- Le lecteur de Men’s Health oscille entre l’étudiant et le jeune travailleur.

Le magazine Men’s Health s’adresse ainsi à un homme ( 65 %) contre 35 % de femmes, ce qui tout en faisant de ce titre un magazine lu par des hommes, laisse une part importante de lectrices qui, nous le verrons ne se retrouve pas dans les lettres 801 . Ainsi, les femmes lisent la presse masculine spécialisée mais lui écrivent peu. Ils ont entre 15 et 24 ans pour 43 % d’entre eux, avec une sur-représentation de la tranche 21-24 ans (22 %) et une sous-représentation après 35 ans et une absence de 65 ans et plus 802 . C’est ainsi et en accord avec leur âge que les lecteurs de Men’s Health sont, pour presque un tiers d’entre eux inactifs ( 30 % d’entre eux dont 28 % d’étudiants ou de lycéens) ; quant aux actifs, ils sont employés ( 24 %), exercent des professions intermédiaires ( 17%), ouvriers (12 %), le reste se répartissant entre les petits patrons et les cadres, mais en moindre importance, de même que les agriculteurs qui ne sont pas représentés. Selon les chiffres d’AEPM, les lecteurs de Men’s Health possèdent à 55 % un niveau d’instruction supérieur ( 35 % ont un Bac + 2), 24 % un niveau primaire 803 et 18 % un niveau secondaire. C’est un lectorat en majorité urbain, vivant dans des villes de + 100 000 résidents ( 36 %) ou à Paris ( 31 %) et peu à la campagne 804 . Quant aux revenus des lecteurs de Men’s Health, ils semblent se répartir parmi toutes les tranches de revenus mais au regard des professions des lecteurs et de la composition des foyers, il semblerait que nombre des lecteurs vivent encore au sein du foyer familial, les revenus donnés étant ceux du foyer et notamment ceux des parents, même si 17 % d’entre eux déclarent ne pas percevoir de revenus.

Le lectorat du magazine Men’s Health est donc un lectorat jeune, provincial, pas encore actif, issu de la classe moyenne qui, même si les enquêtes de AEPM laissent voir un équipement du foyer important, dispose de revenus inférieurs à l’image donnée par les contenus du magazine. En effet, si lors du premier entretien avec un membre de la rédaction pendant l’été 2000, la rédaction communiquait déjà sur l’appartenance aux catégories socioprofessionnelles supérieures de son lectorat, le groupe Rodale communique sur le même créneau fin 2001 qui pourtant, au regard des chiffres de l’enquête AEPM, ne semble pas fondée. Dans la présentation succincte du lectorat de Men’s Health France dans le dossier remis par le groupe Rodale à toutes les rédactions, il est fait mention d’un lecteur appartenant à la classe d’âge 15-34 ans, et urbain, ce qui se révèle exact ; en revanche, que 52 % du lectorat appartiennent à des CSP supérieures n’apparaît pas dans les chiffres d’enquêtes. Ne serait-ce pas une «ruse» utilisée afin d’attirer les annonceurs 805 qui, en l’année 2001, ont pendant une longue période boudé la nouvelle presse masculine, dont ils jugeaient l’image trop populaire ?

Quant aux lecteurs de M Magazine, le dernier rédacteur en chef ne semblait pas l’avoir encore cerné, ceci faute d’enquêtes précises sur lesquelles appuyer son contenu. En ayant une vision globale d’un lectorat oscillant entre 25 et 40 ans, l’équipe rédactionnelle ne pouvait construire des articles et dossiers ciblés. Quant aux 446 lettres de notre corpus M Magazine, nous y avons repéré une majorité écrasante d’hommes ( 419 contre 27 femmes) ; sur les 135 lettres contenant une indication d’âge, 45 % d’entre elles avaient été écrites par un homme entre 20 et 30 ans, les moins de 20 ans, comme ceux ayant entre 30 et 40 ans représentant chacun 18.5 % ; enfin les lettres venaient en majorité de province. De ces rares indications, il est impossible de dresser un portrait type du lecteur du magazine, même s’il semble qu’il ait été plus âgé que celui de son concurrent direct.

