b) Le poids de la nouveauté et celui des habitus…

Le choix d’effectuer une étude de réception ayant pour support matériel le courrier des lecteurs des magazines et non des entretiens avec les lecteurs eux-mêmes, nous a apporté de nombreuses indications sur le rapport entre les lecteurs et les magazines, mais nous a aussi privé de certaines indications qui nous auraient éclairés sur les circonstances de la découverte des magazines par les lecteurs. En effet, si certaines lettres contiennent des allusions à cette première rencontre, d’autres la passent sous silence ; questionner directement les lecteurs sur la première lecture aurait été source de confidences éclairantes mais les lettres contiennent, par leur caractère anonyme ( il n’y a pas d’influence de vis-à-vis) un degré d’authenticité et d’intimité qui implique le dévoilement de certaines informations auquel l’entretien en tête-à-tête peut être un obstacle.

Si certaines lettres ne contiennent aucune référence à la première lecture, nombreuses sont celles qui, dans les quatre corpus étudiés, commencent par une datation de la durée de la lecture. En effet, soit les lecteurs ont débuté leur lecture au commencement du titre : «je vous lis depuis le début», «je l’achète depuis le premier numéro», ceci étant rendu possible grâce à la courte existence des magazines qui datent, pour le plus ancien des nouveaux masculins, du printemps 1998. Soit, ils datent la première lecture, non pas sous la forme d’un numéro mais en référence à une couverture : si ceci n’est pas possible pour les magazines spécialisés dont les couvertures sont interchangeables, c’est au contraire fréquent dans les corpus du courrier FHM : «je vous lis depuis le numéro avec Virginie Ledoyen en couverture». Si le souvenir de la première lecture d’un magazine qui ne remonte qu’à une trentaine de numéro est possible, il est aussi possible de se souvenir des circonstances de cette découverte : ainsi certaines lettres recèlent d’indications : «j’ai découvert votre magazine en kiosque», «mon copain m’a fait découvrir votre magazine»… En effet, il apparaît des communautés de lecteurs de la presse masculine : la presse masculine possède des taux de circulation 811 élevés : il est de 6 pour FHM et Men’s Health, de 8 pour Max. Il existe donc des communautés de prêt qui regroupent plutôt des amis ( les quelques lettres y faisant référence parlent du rôle joué dans la découverte des magazines par les camarades de classe, de clubs sportifs, les amis…). Ces communautés de lecteurs, en plus de faire découvrir à ses membres les magazines, leur permettent de discuter des contenus. Lindlof en 1988 baptisa «communauté d’interprétation» ces organisations que M. Wolf décrit dans son texte l’analyse de la réception et la recherche sur les médias comme «des communautés permettant à leurs participants de partager momentanément leurs expériences, que celles-ci portent sur les technologies des médias, sur leurs contenus, sur les codes mis en œuvre, ou enfin sur les occasions sociales et les rituels de communication mis en jeu par la réception» 812 . Mais la formation de ces communautés de lecteurs se fait autour de la découverte d’une innovation : en effet, pour ces lecteurs âgés entre 15 et 30 ans, la nouvelle presse masculine, est doublement nouvelle car ils ne connaissent pas l’ancienne presse masculine, si ce n’est des titres comme Max qui est le seul titre de la presse masculine plus traditionnelle à être médiatiquement connu ( Le Magazine de l’Optimum souffre d’un déficit médiatique et ne s’adresse pas à ces lecteurs-là). C’est parce qu’elle est nouvelle, qu’elle s’adresse à un public masculin, qu’elle occupe un créneau sur le marché de la presse français qui était vierge de toute publication pour les hommes ( en dehors des magazines de sport et des quelques magazines de mode et de charme, aux ventes déclinantes), qu’elle fut lancée à grands renforts publicitaires et qu’elle s’adresse aux jeunes hommes et qu’elle surfe sur les débats liés à l’évolution des hommes, en leur proposant des contenus en partie inédits que l’innovation apportée par la nouvelle presse masculine a rencontré, au tout début de son émergence, un succès colossal.

