L’influence des mouvements gays et l’évolution du statut du père dans la vie quotidienne des hommes.

Les mouvements féministes ne sont pas les seuls à avoir transformé le paysage social, politique... de la France. Les mouvements gays ont joué un rôle considérable dans l’évolution de l’identité masculine. Nous avons vu précédemment qu’à la fin de XIX, début du XXe, les homosexuels ont revendiqué leur existence 340 , afin de s’affranchir notamment de la figure de paria à laquelle ils étaient confrontés. En 1980, H. de Fontenay montre que dans le changement des hommes québécois au cours des 10 dernières années, les mouvements gays ont eu autant de répercutions que les mouvements féministes. Ce sont donc aussi les hommes qui font changer les hommes : en effet, nous avons montré que dans la construction de l’identité masculine, l’opposition à la figure de l’homosexuel est un des éléments de différenciation par rapport au féminin auquel il est associé dans les esprits. Ces mouvements gays renvoient aux hommes hétérosexuels une autre image de l’homme qui, tout en renversant les valeurs viriles traditionnellement acceptées, est un homme parmi les autres. Les mouvements homosexuels créent, selon H. De Fontenay, un monde mâle parallèle, minoritaire, plus proche politiquement des femmes que de l’autre monde mâle, et provoquent une remise en cause de la certitude sexuelle de l’individu hétérosexuel. Pour H. De Fontenay, ces mouvements ont certainement agi en profondeur sur les mentalités hétérosexuelles. G. Delaisi de Parseval évoque, lui aussi, la reconnaissance de l’homosexualité par les autorités et institutions comme un des apports fondamentaux à la reformulation de l’identité masculine : il compare la figure de l’homosexuel aujourd’hui avec ce qu’elle était à Rome où, seule l’homosexualité active était acceptée : “ l’homme d’aujourd’hui n’est sans doute plus tout à fait ce VIR romain, mâle agressif, prenant l’initiative, faisant la conquête du partenaire sexuel, prenant du plaisir virilement, et c’est en ce sens que la diffusion de la masculinité par l’homosexualité a contribué au changement de cette image de la virilité agressive, pourtant fortement ancrée dans les mentalités. L’homme, le vir, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, est enfermé dans un système de représentations où la tendresse, la “ passivité ”, la faiblesse signifiaient autant d’éléments antimasculins  341 . Cette influence de l’homosexualité dans l’évolution de la figure masculine est partagée par Alain Ehrenberg qui, en 1993, dans un article intitulé le harcèlement sexuel : naissance d’un délit s’intéresse entre autres, à l’évolution de la figure homosexuelle. Il rappelle que dans les années 60-70, l’émancipation homosexuelle passait par un respect de la définition très stricte de l’identité masculine virile. Le barbu habillé de cuir de groupe Village People en était le symbole. Désormais cette figure a adopté des traits plus féminins et, pour le sociologue, “ a ouvert un espace symbolique pour un modèle dénoué du statut traditionnel de domination, renversant ainsi l’image, tolérée auparavant, de la vigueur masculine incontrôlable en une fragilité dans laquelle ne subsiste que la peau des femmes  342 . Ruppert Everett, les portraits d’hommes dans Tétu, les présentateurs de Good as you (première émission de télévision consacrée à l’homosexualité sur le câble)... proposent des figures qui sont à la fois douces et viriles de l’homosexualité. Cette dernière a donc profondément contribué aux changements des hommes : si toute amitié masculine fut longtemps connotée comme homosexuelle, désormais les amitiés masculines sont acceptées : les hommes déjeunent ou dînent en tête à tête sans que l’on s’interroge sur leur sexualité. Ce n’est pas seulement le statut de l’homme qui a change. Le statut de père a connu lui aussi une révolution en peu de temps. Si la supériorité masculine a longtemps été fondée sur la possibilité de procréation, cette dernière ne passe plus nécessairement par le père. Les avancées de la médecine offrent à la femme des moyens de choisir elle-même une grossesse ou non, la possibilité de l’interrompre et aussi de choisir le moment propice. De plus, les femmes peuvent “ faire des bébés toutes seules avec les inséminations artificielles, ce qui bouleverse profondément le statut des “ pères ”. M Dorais évoque à ce sujet le passage de la “ paternité biologique à la paternité sociale  343 qui est une nouvelle paternité, celle d’être le père d’enfants que l’on n’a pas conçus. Cette nouvelle forme de paternité implique une difficulté en matière de positions, de pouvoir : comment élever un enfant qui n’est pas à soi ? Pour les hommes, la paternité est un statut additionnel au statut d’homme. Si elle allait de soi ( l’absence d’enfant dans un couple était toujours attribuée à l’infertilité de l’épouse et rarement à l’homme, symbolisé par la performance sexuelle alors que désormais la science a montré l’importance de la stérilité masculine), la paternité est aujourd’hui vécue différemment. Elle est le fruit ( dans la plupart des cas) d’un choix, d’un désir, d’un amour... et engage plus encore le père. Mais la possibilité d’un enfantement sans avoir recours à un père change profondément la donne de l’identité masculine. Le rapport à la sexualité a lui-aussi été chamboulé par l’arrivée des moyens de contraception : pour D. Welzer-Lang et J-P Filiod, la distanciation par rapport à l’Eglise a permis à l’homme d’assumer sa sexualité au grand jour et celle-ci s’est transformée plus en une “ activité ” de plaisir qu’en une “ action ” de reproduction. R. Richard en 1980 évoquait la sexualité masculine “ passée de l’énergétique de l’amour à un savoir technique de la sexualité masculine  344 . Nous verrons dans la troisième partie de cette thèse consacrée à l’analyse du courrier des lecteurs, que les demandes des jeunes lecteurs en matière de conseils sont en effet de l’ordre de la technique de l’acte sexuel.

