde. Les hommes se sentent alors dépossédés, dévirilisés, angoissés, en crise : “ voilà donc la masculinité en crise et l’évolution du système en constitue la cause première plutôt que le mouvement des femmes. Mais les transformations de la condition féminine révèlent la crise, l’exacerbent et l’amplifient. Elles l’amplifient d’autant plus que l’homme, frustré dans son existence sociale, se tourne en compensation vers la famille, ce groupe sur lequel la loi donne pouvoir au mari-père, du seul fait de son appartenance de sexe et sans qu’il ait à soutenir de compétition  330 . Car dans le monde du travail, les hommes et les femmes sont en compétition, d’autant plus que le travail s’urbanise et touche toutes les femmes. Le changement de statut de la femme s’est donc répercuté sur celui de l’homme qui perd alors un des facteurs constitutifs de sa condition d’homme : celui du travail pour subvenir aux besoins de sa famille et ce, en dehors de la présence des femmes dans l’espace public et est vécu comme une déchéance : “ comment les hommes se désintéresseraient-ils d’un mouvement qui les atteint si douloureusement, eux qui interprètent chaque avancée de l’autre sexe comme un signe de leur propre décadence ? Bien que leur crise d’identité procède d’abord d’un bouleversement de la société dont ils ont été les promoteurs, c’est la mutation des femmes qui souligne cruellement leurs propres métamorphoses : mutation des comportements qui amenuise les différences, mutation du regard aussi, ce regard de la femme sur l’homme où l’admiration désormais se marchande au plus juste. Aussi les hommes tiennent-ils la femme pour responsable de la détresse masculine  331 . Cette femme que Annelise Maugue évoque comme “ la nouvelle EVE  voit son émancipation se ralentir brusquement avec la première guerre pendant laquelle elle se mobilise dans les champs, les infirmeries... et effectue des tâches traditionnellement dévolues aux hommes. Les combats renforcent l’image de l’homme viril, de son honneur et redonne à celui-ci une image positive perdue. Pour A. Mosse dans L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, la crise des années 1870-1914 avait raidi l’idéal masculin et la guerre, événement masculin par excellence, a permis d’étouffer les attaques féminines sans toutefois réussir à éradiquer les attaques contre la figure traditionnelle du combattant : en effet, pendant la guerre, les socialistes prônent l’image d’un soldat plus doux, sans avoir beaucoup d’influence sur la figure traditionnelle du combattant. Pour A. Mosse, “ l’idéal masculin avait traversé victorieusement les turbulences de la fin du XIXe, s’était renforcé en 14-18 et restait prédominant entre les deux guerres. Les réprouvés eux-mêmes l’avaient intériorisé. Le désir de se sacrifier pour une noble cause était toujours présent, à l’état latent cependant car, dans la vie quotidienne, la virilité reflétait essentiellement des valeurs morales, plutôt qu’un engagement national ou politique. Cependant, sa fonction de symbole national prit une ampleur jamais atteinte avec la montée du fascisme, qui fut, avec le communisme, le mouvement politique le plus décisif d’entre les deux guerres  332 . La suprématie de la figure masculine se renforce donc avec les attaques faites à la Nation, la seconde guerre donne à voir la figure des “ grands hommes ” (De Gaulle), mais naissent alors, dans un esprit de reconstruction, de changement et d’oubli des années de conflit, de nouveaux mouvements féministes qui, contrairement aux premiers mouvements des femmes, rencontrent une résistance masculine moins virulente même si les conséquences psychologiques sur l’homme sont importantes : “ Certes, l’insécurité et la crainte n’avaient pas tout à fait disparu : dans les années 90, une certaine littérature tenta de rassurer le sexe masculin en redéfinissant l’essence de la virilité. Que les réactions de défense aient été beaucoup moins fortes qu’à la fin du siècle précédent prouve, en tout cas, que l’idéal masculin était déjà vacillant, non seulement à cause des coups portés par les mouvements pour les droits de la femme mais encore par une sorte de fléchissement intérieur. C’est par érosion, et non par confrontation, que l’idéal masculin s’est modifié à la fin du XXe-transformation peut-être plus importante, symboliquement, que celle induite par les prérogatives des féministes. Le changement venait en fait non de l’extérieur, mais de l’intérieur, touchant tout ce qui avait été éminemment masculin  333 . Si A. Mosse postule une “ révolution ” intrinsèque des hommes, l’influence des mouvements féministes et des femmes sur l’organisation du travail a remis en cause de nombreux acquis masculins, sur lesquels reposait l’identité masculine.

L’évolution que connaissent les hommes depuis les années 70 est, dans son ensemble, la conséquence de l’émancipation des femmes. Nous avons vu que la féminisation du travail à la fin du siècle dernier avait été la cause d’un bouleversement des hommes. Celui-ci s’est accentué avec la généralisation du travail féminin qui a, pour reprendre les termes de H de Fontenay dans l’article Féminisme, homosexualité et condition masculine, “ forcé les hommes à ouvrir le dossier du “ leadership ” de l’autorité  334 .

Notes
326.

BADINTER E., XY de l’identité masculine, op.cit.

327.

Dans le second tome de l’Histoire littéraire française au XVIIe, Antoine Adam rappelle l’émergence de cette nouvelle figure féminine : “ C’est dans cette atmosphère qu’apparut, au début de 1654, un type de femme que les contemporains appelèrent la précieuse. Il semble certain que le mot fut employé d’abord dans l’entourage de Gaston d’Orléans et de sa fille, Mademoiselle. On dansa devant Gaston la Déroute des Précieuses, un ballet qui tournait en ridicule les mines de Mlle d’Aumale et d’Angélique-Clarice d’Angennes. C’est encore un poète de la maison de Gaston, Maulévrier, qui écrivit dans les premiers mois de 1654, la Carte du Royaume des Précieuses... Le mot fit fortune. On l’employa dans d’autres cercles... A cette date l’image de la Précieuse est donc simple et nette. La Précieuse est une femme ou une fille qui se méfie des galants et ne veut pas imiter les coquettes et les dévergondées. Mais qui ne veut pas non plus passer pour prude. Déjà on appelle les Précieuses  les jansénistes nouvelles ”, les jansénistes de l’amour ”

328.

RAUCH A. , Le premier sexe : mutation et crise de l’identité masculine, op. cit.

329.

MAUGUE A, L’identité masculine au tournant du siècle. 1871-1914, op. cit. p. 54.

330.

MAUGUE A., L’identité masculine au tournant du siècle. 1871-1914, ibid, p. 74.

331.

MAUGUE A., L’identité masculine au tournant du siècle. 1871-1914, ibid, p. 144.

332.

MOSSE G., L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, op. cit, p. 154.

333.

MOSSE G., L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, ibid, p. 184.

334.

FONTENAY H. de., «Féminisme, homosexualité et condition masculine», in Fontenay H. de (sous la dir.), La certitude d’être mâle. Une réflexion hétérosexuelle sur la condition masculine, op. cit, p. 18.