En leur proposant des thèmes jusqu’alors non traités et en accord avec leurs aspirations, les lecteurs ont adopté les titres en fonction de ces mêmes aspirations : les jeunes hommes intéressés par l’entretien du corps et le sport se sont tournés vers la presse spécialisée, les jeunes attirés par les jolies actrices posant moins dénudées que dans la presse de charme, tout en proposant des poses érotisées et par le traitement décalé des événements se sont tournés vers FHM. Ce premier choix fut-il déterminé par un héritage familial ? Nous avons peu d’indication sur les habitudes de lecture de presse antérieure des lecteurs. Certains, dans leurs lettres envoyées à FHM, évoquent la presse adolescente telle que Star Club ou les magazines féminins pour adolescentes afin de comprendre le fonctionnement des filles, mais il semblerait que pour beaucoup d’entre eux, la nouvelle presse masculine soit la première presse à laquelle ils soient attachés, leur principal support d’information étant la télévision et notamment un intérêt particulier pour certaines chaînes câblées de séries pour adolescents 813 . Ils partagent donc leur lecture de FHM avec des émissions télévisées qui présentent des contenus assez proches dans l’humour et le ton décalé, dans les blagues. C’est donc ce décalage, cette forme de divertissement que recherchent ces jeunes lecteurs, en multipliant leur intérêt pour les différents supports porteurs de ce même humour. Par la jeunesse de la nouvelle presse masculine française, les lecteurs ne peuvent reproduire une lecture parentale de cette presse. En revanche, peut-être reproduisent-ils une habitude de lecture parentale de l’ancienne presse masculine qui se serait reportée sur la nouvelle presse masculine ? Seraient-ils des enfants de lecteurs de Playboy, de Vogue Homme ? Seule en enquête auprès des lecteurs et de leurs parents pourrait répondre à ces questions qui resteront ici à l’état d’hypothèses.

Nous ne connaissons pas les habitudes de lecture familiale des lecteurs ; en revanche, nous disposons, à travers les enquêtes AEPM, d’indications sur la classe sociale d’appartenance du chef de famille du lecteur. Les lecteurs de FHM sont plutôt issus des classes populaires : 1.6 % d’agriculteurs, 17.4 % d’employés et 23.7 % d’ouvriers alors que Men’s health recrute ses lecteurs dans des familles de classes moyennes et moyennes supérieures : 10.7 % de petits patrons, 19.4 % d’hommes d’affaires et cadres et seulement 15.9 % d’ouvriers. Nous avons vu que pour L. Boltanski et P. Bourdieu, l’intérêt pour le corps s’accroît avec l’ascension dans la hiérarchie sociale, ceci explique ainsi que les lecteurs de la presse masculine spécialisée soient issus des classes moyennes et que les classes populaires dont Richard Hoggart 814 a montré l’engouement pour les photos de charme, pour les divertissements comme les blagues, les sports collectifs… qui sont légion dans le contenu d’FHM 815 soient attirés par les titres généralistes à tendance charme. Il apparaît ainsi que les lecteurs de la presse masculine inscrivent donc leur choix de lecture dans les préférences culturelles de leur classe sociale d’appartenance.

Si nous ne pouvons ici ni infirmer ni confirmer la présence d’une lecture masculine dans la famille des lecteurs de la nouvelle presse masculine, en revanche, il apparaît que pour la plupart des lecteurs qui écrivent aux rédactions, l’attachement aux magazines fut rapide et devint de suite une lecture mensuelle, intégrée et reproduite instantanément : les lecteurs achètent ces magazines par goût, de manière automatique (ils le font même si certains dossiers ne les attirent pas). La lecture de la presse masculine n’est-elle pas alors, pour ses lecteurs, régie par un habitus qui s’est progressivement intégré et ajouté à leurs habitudes culturelles antérieures et héritées ?

Le concept bourdieusien d’habitus est défini de la manière suivante : «Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement «réglées» et «régulières» sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre» 816 . Ce système de dispositions durables est acquis par les individus au cours du processus de socialisation. Ces dispositions sont des attitudes, des inclinaisons à percevoir, sentir, faire et penser... qui s’acquièrent par le processus de socialisation par lequel les individus apprennent les modes d’agir et de penser de leur environnement. Ce processus est à la fois apprentissage, conditionnement et inculcation, mais aussi adaptation culturelle, intériorisation et incorporation. Il se fait selon deux formes : la socialisation primaire a lieu au sein du « groupe primaire», c’est-à-dire la famille, et la socialisation secondaire se fait au sein du «groupe secondaire» comme l’école... La socialisation primaire engendre les «habitus primaires» qui regroupent les dispositions les plus anciennement acquises et donc plus durables. Cet «habitus primaire» permet aux valeurs culturelles familiales de se transmettre de génération en génération 817 , est redoublé et relayé par l’habitus secondaire dont les communautés de lecteurs sont un des lieux de formation qui, nous l’avons vu, jouent un rôle dans la découverte de la presse masculine chez certains des lecteurs.