Mais la multiplicité des formes de famille, les familles nucléaires, recomposées, éclatées... dans lesquelles les liens distendus entre les parents et les enfants mais aussi entre ces derniers et les générations précédentes posent le problème majeur de l’absence des modèles masculins anciens dans la construction de l’identité masculine des jeunes et dans la figure du père. Nous avons vu que les pères, grands-père sont les premiers modèles masculins auxquels les jeunes garçons sont confrontés. Or, désormais il manque bien souvent ce maillon dans la construction identitaire. Pour R. Bly, c’est le dysfonctionnement communicationnel dans les familles qui engendre la non-participation des aînés à l’initiation des plus jeunes. Il évoque “ l’intervention active des anciens qui désormais n’existe plus et note les conséquences de cette disparition familiale de l’initiation. Pour lui, “ on s’aperçoit enfin que la masculinité est un état auquel il est impossible d’accéder sans aide extérieur et qu’il ne suffit pas, pour mériter le nom d’homme, d’engloutir des platées de corn-flakes. Sans l’intervention active de ses aînés, l’adolescent ne peut en fait être accueilli dans le monde des mythes et des instincts masculins  345 . Il évoque le peu de clubs masculins, l’éloignement des générations, la difficulté à se couper de sa mère (coupure pourtant indispensable) pour se construire quand l’enfant n’a qu’elle comme famille, la difficulté de trouver des modèles masculins forts au travers des médias qui, pourtant sont des lieux de projection importants de modèles... L’absence des pères qui, pour G. Corneau, est la cause des “ fils manqués  346 est l’élément premier de la difficulté des jeunes à trouver un modèle masculin positif.

Pourquoi les hommes ont-ils changé ? Les mouvements féministes ont remis en cause leur suprématie, leur domination et le pouvoir qu’ils exerçaient sur les femmes depuis des siècles. Si les femmes ont, notamment à travers leur travail mais aussi à travers tous les combats menés autour des droits à l’égalité, à la liberté de disposer de leur corps, de vote... contribuer au changement de la société, les mouvements homosexuels ont fait évoluer l’image de l’homme, acceptant sa part de féminité. Tous ces mouvements ont, par ricochet des conséquences sur l’autre sexe. La complémentarité des sexes dans l’organisation sociétale fait que si l’un change, l’autre subit automatiquement ce changement. Pour A. Davisse et C. Louveau, “ il ne fait aucun doute que ce que les femmes ont à gagner, les hommes ont à le perdre  347 et “ alors qu’a bougé la féminité dans ses pratiques et ses repères, la masculinité est mise en cause dans ses référents. L’un ne saurait se déplacer sans que l’autre ressente les secousses : le processus est inéluctable en même temps qu’il n’est pas nouveau  348 . Là où la femme a gagné du terrain, des droits, de l’autonomie, de l’égalité, les hommes en auraient-ils perdu ? Les effets de la libération des femmes ont-ils été uniquement négatifs, destructeurs et perçus comme des pertes de privilèges par les hommes ? G. Vigarello tempère dans l’article Hommes-femmes : vers une neutralisation des genres l’idée que les mouvements féminins puissent avoir provoqué un changement profond chez tous les hommes : pour lui, ils ont pu engendrer un changement chez certains et rien chez d’autres, en notant notamment que tous les anciens schémas de l’identité masculine n’ont pas été abolis. Pour G. Vigarello, “ un univers n’a pas brusquement basculé en bouleversant de part en part la totalité des rôles et des sensibilités  349 .

Quelles ont été les réactions des hommes à ces bouleversements sociaux qui ont touché les femmes, les homosexuels, la famille... ? Les différents travaux sur les évolutions de l’identité masculine oscillent entre crise profonde, évolution naturelle de l’homme sans désespoir et neutralisation des différences entre les sexes. Chaque homme répond de façon personnelle aux changements auxquels il se trouve confronté, et émet des réactions diverses, à des degrés multiples : du désespoir, de la violence, de la contribution masculine aux tâches domestiques répertoriées comme étant féminines, du machisme...

