-Une prise en compte du rôle de la femme engendrant une répartition domestique des rôles encore inégale malgré une tendance à l’indifférenciation des rôles traditionnels.

Que font les hommes quand ils n’ont qu’une issue, celle du changement ? Tout d’abord, il semblerait que tous ces mouvements affectant profondément la vie des hommes leur aient fait prendre conscience d’un phénomène majeur : les femmes existent et peuvent avoir un pouvoir supérieur aux hommes. Nous avons vu que les sentiments ressentis alors sont forts. Pour nombre d’entre eux, la nécessité est de retrouver des repères qui se sont effondrés avec la diminution de leur pouvoir sur la vie des femmes et la remise en cause de tous les référents de la masculinité. Le travail des femmes a offert à ces dernières une autonomie financière qui est, souvent vécue par les hommes comme une perte d’autorité et de pouvoir sur les femmes. Elles peuvent désormais mener leur vie comme elles le désirent, d’autant plus que les droits de la femme se multiplient ( avortement, pilule contraceptive... ) et bousculent l’organisation traditionnelle ( femme au foyer/homme au travail) de la société. La famille se trouve bouleversée par la possibilité des femmes à subvenir à elles-mêmes, le nombre des familles monoparentales augmente, les évolutions médicales contribuent à la libération du corps... Guido de Ridder s’intéresse, dans son ouvrage Du côté des hommes : à la recherche de nouveaux rapports avec les femmes, à la reformulation des rapports entre hommes et femmes à la suite des mouvements féministes, “ les progrès médicaux, les transformations économiques et politiques, le travail féminin constituent aujourd’hui des conditions de changement profond des rapports entre les hommes et femmes (...) Ces modifications ont crée une situation dont les effets affectent les hommes en retour et se répercutent sur l’image que ceux-ci ont pour se faire des relations avec l’autre sexe. Un renouvellement s’est produit, mais des ruptures sont susceptibles de se produire maintenant  358 . Il ajoute que “ dans la crise globale des idéologies, des systèmes économiques et politiques, les mouvements de femmes ont apporté leur contestation radicale, ils ont introduit la perturbation, mais aussi un levain susceptible d’entraîner une réorganisation sociale et culturelle  359 . Ils ont donc abdiqué aux femmes des privilèges et doivent se repositionner, intégrer de nouvelles valeurs, “ réorganiser leur existence ” selon l’expression de Michel Dorais. L’introduction des femmes dans les espaces traditionnellement masculins a engendré une transformation de l’attribution sexuelle de certains rôles : les femmes deviennent conductrices de bus et les hommes infirmiers 360 et cela offre une ouverture vers l’autre monde à chacun des sexes. D. Welzer-Lang et J-P Filiod évoquent une “ inversion de position sociale de genre qui se matérialise sous la forme d’un “ brouillage des assignations classiques  de l’homme et de la femme. Le travail féminin a mené les familles à négocier le partage des tâches entre l’homme et la femme : “ face à ces transformations sociales qui n’épargnent personne, les ménages s’organisent, négocient leurs temps et leurs espaces, organisent la gestion commune des enfants, interviennent sur l’espace domestique, aménagent, décorent, distinguent les espaces, génèrent des frontières  361 , ils présentent les lieux masculins domestiques comme des lieux périphériques à la vie de la famille : ce sont le garage, l’atelier, la cave, le bureau... qui peuvent être investis par les femmes tandis que les hommes investissent de plus en plus la cuisine 362 . Pour eux, il existe un “ modèle à autonomies concertées  qui repose sur la multiplication des différentes fonctions à remplir, liées à des domaines bien distincts pour une même personne et qui s’oppose à la vision de l’homme comme “  tout-en-un ” par les femmes : “ A l’opposé d’un modèle de tout-en-un, vécu généralement par les femmes, où le même homme est tout à la fois mari attentif, bon père et amant émérite, le modèle à autonomies concertées est sous-jacent à une symbolique masculine, notamment par la séparation des fonctions conjugales, parentales et professionnelles qu’il véhicule. On peut ainsi être tout à la fois : femme performante, épouse qui construit des projets conjugaux avec son conjoint, mère inquiète à l’éducation des enfants et amante par ailleurs ; on peut être aussi : homme qui réussit sa carrière, époux qui prend en charge pour partie le travail domestique, “ nouveaux pères ” et avoir des relations sexuelles plus ou moins stables avec d’autres femmes. La distinction des fonctions familiales propres aux stéréotypes masculins permet une optimisation du système. Mais là où le modèle à autonomies concertées montre sa véritable symbolique masculine, c’est plus encore dans l’adaptabilité, dans la notion de performance 363 . On assisterait alors à une multiplication des rôles pour une même personne qui brouillerait les identités jusqu’alors bien définies et compartimentées. N. Aubert postule un avenir indifférencié des hommes et des femmes suite à ce brouillage des assignations traditionnelles de chacun : “ le décalage qui s’est produit depuis le début du siècle entre l’évolution sociale des hommes et des femmes a quelque peu perturbé ce schéma et a entraîné un devenir indifférencié des identités masculines et féminines. Tandis que les avancées féministes permettaient aux femmes de progresser toujours plus en avant dans la conquête des territoires et privilèges jusque là réservés aux hommes, la recomposition du paysage masculin et son ouverture vers les valeurs dites “ féministes ” s’est opérée plutôt par repli, par réaction et d’une façon encore limitée. Tandis que toute l’évolution sociale autorisait les femmes à une expression toujours plus poussée des deux composantes de leur identité et permettait un tracé du devenir féminin aux antipodes de celui décrit par Freud, il n’en allait pas de même pour les hommes. Alors que les femmes se voyaient de plus en plus allégées du lourd devoir de refoulement de leur masculinité originaire et de plus en plus affranchies d’une conception de la féminité indissolublement liée à la seule maternité, les hommes ont dû, quant à eux, procéder à la reconstitution d’une identité masculine nouvelle qui s’est effectuée en contrepartie de celle des femmes, d’une façon beaucoup plus douloureuse et beaucoup plus hésitante  364 . Certains hommes se sont donc investis dans la sphère domestique. Mais l’implication des hommes dans cette sphère domestique reste pour Dominique Méda encore limitée : elle revient dans Le temps des femmes 365 sur les disparités temporelles que l’homme et la femme travaillant accordent à leur famille. En 2000, les femmes effectuent toujours une “ double journée ” de travail qui s’accroît avec l’augmentation du nombre des enfants. Elle propose alors trois points vers lesquels tendre afin de changer cette situation et notamment en insistant sur “ une déspécialisation des rôles et une nouvelle répartition des tâches à l’intérieur des couples  366 qui ne peut avoir lieu qu’en abandonnant “ l’idée selon laquelle les femmes seraient mieux placées pour s’occuper des enfants et des tâches domestiques, et les hommes pour s’assurer glorieusement le rôle de Breadwinner  367 . Mais si les femmes peuvent être épaulées par les hommes, elles peuvent aussi y être réticentes. Un article paru récemment dans le magazine féminin Elle 368 intitulé Travail, enfant, maison. J’en fais trop... A qui la faute ? fait état de la résistance de certaines femmes quant à laisser l’homme accomplir les tâches domestiques avec l’argument de la rapidité d’exécution de ces tâches par les femmes, de leur connaissance de “ comment bien les faire ”, tout ceci ayant été incorporé depuis l’enfance. D. Welzer-Lang avait montré en 1993 avec J-P Filiod dans Les hommes à la conquête de l’espace...domestique que la relation féminine et masculine aux tâches ménagères était différente, les femmes ayant une vision préventive ( elle range en envisageant qu’il puisse y avoir une visite impromptue par exemple) alors que l’homme est curatif ( il range parce que quelqu’un vient ou parce qu’il ne s’y retrouve plus).