L’habitus est donc le concept par lequel s’explique la possession de valeurs culturelles et la pratique de certaines activités, sans que celles-ci soient explicables par les intéressés. C’est donc par le biais d’un habitus que les lecteurs de la presse masculine répètent chaque mois leur achat. Mais les individus ont-ils tous le même habitus ?

L’habitus est avant tout produit par la position sociale de l’individu et donc par son appartenance sociale à un milieu donné : «les représentations des agents varient selon leur position ( et les intérêts qui y sont associés) et selon leur habitus, comme système de schèmes de perception et d’appréciation, comme structures cognitives et évaluatives qu’ils acquièrent à travers l’expérience durable d’une position dans le monde social» 818 . Chaque classe sociale transmet à ses membres ses valeurs, engendrant ainsi un habitus de classe. Mais chaque individu module cet habitus de classe, avec ses propres expériences en un habitus individuel, qui n’est qu’une variante de l’habitus de classe. Pierre Bourdieu dans Le sens pratique   définit cette cohabitation d’habitus : «c’est une relation d’homologie, c’est-à-dire de diversité dans l’homogénéité reflétant la diversité dans l’homogénéité caractéristique de leurs conditions sociales de production, qui unit les habitus singuliers des différents membres d’une même classe : chaque système de disposition individuel est une variante structurale des autres, où s’exprime la singularité de la position à l’intérieur de la classe et de la trajectoire. Le style « personnel», c’est-à-dire cette marque particulière que portent tous les produits d’un même habitus, pratiques ou œuvres, n’est jamais qu’un écart par rapport au style propre à une époque ou à une classe.(...)» 819 Cette diversité d’habitus au sein d’un groupe, peut s’apparenter à la pluralité de publics au sein d’un public. Comme nous l’avons vu précédemment, les lecteurs de la presse masculine constituent divers publics en fonction des magazines lus, de l’âge et des goûts de lecture : la presse de mode comme Le Magazine de l’Optimum possède un lectorat aisé alors que la nouvelle presse masculine recrute ses lecteurs parmi les jeunes étudiants notamment. Ainsi chacun des publics possède un habitus individuel, dérivé de l’habitus de classe et qui façonne ses choix de lecture. L’homogénéité des habitus au sein d’un même groupe est au fondement des différences de styles de vie et de pratiques au sein de la société car «une des fonctions de la notion d’habitus est de rendre compte de l’unité de style qui unit les pratiques et les biens d’un agent singulier ou d’une classe d’agents(...). L’habitus est ce principe générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et relationnelles d’une position en style de vie unitaire, c’est-à-dire en ensemble unitaire de choix de personnes, de biens, de pratiques. Comme les positions dont ils sont le produit, les habitus sont différents ; mais ils sont aussi différenciants. Distincts, distingués, ils sont opérateurs de distinctions : ils mettent en œuvre des principes de différenciation différents ou utilisent différemment les principes de différenciation communs. Les habitus sont des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives(...) ; mais ce sont aussi des schèmes classificatoires, des principes de classement, des principes de vision et de division, des goûts différents. Ils font des différences entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, entre ce qui est bien et ce qui est mal, entre ce qui est distingué et ce qui est vulgaire, etc., mais ce ne sont pas les mêmes. Ainsi, par exemple, le même comportement ou le même bien peut paraître distingué à l’un ou m’as-tu vu à l’autre et vulgaire au troisième» 820 . Ainsi chaque classe possède ses pratiques culturelles, en fonction de la place qu’elle occupe dans l’espace social, et des rapports qu’elle entretient avec la culture. C’est ainsi que la nouvelle presse masculine peut se répartir entre une presse généraliste et une presse spécialisée, répondant ainsi à des goûts divers et opposés, façonnés par une appartenance à des classes différentes. P. Bourdieu montre que la culture est un système de significations hiérarchisées et devient un enjeu de luttes entre les groupes sociaux dont la finalité est de maintenir les écarts entre les classes sociales afin de se distinguer. Les goûts sont explicables, selon lui, en fonction du niveau d’instruction et de l’appartenance sociale : il dégage ainsi trois univers de goûts : le «goût légitime» qui est la préférence portée par les classes dominantes aux œuvres légitimes ; le «goût moyen» des classes moyennes pour les œuvres mineures des arts majeurs et le «goût populaire»qui réside dans le choix d’œuvres légères. Dans une typologie antithétique, il oppose aux goûts «purs» qui se caractérisent par un détachement analytique vis-à-vis de l’objet culturel et sert d’instrument de distinction, les «goûts barbares» qui valorisent l’implication et permettent une fusion dans un événement collectif : c’est par ce biais que FHM et les magazines spécialisés, en utilisant le lecteur comme fournisseur d’idées pour les articles, suscitent l’engouement et la fidélisation du public.

