a) Des concurrents directs sans nom.

L’éditorial du numéro 24 de mars 2000 de M Magazine n’est qu’opposition entre ce qu’est M Magazine et ce qu’est la concurrence, autour du pôle binaire : Eux/Nous et regroupe toutes les critiques et reproches faites aux concurrents, et particulièrement à Men’s Health.

NOUS EUX
"mieux vaut avoir des choses intéressantes
à dire et les dire sans ostentation"
"raisonner comme un tambour
et forcer les autres à vous écouter"
"en France, la qualité de l'info finit toujours par primer" "et à la longue, il ne suffit pas de faire
de la pub à tout-va pour

vendre sa soupe"
"qualité" "arrogance"
"inédit et concocté, spécialement pour vous
par l'un des spécialistes les

plus pointus du moment, notre programme
abdos en est la meilleure preuve"
"il n'a rien à voir avec une série
de gym made in USA,

inadaptée à vos besoins"
" dans la même période, nous consolidons
notre position de leader"
"en huit mois d'existence, ils parviennent
à perdre

les deux tiers de leurs lecteurs"

Outre ce système dual, le rédacteur en chef “ avoue un certain plaisir à raconter cette histoire ” 619 , qui pour lui, “ tourne à notre avantage (et est) un pied de nez à l’arrogance ”. Il attribue l’arrivée de son concurrent américain “ nos homologues étrangers ” 620 à la jalousie éprouvée face au succès de M Magazine : “ agacés par notre succès et persuadés de nous rayer de la carte, ils débarquent un an plus tard ” 621 . La rédaction reconnaît que cette arrivée sur le marché a été fulgurante :“ de mémoire d’éditeur, on avait rarement vu un tel déploiement promotionnel et, il faut le dire, leurs premiers résultats nous impressionnent ” 622 .

Il convient de rappeler que le premier numéro de Men’s Health fut vendu à 340 000 exemplaires avec un budget publicitaire estimé à 10 millions de francs (1 524 000 Euros), ce qui pour un lancement de magazine est important. Mais en rappelant qu’“ en huit mois d’existence, ils parviennent à perdre des deux tiers de leurs lecteurs quand, dans la même période, nous consolidons notre position de leader ” 623 , M Magazine souligne une réalité, en l’occurrence la perte des 2/3 des lecteurs de son concurrent qui, malgré cette chute, continue encore à vendre plus de 110 000 exemplaires, chiffres de ventes bien supérieurs à ceux de M Magazine enmars 2000. Au fil de la chute de ses ventes, M Magazinene peut plus véritablement tenir un discours positif sur son succès, les allusions aux concurrents se font plus rares mais ne disparaissent pas. Ainsi, dès son premier éditorial, le nouveau rédacteur en chef (qui fut longtemps le rédacteur en chef adjoint) lance une critique à “ ceux (qui) nous reprochent de vous pousser à vous dépasser et à vous dépenser (physiquement), rarement à penser. Nous vous ferions trop transpirer et pas assez cogiter, plus soulever de fonte que de grands problèmes, avaler des kilomètres au lieu de cavaler après un QI de maître. Les mauvaises langues... ” 624 Il reprend ici l’argument que nous avons analysé dans l’article de 20 Ans qui soupçonnait les magazines masculins de contribuer à l’inintelligence des hommes au profit de la grosseur des muscles. Enfin, l’avant-dernier éditorial de M Magazine présente aux lecteurs la réorganisation du contenu du magazine afin de devenir “ le Meilleur Masculin et le Masculin des Meilleurs ” 625 , désignant ainsi la concurrence :  “ la concurrence ne nous a pas affaiblis, bien au contraire. On aurait pu s’en douter : le Canada Dry n’a jamais eu la saveur d’un bon vin, surtout quand il est fabriqué avec de vieilles recettes anglo-saxonnes ” 626 . Là encore, au moment où les chiffres de ventes du magazine avoisinent les 40 000 exemplaires,le rédacteur en chef tient, devant les lecteurs, un discours positif qui pourtant, n’a plus lieu d’être.