C’est donc un lecteur différent de la cible escomptée que les nouveaux magazines masculins spécialisés dans le pôle santé-forme semblent avoir touché. En prônant l’image d’un homme qui multiplie les activités de loisir, tout en allant au bureau, mangeant au restaurant… s’apparentant à l’image de la vie quotidienne d’un cadre, les magazines ont donc construit des articles et dossiers autour d’une organisation de la vie de tous les jours avec laquelle les véritables lecteurs ne sont pas en adéquation car étudiants, possédant des salaires peu importants ; les lecteurs ne vivent pas la vie qui leur est présentée. Outre les moyens matériels éloignant les lecteurs du contenu, il reste l’hypothèse du rapport entre les classes moyennes et populaires avec le soin du corps. En 1971, Luc Boltanski dans son texte les usages sociaux du corps 806 mettait en avant la dimension sociale des comportements corporels et la corrélation existant entre le niveau social et le rapport au corps, passant par ce qu’il nomme un habitus physique : pour lui, plus on s’accroît dans la hiérarchie sociale, plus on fait attention à son corps, ceci étant lié à la nécessité de représentation des classes supérieures qui, ayant abandonné la force physique ( contrairement aux classes populaires) au profit de la force intellectuelle, utilisent la beauté, la grâce… comme vitrine. Pierre Bourdieu accorde ainsi la pratique des sports d’entretien qui participent au «culte hygiéniste», tel que la gymnastique, aux classes dominantes :  «la culture physique et toutes les pratiques strictement hygiéniques telles que la marche ou le footing sont liées par d’autres affinités aux dispositions des fractions les plus riches en capital culturel des classes moyennes et de la classe dominante : ne prenant sens, le plus souvent, que par rapport à une connaissance toute théorique et abstraite des effets d’un exercice qui, dans la gymnastique, se réduit lui-même à une série de mouvements abstraits, décomposés et organisés par référence à une fin spécifique et savante (par exemple «les abdominaux»), tout à l’opposé des mouvements totaux et orientés vers des fins pratiques de l’existence quotidienne, elles supposent une foi rationnelle dans les profits différés et souvent impalpables qu’elles promettent ( comme la protection contre le vieillissement ou les accidents liés à l’âge, profit abstrait et négatif). Aussi comprend-on qu’elles trouvent les conditions de leur accomplissement dans les dispositions ascétiques des individus en ascension qui sont préparés à trouver leur satisfaction dans l’effort lui-même et à accepter comme argent comptant- c’est le sens même de toute leur existence- les satisfactions différées qui sont promises à leur sacrifice présent» 807 . Or, si comme le rappelle P. Bourdieu, ces sports d’entretien sont plus pratiqués par les classes moyennes supérieures et les classes dominantes, ce qui correspond en effet à la cible des magazines, il n’en reste pas moins que ces magazines ne sont pas lus par cette cible-là, même si les lecteurs étudiants qui sont nombreux sont voués à une ascendance sociale, ce qui expliquerait leur intérêt pour ces magazines. En effet, les lecteurs de la presse spécialisée appartiennent plus aux classes moyennes et aux classes populaires ( les classes supérieures sont peu représentées dans les études de lectorat) qui, tout en s’intéressant à des pratiques de soin de corps avec lesquelles elles, comme nous l’avons montré dans la partie consacrée au soin du corps, ont longtemps été éloignées, restent des pratiques qui se développent dans les jeunes générations et non chez les générations plus âgées, d’où le peu de lecteurs ayant plus de 40 ans et l’absence après 60 ans. C’est en fait un lectorat novice en matière de soin du corps, de rapport à la beauté masculine… qui ne possède pas un habitus physique profondément intégré, ce dernier étant récent, en cours de formation et ne possédant donc pas d’histoire familiale ( l’habitus est en effet enchéri, préservé, reproduit par les schèmes familiaux) que la presse masculine spécialisée compte dans ses lecteurs alors qu’elle cible un lecteur confirmé dans les soins du corps et ayant un niveau de vie supérieur à celui du lecteur réel. Nous verrons que cette inadéquation entre la cible et le lectorat, enchérie par une récurrence des sujets, est une des raisons de la difficulté rencontrée par les magazines masculins spécialisés sur le marché de la presse masculine française.

Notes
801.

Sur les 415 lettres qui forment le corpus du courrier des lecteurs de Men’s Health, seules 15 lettres ont été envoyées par des femmes.

802.

Parmi les 415 lettres qui forment le corpus du courrier des lecteurs de Men’s Health, seules 103 contiennent l’âge de l’épistolier dont 43 % viennent de lecteur dont l’âge est compris entre 20 et 30 ans et 25 % ont moins de 20 ans.

803.

Nous verrons que l’orthographe, le vocabulaire et la formulation des phrases employés dans les lettres rendent parfois ces dernières illisibles.

804.

Sur les 415 lettres qui forment le corpus du courrier des lecteurs de Men’s Health, seules 235 portent une indication sur la provenance géographique du courrier, dont 35 viennent de Paris et 200 de province. Si les lettres portent généralement l’adresse de l’épistolier, en revanche, les mails et fax ( mails qui sont nombreux dans le courrier de Men’s Health) ne contiennent aucune indication.

805.

Ce dossier comporte pour tous les pays où Men’s Health est présent des indications sur le revenu élevé du lecteur, sur son niveau universitaire, sur son niveau de vie élevé… C’est notamment pour cette insistance sur un mode de vie important du lecteur dans chaque pays que nous fondons l’hypothèse d’informations pouvant servir pour attirer des annonceurs plus prestigieux que ceux que les versions accueillaient jusqu’alors.

806.

BOLTANSKI L., «Les usages sociaux du corps», op. cit, pp. 205-233.

807.

BOURDIEU P., La Distinction, op. cit, p. 236.