C’est dans l’ idée d’indifférenciation des sexes, de l’interchangeabilité des hommes et des femmes que se retrouvent Alain Finkielkraut, François de Singly, Catherine Louveau, Claude Fischler... Ce “ mélange des rôles ” est à l’origine des nouvelles habitudes de consommation des hommes en matière de produits de beauté, de vêtements... , des nouveaux comportements et notamment ceux liés aux sentiments qui s’expriment davantage... Ce changement a pour conséquencela difficulté désormais de définir un homme, la masculinité et le masculin. Pour Claude Fischler dans l’article une “ féminisation ” des moeurs ? 369 , ces nouvelles consommations masculines sont le fait d’un déclin de la conception même de la virilité et le retour en grâce des valeurs féminines. Il parle alors de “ féminisation ” du domaine masculin. Nous avons vu que M. Burke partage cette thèse, à laquelle il ajoute la nécessité, de l’augmentation des valeurs féminines dans les espaces traditionnellement masculins. L’idée d’une neutralisation des différences entre le masculin et le féminin repose pour G. Vigarello 370 dans la recherche d’autonomie généralisée à celle du “ travail pour tous ” et dans la recherche de l’épanouissement personnel. Mais il rappelle que cette “ neutralisation ” en cours n’est pas sans conséquence pour l’identité masculine. Les hommes ont perdu des repères, des privilèges et doivent se reconstruire tout en ressentant de la souffrance et de l’impuissance face à ces évolutions. L’absence de cloisonnement entre les rôles assignés aux deux sexes permet certes aux hommes d’investir un domaine féminin dont ils étaient éloignés mais sans s’affranchir totalement des valeurs traditionnelles masculines. François De Singly évoque dans les habits neufs de la domination masculine, une neutralisation sexuelle qui n’impliquerait pas pour autant une grande déstabilisation de l’identité sexuelle de l’homme et de la femme et pourrait même accentuer la domination masculine : “ Contrairement au sens commun ou savant qui pense que cette féminisation témoigne d’une fragilisation masculine, on peut affirmer que la domination masculine s’est accentuée sous le couvert de la “ neutralisation ”. La défaite des hommes “ machos ” est une réalité trompeuse. On pourrait dire que la classe des hommes a laissé à l’abandon un territoire pour mieux résister à l’offensive menée par la classe des femmes. Ils ont perdu ce qui semble à toutes et à tous comme le territoire masculin par excellence et ils ont conservé les autres territoires où ils exercent leur suprématie (...) Les hommes ont réussi, semble-t-il, à limiter les risques de la guerre des sexes en transformant celle-ci en forme dérivée de la lutte de classes ” 371 . Cette idée est partagée par Catherine Louveau dans Masculin/féminin : l’ère des paradoxes 372 où, elle montre que les hommes et les femmes présentent des ressemblances mais que certaines différences se sont accrues. Si les hommes ont adopté l’art du plaire et l’élégance féminine, ils ont en même temps renforcé certaines pratiques comme les raids aventures, les rallyes... qui sont pour la sociologue des moyens de montrer la réconciliation de l’homme avec ses attributs et rôles classiques. Pour elle, “ c’est davantage une masculinité et une féminité recomposés que nous laissent entrevoir ces modèles, en ce qu’ils n’excluent ni ne renient les changements et acquis intervenus ces dernières années  373 . Nous avons montré comment le sport a joué un rôle important dans la conservation par les hommes de domaines virils dans lesquels tous les ingrédients constitutifs de la virilité traditionnelle sont exacerbés. Par ces évolutions et les glissements des sexes vers des pratiques jusqu’alors inconnues par eux et qualifiant l’autre sexe, l’identité féminine comme masculine a été brouillée. Mais c’est la seconde qui a été la plus touchée dans la remise en cause de la valeur de ses fondements. La définition de l’homme se fondait sur sa force physique, mais celle-ci n’est plus ce qui est nécessairement attendu d’un homme. Toute la difficulté réside dans l’écart entre les valeurs traditionnelles incorporées du masculin et les attentes des femmes. Ces dernières évoquent un homme qui doit, à la fois, être masculin ( un peu macho, un peu fort, protecteur) mais qui doit aussi être doux, attentif, aimant, dissert sur ses sentiments. M. Dorais évoquait dès 1988, la double contrainte imposée par les femmes à ces “ nouveaux hommes ” comme une des difficultés majeures des hommes quant au positionnement à adopter. Sylvain Mimoun met en avant la difficulté pour les hommes de mener un combat intérieur quand l’éducation leur a appris à ne mener que des combats extérieurs. Comment changer radicalement ses idéaux ? Pour S. Mimoun, s’installe ainsi un décalage immense entre ce qu’est la vie réelle masculine et ce qu’elle est idéalement pour les femmes, ceci serait la cause des nombreuses consultations masculines en matière de sexologie, de psychologie...