C’est par le succès, l’appartenance de la formule originale au groupe Rodale et la copie que répond Men’s Health : “ évidemment, le succès fait aussi des envieux. Depuis maintenant 11 ans que Men’s Health existe, il n’y a pas eu de mois ou d’années où quelqu’un n’ait eu la tentation de vouloir faire la même chose, et ce dans tous les pays où il avait fait ses preuves. Mais comme un fait exprès, la copie, l’imitation, le plagiat ne font que renforcer l’idée que le concept de Men’s Health est unique  627 . Ce sont les mêmes arguments utilisés par M Magazine et Men’s Health pour se déclarer les propriétaires d’une formule qui, reprise par autrui mais de manière moins efficace, est la seule qui soit gagnante. Au regard des dates auxquelles les éditoriaux des deux magazines comportant les mêmes arguments sont publiés, il semble que ce fut Men’s Health qui ait lancé l’offensive et l’inculpation de plagiat dans le numéro de septembre-octobre 1999 (éditorial rédigé donc courant août) 628 , et M Magazine qui ait répondu lors de l’éditorial du numéro 19 d’octobre 1999 (écrit courant septembre). C’est donc M Magazine qui répond à Men’s Health en réutilisant les arguments par lesquels il a été attaqué. Mais Men’s Health utilise un argument avec lequel M Magazine ne peut rivaliser : l’internationalisation du titre est un facteur supplémentaire de poids pour le magazine. Avec la chute des ventes de M Magazine, les attaques frontales par éditoriaux interposés, vont vite disparaître au sein des éditoriaux de Men’s Health qui, n’ayant plus alors rien à craindre de ce concurrent direct jusqu’alors, ne répond plus aux critiques et trouve dans les concurrents masculins plus ancrés sur le créneau charme et humour (et qui sont les dominants du marché) les cibles idéales des attaques.

En effet, les chiffres de vente de Men’s Health ont été rapidement rattrapés, puis dépassés par ceux de FHM qui, avec son ton humoristique et décalé a rencontré un public jeune important. Ainsi, dès le numéro 4 de novembre 1999, Men’s Health évoque les lettres envoyées à la rédaction par les lectrices et les commente : “ certaines avouent leur étonnement de voir leurs mecs, maris ou copains dévorer Men’s Health alors qu’elles avaient plutôt pris l’habitude de les voir se moquer de l’idée même d’une presse masculine si, du moins celle-ci ne prenait pas le parti de leur montrer de jolies pépées en couverture ” 629 . Men’s Health insiste sur les oppositions de formule qui l’oppose à FHM et sur le succès de cette formule “ alors même que vous savez que vous n’y trouverez ni l’adresse perso de Laetitia Casta ni les plus belles bagnoles du monde ” 630   en faisant référence aussi aux magazines plus traditionnels qui présentent dans leurs pages les derniers modèles d’automobiles. En dehors des magazines spécialisés dans le charme existant encore sur le marché français, le rédacteur en chef fait allusion à FHM et Max dont les couvertures ne présentent que de jeunes starlettes dénudées. Mais si l’opposition duale entre Eux et Nous est basée ici dans la différence entre le traitement de la vie des hommes chez Men’s Health, et celui de la mise en avant des femmes chez FHM, ce dernier n’est pas le seul à être attaqué. En effet, est apparu sur le marché en novembre 2000, le seul titre masculin du groupe Hachette-Filipacchi Médias, Maximal, qui lui aussi, présente des femmes dénudées en couverture. C’est directement à ce dernier que Men’s Health fait allusion en janvier 2001 en ces termes : “ il y a peu, d’autres acteurs de la presse masculine débarquaient sur le marché, au prétexte de vouloir s’adresser à “ l’homme réel ”. La bonne idée ! Pour ne rien vous cacher, cela nous a bien fait rire. Parce que l’homme réel, comme ils disent, c’est un peu notre spécialité ” 631 . Cette expression d’  “ homme réel ” 632 est effectivement utilisée parle magazine Maximal dans son premier éditorialdans lequel il s’attaque violemment aux autres magazines masculins. C’est sur la représentation de l’homme que Maximal attaque Men’s Health lequel se défend de toujours n’avoir traité que de l’homme au naturel. Men’s Health critique aussi les pages de mode des magazines masculins, nouveaux comme traditionnels, les accusant de présenter une mode lointaine des aspirations des hommes de la rue, non portable, alors que Men’s Health se justifie comme le seul magazine présentant des modèles que chaque homme peur revêtir 633 . Men’s Health s’est aussi montré en complète opposition avec les formules que la presse en général pouvait présenter aux lecteurs en insistant sur le bien-fondé scientifique et pratique des conseils donnés : “ Men’s Health est bien autre chose qu’un magazine de muscles. Nous le prouvons chaque mois en prenant le contre-pied des évidences, là où la presse est en général encline à enfoncer les portes ouvertes ” 634 et “ nos solutions sont frappées au coin du bon sens et scientifiquement étayées. C’est pourquoi elles sont précieuses. Foin des théories, des conseils vaseux ou des recettes miracles, tout ce que vous lisez dans ce Men’s Health est donc à mettre en pratique sans plus attendre ” 635 .