Les goûts étant autant de marqueurs d’appartenance à une classe sociale, ne pouvant être analysés qu’en opposition à des dégoûts, lesquels permettent une distinction, la presse masculine de mode utilise l’image de son lectorat aisé pour se différencier des contenus de la nouvelle presse masculine, au nom d’une qualité des articles en accord avec une image élitiste de la culture. Outre la différenciation par rapport à la nouvelle presse masculine véhiculée par la presse de mode, la nouvelle presse masculine laisse voir, comme nous l’avons vu, des points communs aux lecteurs de Men’s Health et FHM : ils sont jeunes, encore étudiants ou exerçant des métiers comme ouvriers et employés, vivent en ville et sont très équipés en moyens techniques ( DVD, Internet, Playstation…). C’est ainsi qu’à côté des différences de la formule générale des titres, cohabitent des rubriques identiques et liées à la culture propre à la jeunesse : les jeux vidéos entre autres. En leur distillant une culture adolescente et post-adolescente pour FHM et une culture pour jeune adulte en phase d’autonomisation pour la presse spécialisée, la nouvelle presse masculine participe à la formation de l’habitus par les conseils qu’elle leur donne chaque mois. C’est donc un lieu de formation secondaire de l’habitus des lecteurs qu’est la nouvelle presse masculine.

C’est ainsi que le lecteur, en écrivant aux magazines afin d’obtenir des réponses, en participant aux divers concours organisés, en témoignant de ses différentes expériences… et en faisant partie d’une communauté virtuelle de lecteurs 821 avec lesquels il peut échanger son vécu, non pas directement, mais par le biais du magazine, se forge une identité enchérie par les apports des magazines qui se veulent être des apports pratiques pour la presse spécialisée et des apports ludiques et divertissants pour la presse généraliste d’humour à tendance charme.

Notes
811.

Le taux de circulation est le nombre moyen de lecteurs d’un magazine par exemplaire diffusé. C’est le rapport entre l’audience et la diffusion.

812.

WOLF M., « L’analyse de la réception et la recherche sur les médias», Hermès, n° 11-12, 1992, p. 275.

813.

La chaîne câblée Fun TV, de même que sa sœur radiophonique Fun Radio, ont été citées dans plusieurs lettres comme étant des lieux où les jeunes hommes peuvent poser leurs questions à des animateurs. Le Morning Live sur M6 est aussi régulièrement cité comme une des émissions regardées par les épistoliers.

814.

HOGGART R., La culture du pauvre, op. cit.

815.

On retrouve la même composition sociale du lectorat chez les magazines de charme comme Newlook, ou à tendance charme comme Max. Les lecteurs sont soit inactifs car étudiants ( Max : 25 % d’étudiants, Newlook : 22.7 %), soit ouvriers ( 24.9% pour Max, 30.5 % pour Newlook), employés ( 19.5 % contre 18.2%). Quant au chef du foyer du lecteur, on retrouve dans le même ordre une réprésentation ouvrière ( 35.4% pour Newlook, 27.1 % pour Max), employère (18.8 % pour le premier et 22.5 % pour le second).

816.

BOURDIEU P.,  Le sens pratique. Paris, Editions de Minuit, 1980, pp. 88-89.

817.

C’est pourquoi la question de la lecture par un membre de la famille et notamment par le père de la presse masculine reste posée.

818.

BOURDIEU P.,  Choses dites. Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 156.

819.

BOURDIEU P.,  Le sens pratique, op. cit., pp. 100-102. Pour Bourdieu, «le principe des différences entre les habitus individuels réside dans la singularité des trajectoires sociales, auxquelles correspondent des séries de déterminations chronologiquement ordonnées et irréductibles les unes aux autres : l’habitus qui, à chaque moment, structure en fonction des structures produites par les expériences antérieures les expériences nouvelles qui affectent ces structures dans les limites définies par leur pouvoir de sélection, réalise une intégration unique, dominée par les premières expériences, des expériences statistiquement communes aux membres d’une même classe».

820.

BOURDIEU P., Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action. Paris, Le Seuil, 1994, p. 23.

821.

Le magazine Men’s Health a instauré dans son numéro 17 de mars 2001 le «Club Men’s health» dont le but est de devenir membre d’un panel de lecteurs et ainsi pouvoir donner son avis sur le magazine, participer à l’élaboration des prochains numéros…