Quels sentiments les hommes ressentent-ils face à ces bouleversements ? Certains parlent de “ malaise  350 , de “ désarroi ” 351 , de “ déstabilisation ” 352 , de “ désespoir ” 353 , de “ crise de l’identité masculine ” 354 , de “ crise du masculin ” 355 , de “ peur  356 , de “ spleen des mâles  357 ... La liste des sentiments des hommes face aux changements est non exhaustive. Mais elle donne une idée des difficultés ressenties face à des bouleversements qui sont, pour la plupart, non consentis. En effet, c’est parce que la remise en cause de leur identité leur est imposée que les hommes éprouvent des difficultés à faire face à un avenir qui leur parait angoissant du fait du caractère jusqu’alors inconnu d’une telle situation. Les hommes font-ils tous face à cette nouveauté qui fait voler en éclat leurs certitudes identitaires ?

Notes
340.

Jean-Yves Le TALEC dans l’article «L’éveil d’une nouvelle “ conscience gaie ”. Liens entre la problématique proféministe et la question gaie», in, WELZER-LANG D (sous la dir.), Nouvelles approches des hommes et du masculin, op. cit, pp. 141-161, retrace l’histoire de l’homosexualité depuis 1870. Il rappelle la création du mot et de la catégorie “ homosexuelle ” vers 1870 et qui servait de désignation médicale, psychiatrique ...mais aussi aux mouvements pour l’acceptation des personnes homosexuelles. Il évoque les diverses étapes des mouvements gais, en Europe et aux Etats-Unis, jusqu’à la signature du PACS.

341.

DELAISI DE PARSEVAL G., «Nouvelles images de la sexualité masculine», in DELAISI DE PARSEVAL G (sous la dir.), Les sexes de l’homme. Paris, Seuil, 1985, p. 7.

342.

EHRENBERG A., «La harcèlement sexuel : naissance d’un délit», Esprit, Masculin/Féminin, n° 196, Novembre 1993, p. 94

343.

DORAIS M., L’homme désemparé. Les crises masculines : les comprendre pour s’en déprendre, op. cit, p. 119.

344.

RICHARD R., «La transition : un homme en mal de corps», in Fontenay H. de (sous la dir.), La certitude d’être mâle. Une réflexion hétérosexuelle sur la condition masculine, op. cit, p. 75.

345.

BLY R., L’homme sauvage et l’enfant. L’avenir du genre masculin, op. cit, p . 32.

346.

CORNEAU G., Père manquant, fils manqué, op. cit.

347.

DAVISSE A et LOUVEAU C., Sports, Ecole, Société : la différence des sexes. Féminin, masculin et activités sportives, op.cit, p. 175.

348.

DAVISSE A et LOUVEAU C., Sports, Ecole, Société : la différence des sexes. Féminin, masculin et activités sportives, ibid, p. 176.

349.

VIGARELLO G., «Hommes-femmes : vers une neutralisation des genres», Esprit, Masculin/Féminin, n°196, op.cit, p. 7.

350.

AUBERT N., «L’Homme flou : du clivage au brouillage identitaire», in TOUATI A (sous la dir.), Femmes et Hommes. Des origines aux relations d’aujourd’hui, op.cit.

FALCONNET G et LEFAUCHEUR N., La fabrication des mâles, op.cit.

351.

BOMBARDIER D., La déroute des sexes. Paris, Seuil, 1993, 139 p.

BLY R., L’homme sauvage et l’enfant. L’avenir du genre masculin, op. cit.

G. LIPOVETSKY.,  La 3e Femme : permanence et révolution du féminin, op.cit.

352.

BOMBARDIER D., La déroute des sexes, op. cit.

FILIOD J-P et WELZER-LANG D., Les hommes à la conquête de l’espace... domestique, op. cit.

353.

DORAIS M., L’homme désemparé. Les crises masculines : les comprendre pour s’en déprendre, op. cit.

354.

DAVISSE A et LOUVEAU C., Sports, Ecole, Société : la différence des sexes. Féminin, masculin et activités sportives, op. cit.

DORAIS M., L’homme désemparé. Les crises masculines : les comprendre pour s’en déprendre, op. cit.

ANGENOT M., «L’identité : je ne sais plus très bien où j’en suis», in Fontenay H . de (sous la dir.), La certitude d’être mâle. Une reflexion hétérosexuelle sur la condition masculine, op. cit.

BADINTER E., L’un est l’autre, op. cit.

BADINTER E.,  XY de l’identité masculine, op. cit.

WELZER-LANG D., Nouvelles approches des hommes et du masculin, op. cit

PERROT M., «Identité, égalité, différence. Le regard de l’histoire», in La place des femmes. Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales,op. cit.

RAUCH A., Le premier sexe : mutation et crise de l’identité masculine, op. cit.

MOSSE G., L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, op. cit.

355.

FINKIELKRAUT A., « La nostalgie de l’épreuve : le masculin»,  Le Genre humain, n° 10, 1984, pp.57-63.

356.

COURNOT J., Pourquoi les hommes ont peur des femmes, op. cit.

357.

CATELAIN-MEUNIER C., Les hommes aujourd’hui : virilité et identité, op. cit.