C’est entre les deux rédactions de magazines spécialisés et présentant des formules proches que les attaques sont les plus virulentes, jusqu’au moment où le marché a scellé les positions de chacun et entériné la position dominée de M Magazine. Dès lors, pour Men’s Health, les attaques se portent sur les concurrents masculins agissant sur le créneau charme-humour dont les ventes deviennent supérieures aux siennes. Il y a donc, au fil de l’histoire de la presse masculine, de sa construction en champ, de l’évolution des positions de chacun des acteurs dans ce dernier, des cibles différentes à attaquer afin de se démarquer, de faire reconnaître aux lecteurs cette différence et la domination exercée sur les dominés par le leader du marché et à discréditer les concurrents afin de les amoindrir. Pour offrir la meilleure image possible aux lecteurs, les magazines n’hésitent pas, au sein des éditoriaux, à user d’arguments infondés et à réécrire l’histoire de la presse masculine. Si les attaques intra-champs sont virulentes, elles ne le sont pas moins inter-champs. Nous avons vu comment la presse féminine a, au sein d’articles, critiqué le bien-fondé de la presse masculine et son “ copiage ” sur la formule féminine. Mais, cette presse féminine est elle aussi, la cible récurrente des éditoriaux des magazines masculins.

Notes
619.

Editorial n24 deM Magazine de mars 2000.

620.

Ibid.

621.

Ibid.

622.

Ibid.

623.

Ibid.

624.

Editorial n32 de M Magazine de novembre 2000

625.

Editorial n38 de M Magazine de mai 2001.

626.

Editorial n 19 de M Magazine d’octobre 1999.

627.

Editorial n3 de Men’s Health de septembre-octobre 1999.

628.

Il faut rappeler que c’est Men’s Health qui a intenté l’action en justice pour plagiat contre M Magazine.

629.

Editorial n4 de Men’s Health de novembre 1999

630.

Editorial n9 de Men’s Health de mai 2000.

631.

Editorial n16 de Men’s Health de janvier-février 2001.

632.

 Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais les journaux masculins m’ont toujours profondément barbé. Rien de plus logique au demeurant. Comment pouvais-je m’identifier à des surhommes bodybuildés, machos bellâtres, méprisant les femmes et rotant en public ? Il y avait là comme une erreur de casting...Maximal, c’est justement l’antidote à la caricature. Exit, le surfeur paradant en string sur les plages de Malibu avec les beaux yeux d’une secouriste à la poitrine gonflée. Adieu Aldo Maccione... Au revoir, les supermen peroxydés. Nous à Maximal, nous nous adressons avec franchise à l’homme réel. Vous en connaissez beaucoup, des dieux grecs, dans la vie de tous les jours?” , Editorial n1 de Maximal de novembre 2000.

633.

Nous verrons qu’en réalité, dans l’analyse des lettres des lecteurs (et ce de façon identique dans toutes les rédactions), les lecteurs se plaignent de ne pouvoir porter les vêtements présentés, non pas parce qu’ils seraient importables, mais à cause de leur coût onéreux

634.

Editorial n4 de Men’s Health de novembre 1999.

635.

Editorial n21 de Men’s Health de juillet-août 2001.