Nous venons de montrer que le glissement des hommes vers des valeurs plus féminines et l’abandon de certaines valeurs très viriles a changé la physionomie de la masculinité. Mais tous les hommes n’ont pas adopté des valeurs plus “ douces ”, ne participent pas aux tâches domestiques... ; il reste un cantonnement important des hommes sur leurs positions traditionnelles. C’est pour ces derniers que l’idée des changements de la société est la plus difficile. D.Welzer-Lang et J-P Filiod trouvent dans la personnalité même de la mère les résistances de l’homme ou au contraire sa facilité à évoluer. Dans Les hommes à la conquête de l’espace... domestique 374 , ils énoncent que ce sont les hommes qui appartiennent à une famille où il existe des figures de femmes fortes, indépendantes que les hommes sont les plus enclins à évoluer. Pour eux, ce serait un facteur facilitateur pour que des oppositions aux modèles traditionnels masculins s’expriment. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski ont chacun montré, dans La distinction 375 pour le premier et l’article les usages sociaux du corps 376   pour le second, que plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus le rapport au corps est soigné, plus on fait attention. Mais les hommes des classes populaires ou intermédiaires font, eux aussi, attention à leur corps et ceci majoritairement chez les jeunes générations ; il n’en demeure pas moins que les hommes ont éprouvé et éprouvent, pour certains, encore des difficultés face à ce changement contre lequel ils instaurent une résistance qui passe souvent par le silence et le renforcement de leur condition d’homme, via le machisme.

