CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE

Le 8 février 1948, Simone de Beauvoir écrivait à son amant américain Nelson Algren et évoquait la fin de l’écriture de son ouvrage Le deuxième Sexe en ces termes : “ je retravaille assidûment à mon livre sur les femmes. Quand il sera achevé, mon chéri, les hommes sauront tout sur les femmes et risquent de ne plus s’intéresser à elles, ce qui révolutionnerait le monde ” 651 . Cette hypothèse ne s’est pas révélée dans les faits. En effet, si les hommes s’intéressent désormais plus à eux-mêmes que dans le passé, ils n’en ont pas pour autant délaiss2 leur intérêt pour les femmes et utilisent la presse masculine autant pour leur bien-être personnel que pour en faire profiter la gent féminine. Cette presse masculine, récente et qui rencontre à son arrivée en France un succès important, allie les conseils pratiques et utiles aux formules divertissantes, tout en s’inscrivant dans un héritage de la presse masculine traditionnelle à laquelle elle emprunte certains traits (le charme et la mode) et se différencie par d’autres (la santé, la beauté au masculin). La nouvelle presse masculine présente notamment un ton différent de celui de la presse masculine traditionnelle (FHM traite des starlettes comme Newlook mais de manière décalée et moins sulfureuse) mais aussi des thèmes principaux novateurs ( gym, musculation, parfums, stress au travail... ) et en rupture avec ce que fut cette presse masculine traditionnelle. Ainsi M Magazine et Men’s Health n’ont pas d’antécédents sur le marché français, où seulement quelques rares pages dans les masculins plus anciens traitaient de la beauté au masculin. En effet, cette dernière ne fut reconnue comme légitime que depuis le début des années 90 avec un changement radical dans la manière d’appréhender la mode au masculin et le soin du corps des hommes. C’est donc une nouvelle “ vague ” de magazines qui, depuis le printemps 1998, vogue sur l’ère de l’hédonisme individuel, de l’entretien du corps mais aussi de l’intérêt croissant pour les questions relatives à la masculinité, à la place des hommes au sein de la société et dans la vie privée, thèmes qui tout en étant présents dans certains dossiers de ces magazines, ne constituent pas, contrairement à la question hédonienne, le cœur de ces magazines. C’est sur ce point que se fonde notamment leur opposition avec la presse féminine qui, elle, possède un passé politique et qui a grandi au fil des évolutions et des combats menés par les femmes. Or, les magazines masculins ne sont pas apparus dans le cadre de luttes pour obtenir une reconnaissance des droits et devoirs des hommes mais dans celui d’une révolution de la place des femmes et de l’adaptation des hommes à la reformulation des rapports entre les sexes. La presse masculine apparaît alors comme un des lieux mis à la disposition des hommes pour trouver des “ recettes ”, des conseils afin d ’adopter de nouvelles manières de vivre, de se comporter, de se détendre, de se cultiver, et de prendre soin de soi en vue d’un bien-être personnel de l’homme à mettre à son service comme à celui des femmes et des hommes qui partagent son quotidien.

Ce marché de la nouvelle presse masculine, dont cette première partie retrace les deux premières années (1998-décembre 2000), se constitue au fil des arrivées de nouveaux magazines, des disparitions, des permutations des places de leader de ce marché, de la reformulation de certaines formules, des conflits internes... en un champ de la presse magazine, mais dont l’autonomie reste relative au regard de la forte influence sur ce marché du champ publicitaire. Cette constitution en champ passe par l’affrontement et la différenciation avec les champs les plus proches (presse féminine et presse homosexuelle), en ayant recours à des arguments anciens sur l’abêtissement du lectorat et dont les utilisateurs furent en leur temps les cibles. Ces arguments prennent place dans les éditoriaux des magazines masculins qui utilisent, notamment pour les magazines masculins spécialisés dans le pôle santé-forme et qui se livrent une concurrence féroce pour la place dominante de ce sous-marché de la presse masculine, des arguments qui ne sont plus fondés ( chiffres de ventes et position sur le marché) pour asseoir aux yeux de leur lectorat un succès et une formule en déclin inexorable.

Le marché de la presse masculine fut donc fortement concurrentiel à ses débuts, mais rapidement, les moyens de production de chacune des rédactions de ces titres liés à leur appartenance à des groupes de presse plus ou moins importants, français ou étrangers, ont joué un rôle majeur sur l’organisation du marché. En effet, comment, un titre français issu d’un petit groupe aux moyens de production artisanaux peut-il rivaliser avec un titre étranger à la renommée internationale, décliné en une quinzaine d’éditions et dont les moyens financiers sont colossaux ? C’est ainsi, que rapidement le marché français de la presse masculine est devenu un marché de déclinaisons de magazines masculins étrangers avec lesquels les magazines d’origine française éprouvent des difficultés à rivaliser.

Notes
651.

DE BEAUVOIR S, Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique 1947-1964. Paris,Gallimard, Folio, 1997, p. 256.