Notes
358.

DE RIDDER G., Du côté des hommes : à la recherche de nouveaux rapports avec les femmes, op. cit, p. 30.

359.

DE RIDDER G., Du côté des hommes : à la recherche de nouveaux rapports avec les femmes, ibid, p. 9.

360.

Il faut noter que les hommes peuvent devenir sage-femme mais qu’ils conservent l’appellation féminine. Il n’existe pas de masculin pour désigner cette profession. Ceci est vrai aussi pour des professions exercées par des femmes et qui étaient l’apanage des hommes : une femme est barman et non barwoman...

361.

FILIOD J-P et WELZER-LANG D, Les hommes à la conquête de l’espace... domestique, op. cit. p. 262.

362.

Les grandes marques ont compris cette indifférenciation des tâches et se sont adaptées : les magasins de bricolage proposent des cours pour les femmes, des appareils plus légers et colorés (les perceuses vertes, les tondeuses se font plus légères...), les maisons d’éditions ont publié des livres de cuisine à l’usage des hommes...

363.

FILIOD J-P et WELZER-LANG D, Les hommes à la conquête de l’espace... domestique, op. cit. p. 320.

364.

AUBERT N., «L’Homme flou : du clivage au brouillage identitaire», in TOUATI A (sous la dir.), Femmes et Hommes. Des origines aux relations d’aujourd’hui, op. cit, p. 48.

365.

MEDA D., Le temps des femmes. Pour un nouveau partage des rôles. Paris, Flammarion, 2001, 221 p.

366.

MEDA D., Le temps des femmes. Pour un nouveau partage des rôles, ibid, p. 201.

367.

MEDA D., Le temps des femmes. Pour un nouveau partage des rôles, ibid, p. 201

368.

ELLE n°2935 du 1er Avril 2002, pp. 101-106

369.

FISCHLER C., «Une “ féminisation ” des moeurs ?»,  Esprit, n° 196, 1993, pp 9-28.

370.

VIGARELLO G., «Hommes-femmes : vers une neutralisation des genres», op. cit.

371.

DE SINGLY F., «Les habits neufs de la domination masculine» , Esprit, n° 196, 1993, p. 60.

372.

LOUVEAU C., « Masculin/féminin : l’ère des paradoxes», Cahiers internationaux de sociologie, vol 100, 1996, pp. 13-31.

373.

LOUVEAU C., «Masculin/féminin : l’ère des paradoxes», ibid, p. 27.

374.

FILIOD J-P et WELZER-LANG D., Les hommes à la conquête de l’espace... domestique, op. cit.

375.

BOURDIEU P., La Distinction,. Paris, Ed de Minuit, 1979, 970 p.

376.

BOLTANSKI L.,«Les usages sociaux du corps», Annales : économie, sociétes et civilisation, n° 1, 1971,

pp. 205-233.